Pascal De Sutter
La pensée des moutons de Panurge
La pensée de groupe a ses vertus. La combattre est plus vivifiant. Défi lancé.
Le principe de la pensée moutonnière est magnifiquement illustré par la vengeance que fit subir Panurge, le héros de Rabelais, au propriétaire d’un troupeau de moutons. Il lui acheta le bélier – chef du troupeau – et le lança à l’eau. « Tous les autres moutons criants et bêlants en pareille intonation commencèrent à sauter en mer après à la file. […] Comme vous savez du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille » ( 1). Le propriétaire du troupeau se noya également en tentant d’attraper les bêtes qui se jetaient à la mer.
Il est fort déplaisant de songer que nous nous comportons très souvent comme des moutons. Il est bien plus valorisant de croire que nos actions et nos pensées sont guidées par des décisions individuelles. Or les études de plusieurs psychologues-chercheurs (2 ) ont démontré qu’en société l’être humain est d’un conformisme stupéfiant. Chaque sujet tente d’ajuster son opinion à ce qu’il pense être le consensus du groupe. Même si, au départ, il avait une opinion différente. Chacun aligne sa pensée à celle du groupe sans trop se soucier de savoir ce qui est vrai ou faux. Le cerveau de l’être humain semble programmé génétiquement pour favoriser ce que les psychologues nomment « la pensée de groupe ». Ce que l’on retrouve aussi sous les vocables de « pensée unique », de « prêt à penser » ou de « politiquement correct ».
Ce phénomène est parfaitement illustré en temps de guerre où des milliers de soldats développent les mêmes préjugés envers l’ennemi. Les « bien-pensants » songeront immédiatement que la pensée moutonnière est le propre des militaires. Il est « politiquement correct » de penser que l’armée est un milieu conformiste, borné et imperméable aux idées créatrices. Or tel n’est pas le cas. Je me souviens d’une conversation que j’avais eue avec le psychologue américain Paul Ekman (3 ). Nous étions tous deux d’accord pour dire qu’à l’armée il est possible de mener des expériences en psychologie novatrices et non conformistes. Pratiques impensables dans d’autres institutions réputées pourtant ouvertes au libre examen ou à l’esprit critique.
Le « prêt à penser » entraîne également des associations d’idées toutes faites. Ainsi, quelqu’un qui défendrait l’armée ne pourrait être fondamentalement que conservateur et forcément politiquement de droite. Il se fait que j’ai contribué à des recherches scientifiques dont les résultats étaient favorables à une plus grande libération sexuelle des femmes et aux nouveaux droits en faveur des homosexuels. Alors le même réflexe de « prêt à penser » me cataloguera facilement comme un gauchiste libertaire.
Je n’ai jamais accepté d’enfermer mes opinions dans une catégorie préétablie. Mais comme Jules Renard, je pense qu’ « il faut changer d’avis comme de chemise : c’est une question de propreté ». Aussi, dans ces colonnes, je me permettrai de partager des opinions variées et parfois opposées. Mais surtout, j’invite à la liberté de réflexion : personne n’est obligé de penser comme moi…
(1) François Rabelais, Pantagruel (1532).
(2) Irving Janis (1918-1990), professeur de psychologie à l’université Yale, étudia le concept de la « pensée de groupe ».
(3) Paul Ekman est un psychologue qui a fait de nombreuses découvertes sur les expressions faciales en lien avec les émotions. En 2001 l’American Psychological Association l’a nommé comme l’un des psychologues les plus influent du XXe siècle.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici