La manifestation pour le pouvoir d’achat, cette aubaine pour les syndicats (analyse)
Les 70 000 personnes rassemblées lundi 20 juin à Bruxelles pour réclamer la révision de la loi de 1996 et des mesures pour le pouvoir d’achat sont un succès inespéré pour les syndicats. L’inflation et les tensions sociales remettent leurs revendications au goût du jour.
Ils ont eu peur jusqu’au bout.
« A 10h30, lundi, je me suis dit qu’on serait loin du compte », frissonne encore un syndicaliste.
Les organisations syndicales n’allaient déjà pas trop bien avant la pandémie : la plus grande d’entre elles, la CSC, avait même procédé à un licenciement collectif, et ses concurrentes n’en sont pas loin aujourd’hui. Le coronavirus, qui a séparé physiquement, par la généralisation du télétravail, beaucoup de salariés, a encore grippé actions et recrutements. Plus tard, les discussions difficiles autour de l’Accord interprofessionnel 2021-2022, les surenchères politiques, la focalisation sur un objectif jadis fort abstrait –la révision de la loi de 1996, modifiée en 2017- avaient émincé la musculature de ces puissants corps intermédiaires, si bien qu’on les croyait presque condamnés à une lente agonie.
Et puis, lundi 20 juin au matin, juste un peu après 10h30, les trains, qui étaient aussi bondés que, du coup, bloqués, ont commencé à se vider, gare du Nord.
Et de l’esplanade au podium placé en début de parcours, au coin des boulevards Roi Albert 2 et du Botanique, jusqu’à Pacheco un peu plus haut, il y eut subitement autant de milliers de chasubles vertes, rouges et bleues qu’espéré, en rang serrés comme rarement. Quelqu’un, au cours des réunions préparatoires des services de communication, avait eu l’idée, copernicienne, de placer là le podium, plutôt qu’en bout de course, gare du Midi.
Et donc de faire parler les chefs au début, quand tout le monde est encore là, plutôt qu’à la fin, quand chacun commence à s’en aller.
C’est ainsi que les six chefs verts, rouges et bleus, comprirent qu’ils n’auraient pas dû avoir peur si longtemps. Vers 11h10, quand ils prirent tous la parole en retard, chacun leur tour en alternance, du vert flamand au bleu francophone, ils avaient sous les yeux deux boulevards couverts de chasubles vertes, rouges et bleues, dans l’oreille le bruit des sifflets, des vuvuzelas, et des pétards au propre qui se jetaient des rangs, et dans les narines, peut-être, un peu de l’odeur des pétards au figuré que certains se passaient dans les rangs.
Depuis les 120 000, puis 100 000 manifestants réunis, en 2014 et 2015, on n’avait plus vu ça
« Nous sommes 80 000 », triompha le patron de la CSC, Marc Leemans, et il y eut dans la foule un grand « ouaaais » comme on n’en avait plus entendu depuis longtemps, parce que c’était une mobilisation d’une ampleur presque oubliée. Depuis les 120 000, puis 100 000 manifestants réunis, en 2014 et 2015, on n’avait plus vu ça. Les premières initiatives pour faire revoir la loi de 1996, lancées l’an passé après la fort difficile acceptation de l’accord interprofessionnel 2021 par les bases syndicales, avaient déçu. On revoit un petit patron en k-way rouge, en décembre dernier, regarder les quelques centaines de militants dispersés, boulevard du Botanique d’un air piteux. « Quelle mascarade. Et dire qu’on va devoir faire croire que c’est ce qu’on avait prévu… », disait-il. Six mois plus tard, on l’a revu, pas loin de là. Il respirait.
Et il était bien soulagé d’entendre la police confirmer à sa manière l’estimation du grand chef vert, figeant l’assistance à 70 000 personnes. Police et syndicats étaient d’accord. Le matin, à la radio, le Premier ministre libéral Alexander De Croo avait même dit comprendre les difficultés des manifestants. Et de ces temps-ci il ne cesse de se féliciter de l’existence de l’indexation automatique des salaires. Libéraux et syndicats se comprennent. Et aujourd’hui même les organisations patronales ne mettent plus en cause cette indexation qu’en s’en excusant presque. Patrons et travailleurs se toisent. Mais là les premiers font moins les durs, désormais, que les seconds.
Et dans la foule il y avait bien sûr, un grand parti rouge d’opposition qui critiquait le gouvernement parce qu’il ne révisait pas la loi de 1996. Et un grand parti rouge de gouvernement qui critiquait le gouvernement parce qu’il ne voulait pas réviser la loi de 1996. Et un plus petit parti vert de gouvernement qui critiquait le gouvernement parce qu’il ne voulait pas réviser la loi de 1996. La gauche écoute les syndicats.
70 000 pour un article
On n’avait même plus vu autant de monde dans la rue pour réclamer spécifiquement la révision d’une seule loi depuis, en fait, des décennies. La loi unique, celle de l’hiver soixante, portait assez mal son nom, parce qu’elle comprenait toute une série de dispositions. Et les grands mouvements de contestation du Plan global, en 1993, et du Pacte de solidarité entre les générations concernaient de grands trains de mesures.
Ici les syndicats qui ont réussi à amener 70 000 personnes à Bruxelles les ont déplacées presque pour une seule loi, voire pour un seul mot dans une loi. Ils veulent que, dans la Loi du 26 juillet 1996 relative à la prévention de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité, l’expression « marge maximale disponible », introduite par le ministre CD&V Kris Peeters sous Charles Michel, soit effacée. Ils exigent que cette norme salariale impérative, qui plafonne les rémunérations dans tous les secteurs, ne soit plus qu’indicative.
Les partis de gauche ne l’ont pas obtenu lors des négociations qui ont mené à l’installation de la Vivaldi. Et les syndicats, jusqu’à ces dernières semaines, revendiquaient dans le vide ou presque. D’où l’échec des précédentes mobilisations.
Mais il y a peut-être une ouverture, là. Un momentum, comme on dit parfois. Quelque chose a changé.
Les socialistes et les écologistes, qui avaient discrètement abandonné cette revendication syndicale en négociant l’accord de gouvernement, ont dû s’engager à se remettre à la défendre.
Une pétition lancée par les syndicats arrivera le 29 juin au Parlement fédéral, et la Chambre sera donc saisie de la question.
Ca ne veut pas dire que les partis du gouvernement ont changé d’avis, mais que l’air du temps en contraint certains à la défensive
Au gouvernement fédéral, le CD&V, attaché à la réforme de 2017 parce qu’elle portait le nom d’un de ses ministres, et les libéraux se montrent moins absolument catégoriques dans leur refus. Socialistes et écologistes espèrent par exemple pouvoir intégrer ce qu’on appelle les subsides salariaux –en gros, les aides aux entreprises- dans le calcul de la norme, ce qui la remonterait mécaniquement : elle est pour 2021-2022 de 0,4%, elle serait, avec les subsides salariaux, de 1,8%.
Ca ne veut pas dire que les partis du gouvernement ont changé d’avis, mais que l’air du temps en contraint certains à la défensive.
D’ailleurs, les dispositions visant à limiter les effets de l’explosion des coûts de l’énergie (TVA à 6% et tarif social élargi) ont été prolongées au moins jusqu’à la fin de l’année, sans que ça ne suscite de vraie résistance depuis la droite de la Vivaldi.
Une conséquence de la guerre en Ukraine
Et ce n’est pas directement dû à l’insistance des syndicats, ni à la pression du PTB, ni à la maladresse des fédérations patronales, ni à la subtilité des socialistes, ni à la fiabilité des écologistes. C’est qu’il est un peu en train de se passer avec le pouvoir d’achat ce qui s’est produit avec le nucléaire : l’invasion russe de l’Ukraine pourrait faire bouger la norme salariale comme elle a mené à la prolongation des centrales nucléaires.
Pas parce qu’il y a nécessairement un lien: les deux réacteurs nucléaires prolongés après 2025 ne réduiront pas de beaucoup la dépendance européenne actuelle au gaz russe, et la possibilité pour certains secteurs de négocier des hausses de salaire plus importantes dans les prochaines années ne compensera pas du tout l’énorme inflation induite par la guerre en Ukraine.
Mais, comme l’était celle du MR sur le nucléaire, la revendication syndicale sur les salaires était déjà là au moment de l’agression russe. Tout le monde l’avait alors dans un coin de la tête, ce qui l’a rendue évidente lorsque la guerre a éclaté.
Et même si d’autres mesures sont demandées (l’intervention dans les frais de déplacement vers le travail, la baisse des prix des carburants, etc.), et seront peut-être obtenues, c’est cette revendication qui aujourd’hui résume toutes les autres sur le pouvoir d’achat, comme la prolongation du nucléaire réduisait tous les débats sur l’énergie.
Il faudra voir si la droite de la Vivaldi osera revirer sur le pouvoir d’achat comme les écologistes sur le nucléaire.
Et il faudra aussi voir comment les syndicats géreront cet inhabituel sentiment qu’est, pour eux, la grisante impression d’être portés par l’air du temps.
Ils étaient déjà embarrassés avant, quand ils voyaient que leurs appels, plus ou moins sincères, à la mobilisation pour le pouvoir d’achat et la révision de la Loi de 1996, n’avaient que peu de succès.
La faute à De Croo? La faute à Michel?
Mais ils sont presque aussi embarrassés maintenant que leur appel a été si bien suivi le lundi 20 juin. Entre verts, rouges et bleus, on se montre uni mais on est concurrent. Les rouges, déjà, disent craindre que les verts et les bleus ne voient le 20 juin comme le terme d’une séquence et non comme un début. Et les verts et les bleus, déjà, disent redouter que les rouges ne choisissent de faire du boucan dehors pour ne servir à rien dedans. A l’intérieur même des organisations nationales, les désaccords, tactiques et matériels, n’ont pas été effacés par la réussite de la manifestation de lundi, entre flamands et wallons, ou entre défensifs et offensifs.
Et les discussions politiques ne sont jamais loin non plus.
Ainsi, à la FGTB, on en est toujours à se disputer pour savoir si on attribue la responsabilité des problèmes au gouvernement Charles Michel, avec son saut d’index, ses hausses d’accises, et sa révision de la loi de 1996, comme le voudrait plutôt le PS, ou au gouvernement De Croo, qui ne s’en prend pas à l’index et baisse les accises, mais qui ne re-revoit pas la loi de 1996, comme préférerait le PTB.
C’est ce qui fait qu’aucun des trois syndicats n’a encore vraiment décidé de ce qu’il ferait d’ici aux vacances, et encore moins à partir de la rentrée, alors que le contexte, aujourd’hui, ne leur avait plus été aussi favorable depuis des années. Ils attendent. Il ne faut jamais perdre une occasion de laisser passer sa chance.
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