Quentin Michel
« La politique n’est pas un ascenseur social »
Dans une carte blanche publiée récemment, j’avais insisté sur le fait que la politique ne pouvait être une profession dans la mesure où elle doit être le miroir de ses citoyens. Suite aux nombreuses réactions que mon opinion a suscitées, j’aimerais apporter quelques précisions et compléments sur ma perception.
L’exercice d’un mandat politique doit être perçu comme un service à la collectivité et non comme un outil de promotion personnel. Celui qui l’exerce accepte, le temps d’une législature, d’abandonner sa profession pour représenter et défendre les intérêts de ceux qui l’ont élu. A ce titre, il n’est pas nécessaire qu’il y ait identification entre le mandataire et ses électeurs, l’objectif n’est pas de muter les assemblées en représentation des corporations de métiers mais plutôt de préserver un lien entre le mandataire et les réalités du quotidien auxquelles sont confrontés les citoyens.
Or aujourd’hui, la carrière traditionnelle de l’homme politique s’initie souvent à la sortie de ses études par un premier poste non électif dans un cabinet politique, un groupe parlementaire ou encore au sein de l’appareil d’un parti. Le basculement potentiel vers la possibilité d’obtenir un mandat électif, à l’exception dans certains cas pour les élections locales, résulte fort fréquemment d’une faveur ou d’un héritage.
On assiste ainsi à une forme de résurgence de l’ancien régime où un ordre – la noblesse – détient le monopole du pouvoir politique qu’il transmet par hérédité au sein du même ordre, auquel parfois, par faveur du Roi, de grands soldats ou de fidèles serviteurs, issus d’un autre ordre – le tiers-état – peuvent accéder. Le schéma de la Belgique du XXIème siècle présente en effet de troublantes similitudes avec ce système : la « caste politique » en place (politiques devenus professionnels) détient un monopole de fait du pouvoir, dont on s’aperçoit qu’il se transmet quelquefois par hérédité (Michel, Ducarme, Lutgen, Wathelet, Onkelinx, Mathot, Daerden, De Croo, Van den Bossche, …). Et par faveur du Parti, les bons soldats qui s’alignent – ceux qui ont suivi le parcours évoqué ci-dessus et qui à cette occasion ont « bien servi leurs maîtres » – peuvent accéder à la caste, parce qu’on leur réserve les places éligibles sur les listes.
La politique n’est pas non plus un ascenseur social : elle doit exprimer la diversité de la société
On a juste recouvert le système d’un voile pudique en ouvrant parfois les listes électorales au « grand public » . Mais il y a une certaine hypocrisie dans la démarche : les citoyens ordinaires n’ont guère de chance d’être un jour élus si le Parti ne leur donne pas une place utile sur la liste (c’est-à-dire une place avec une bonne visibilité et surtout la possibilité de bénéficier de l’effet dévolutif de la case de tête). Seules quelques individualités, bénéficiant d’une notoriété médiatique volontaire ou involontaire (footballeur, présentatrice-vedette de télé,…), peuvent parfois être directement inscrites en ordre utile. L’accès au mandat par le seul effort ou mérite personnel, c’est-à-dire sans l’intervention du Parti, demeure exceptionnel.
Le même raisonnement peut être tenu pour l’accès aux mandats exécutifs, à la nuance près que les citoyens n’ont cette fois plus grand chose dire sauf, dans une certaine mesure, pour le choix de leur bourgmestre.
Ce parcours « au sein de la caste » s’accompagne potentiellement, pour ceux qui réussissent à additionner les mandats d’une croissance régulière de revenus permettant parfois d’atteindre un niveau très élevé de rémunération, très éloigné par exemple de celui affiché par la Constitution pour les membres du Parlement fédéral, soit une indemnité annuelle de 12.000 francs belges (de 1920, soit plus ou moins 15 000 euros actualisés) pour les députés et aucun traitement pour les sénateurs élus directement.
Ces montants, bien souvent sans commune mesure avec ce que permettaient d’espérer la profession ou le diplôme de celui qui exerce les mandats, tronquent la perception du mandataire et font de la politique un ascenseur social.
Il ne faut pas prendre ces constats comme la conséquence du seul fait d’individualités intéressées : ce serait là verser dans une réflexion simpliste et stérile. Au-delà des comportements individuels, c’est une dérive du système politique qu’il faut dénoncer. Tout système ou régime politique présente une tendance lente à la dérive s’il n’est pas animé par une vigilance de ses composantes en vue de préserver ses règles fondamentales et de lutter contre leur perversion. La montée en puissance des partis populistes en Europe, qui revendiquent ouvertement la fin d’un système et des valeurs qui l’animent et dont la première victime est l’Union européenne, en constitue la manifestation la plus évidente.
En Belgique, à lire les derniers baromètres électoraux, on a l’impression d’assister, après la vague d’indignations de 2017, à une certaine stabilisation du paysage politique, que certains considèrent déjà comme un « retour à la normale ».
Or en Belgique, à lire les derniers baromètres électoraux, on a l’impression d’assister, après la vague d’indignations de 2017, à une certaine stabilisation du paysage politique, que certains considèrent déjà comme un « retour à la normale ». Je ne saurais être aussi affirmatif : cela semble s’apparenter plus à une forme de lassitude ou de désengagement du citoyen vis-à-vis du politique.
La conviction de ce dernier, fondée ou non, qu’il ne peut induire de changement est nourrie et renforcée par l’idée que le corps politique est globalement perverti et attaché à la seule préservation de ses intérêts. Il suffit de lire les commentaires acides et peu nuancés qui abondent dans les médias ou les réseaux sociaux pour s’en convaincre.
Par ailleurs, la spécificité du système électoral belge (scrutin proportionnel strict) renforce ce sentiment. Il ne permet pas à l’électeur de sanctionner réellement ou efficacement des forces politiques : il l’autorise essentiellement à sanctionner des individus (en ne les réélisant pas). La composition des gouvernements relève du choix des partis politiques : leur liberté d’action à ce sujet est presque totale, l’électeur n’intervenant qu’à la marge pour fixer le poids électoral, donc les forces respectives de chaque parti. L’expérience montre que seuls les plus petits partis, ceux qui n’ont pas une clientèle stable, peuvent être pleinement « victimes » d’une sanction électorale. Le système ne permet donc pas une véritable régularisation par les citoyens : il repose sur une autorégulation par les partis politiques eux-mêmes. L’épisode de 2017 en constitue une belle illustration : le PS est mis à mal suite aux affaires, la sanction vient de son partenaire CDH qui s’allie avec le MR dans l’opposition pour éjecter le PS. L’électeur, le citoyen, n’est pas intervenu…
On ne peut évidemment pas s’en tenir à ces explications : dès lors que le constat d’une dérive, qu’elle soit due à des individualités, à des mécaniques cycliques ou institutionnelles, est posé, il faut réagir, apporter des corrections, prendre en main l’évolution si l’on veut éviter la révolution, c’est-à-dire l’implosion à moyen terme du système. Ceci passe notamment par la limitation temporelle des mandats pour imposer un retour à la « vie civile » et casser ainsi l’effet de caste, par la limitation de la rémunération directe et indirecte (mandats dérivés et cumulés), laquelle ne doit que garantir le maintien des revenus pendant la durée du mandat et non constituer une source d’enrichissement. Cela passe aussi par une réforme du système électoral avec la suppression de la case de tête pour limiter la mainmise des partis sur le choix des mandataires et rendre du pouvoir aux électeurs.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces propositions ne constituent que des premières mesures d’urgence, qui ne seront pas suffisantes pour sauver un système qui part à la dérive. Si elles sont adoptées, elles donneront, sans doute, aux citoyens le signal que leurs mandataires ont compris la situation et souhaitent la corriger.
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