La seconde vie de l’hôtel Frison, chef-d’oeuvre de Victor Horta
Une princesse indienne redonne vie à l’hôtel Frison, chef-d’oeuvre Art nouveau planté au bas du Sablon, à Bruxelles. Histoire d’une relation fusionnelle.
Nupur Tron est une Rajput. C’est ainsi qu’en Inde on appelle les habitants du Rajasthan. Le mot signifie » fils de prince « . Version fille, il va comme un gant à cette jeune femme de très bonne famille, qui a étudié dans les meilleurs collèges à l’anglaise. Les commerçants du Sablon commencent à s’accoutumer à sa silhouette menue et chapeautée, élégance d’un autre siècle, à laquelle fait écho celle de sa fille Aria, 3 ans. Avec la nounou de la petite, elles règnent sur le 37, rue Lebeau, la maison conçue par Victor Horta pour Maurice Frison. L’avocat bruxellois n’avait pas les moyens de Solvay, qui se faisait construire un magnifique hôtel avenue Louise, mais en 1894, il entendait néanmoins montrer son statut et commander de beaux lustres à Gustave Serrurier-Bovy, des chaises longues chez Thonet, de larges fauteuils chez Lucien Lévy-Dhurmer…
Un millier de mètres carrés, un jardin d’hiver à la verrière féerique, des volumes de folie… Il faut sans doute avoir vécu dans une forteresse, comme celle où Nupur a grandi à Dehradun, sur les contreforts de l’Himalaya, pour se sentir à l’aise dans une telle maison. » Même ma fille à tout de suite compris qu’il n’était pas question d’écrire sur les murs. Nous vivons dans un musée, et nous sommes un peu à Jodhpur ! » Car pour la nouvelle propriétaire des lieux, Horta, c’est l’Inde ! Et l’Art nouveau, le fruit de l’influence de l’Asie sur les artistes de la fin du xixe. » Les lignes sinueuses des peintures murales ou des ferronneries me rappellent les motifs paisley, le cachemire. Les fleurs, les couleurs me renvoient à ce que je connais. »
Directrice du musée Horta, Françoise Aubry nuance : » Horta connaissait les tissus indiens parce que ses fournisseurs vendaient Liberty, une marque anglaise qui en avait à son catalogue et il a sans doute lu un article de la revue Le Studio qui, dès 1893, en montrait les motifs. Mais ce qui l’inspire avant tout, comme les impressionnistes, les Nabis et tous les artistes de son temps, c’est le Japon. Son goût pour la nature, les fleurs et les plantes correspond à celui des artistes indiens mais, ce qui lui parle surtout, c’est l’élan vital de la nature sous les plantes. »
Un deuxième bébé
N’empêche : » En Inde, raconte Nupur, on dit que rien ne vient par hasard. C’est la maison qui m’a choisie. La vente s’est conclue en trois semaines. Pour moi, c’est un deuxième bébé. Il faut la respecter, la soigner, car elle a été abîmée… » Une nécessité que Geoffroy Coomans de Brachène, échevin bruxellois de l’urbanisme et du patrimoine, résume : » Il faut traiter cette maison, qui a une identité propre, très forte et a été construite dans un tissu urbain très serré, comme un patrimoine exceptionnel. C’est une chance pour elle d’avoir trouvé une telle propriétaire ! » » J’admire l’énergie de Madame Tron, confirme la directrice du musée Horta. Elle a rendu la maison joyeuse, elle revit. On dirait qu’elle s’est réveillée, après avoir été scindée en appartements et avoir abrité un magasin d’antiquités africaines. »
C’est que Nupur Tron a lancé un vaste et double projet. Primo, remettre le bâtiment dans son état d’origine : redécouvrir sous un badigeon blanc des peintures où s’alignent des lotus et reconstituer la façade d’origine, percée depuis par une vitrine. Travail compliqué : elle est insérée dans la courbe de la rue et comme parcourue d’ondulations. » Ça va coûter un bras et exiger des négociations infinies avec les instances, admet l’échevin bruxellois, mais c’est un projet fantastique. »
Unique bâtiment Art nouveau du Sablon, l’hôtel Frison, classé, ne fait pas partie du club des quatre maisons Horta (trois à Bruxelles-Ville, une à Saint-Gilles) répertoriées au Patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui le prive de subsides importants. C’est donc la Région qui accorde les soutiens, mais en remboursement d’investissements déjà effectués. D’où l’autre volet du projet : transformer l’espace en musée vivant et en lieu d’expositions. Comme l’automne dernier, avec une série de photos en noir et blanc de maharanis, les épouses des maharadjahs, dont certaines signées Cartier-Bresson. Prévues entre autres cette année : une thématique Bollywood, avec la Cinematek, et l’ouverture au public de la maison lors des Journées du patrimoine.
Un écrin pour le luxe
Mais pour financer l’entretien et la rénovation du bâtiment, Nupur Tron compte davantage sur son propre réseau dans le secteur du luxe. Après avoir décroché son bac à 15 ans, elle a étudié au Fashion Institute of Technology de New York, puis l’histoire de l’art à l’université. Une formation terminée à Paris, où elle reste treize ans. La jeune Indienne, qui échappe au passage au mari choisi par les parents, devient créatrice de bijoux de haute joaillerie, une passion familiale. Elle travaille avec le Comité Vendôme et le Comité Colbert, des associations qui regroupent les plus grandes maisons de luxe françaises. De consultance (LVMH) en collaboration (Pierre Frey ou Bernardeau), elle devient ambassadrice de l’art et de la culture indiens en Europe, aide Pomerol, Bordeaux et Champagne à s’implanter sur le sous-continent, travaille avec de grands chefs.
Invitée par Christine Lagarde, elle accompagne deux délégations présidentielles (Sarkozy et Hollande) françaises en Inde. Chaque fois, elle est la seule citoyenne indienne de l’aventure. Il y est question de créer des ponts économiques aussi, Veolia, Alsthom ou Thalys étant du voyage. En novembre dernier, c’est à la mission économique royale belge qu’elle participe. L’occasion pour les CEO de BNP Paribas Fortis ou Bekaert de découvrir de nouveaux marchés. » L’histoire n’est pas neuve : Wolfers ou Val Saint-Lambert ont beaucoup travaillé avec l’Inde au siècle dernier « , pointe Nupur Tron qui, depuis 2016, vit à Bruxelles. Et y importe ses précieux contacts.
L’hôtel deviendra donc l’écrin d’événements exclusifs. On parle d’une soirée pour le joailler Van Cleef, d’un projet gastronomique avec Richard Geoffroy, l’oenologue du champagne Dom Pérignon… » Ma passion, c’est le savoir-faire. Cette maison a été construite à la fin du xixe et tout fonctionne ! Nous avons nettoyé une à une toutes les poignées de la maison. Chacun de ses détails renvoie à ce savoir-faire. Avoir détruit ces bâtiments, comme la Maison du peuple, tout près d’ici, parce que l’Art nouveau n’était plus à la mode, c’est criminel. » Débarquée au Sablon, la jeune Indienne est donc bien partie en croisade. Contre les effets de la bruxellisation et pour une ville plus belle.
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