La langue française à l’épreuve du net
Les technologies de l’information affectent la langue française, mais non fatalement pour le pire. En vingt-cinq ans, Internet a fait le même bond que la galaxie Gutenberg en cinq siècles. Une belle aubaine pour une langue qui se réinvente.
On n’arrêtera plus jamais le progrès. On sait maintenant, grâce aux chroniqueurs sportifs, que les grands clubs de football espagnols sont dotés d’un ADN. On sait aussi que le Paris Saint- Germain a des problèmes de logiciel. Enfin, le Standard de Liège a un disque mou à la place du disque dur. On ne peut plus dire, après cela, que les nouvelles technologies de l’information n’affectent pas le langage. Ou, du moins, ne l’impactent pas.
Il s’imposait donc assez naturellement que La Langue française en fête 2017, après avoir élu les communes bruxelloises de Woluwe (Saint-Pierre et Saint-Lambert) comme » Villes des mots » pour cette année, choisît comme thème : le français et la Toile. Cette semaine, qui se tiendra en Belgique du samedi 18 au dimanche 26 mars, gravitera autour de la Journée internationale de la francophonie le 20 mars.
Cette tradition printanière de défense et d’illustration de la langue, ancrée chez nous depuis une vingtaine d’années, s’est toujours articulée autour d’animations diverses et parfois hautes en couleur qui présentaient l’agrément d’être ludiques avant toute chose. Il fallait jouer sur les mots et, avec eux, chanter et danser.
Au temps du « globish »
Mais on vit, au fil du temps, qu’en marge de ces activités joviales commençait à se dégager, de plus en plus nettement, le besoin d’une véritable politique de la langue. Car s’il est clair, depuis le début des années 1990, avec le développement du réseau Internet, l’émergence du courriel et la mondialisation des échanges, que le français se diluait peu à peu dans un mélange d’anglais, d’électronique et de langage globish plus généralement, il fallait aussi pouvoir un jour y poser des limites.
Ainsi d’ailleurs, face à l’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC), naquit à l’université de Louvain (UCL) le Centre de recherche en traitement automatique du langage (Cental), aujourd’hui dirigé par le professeur Cédrick Fairon, romaniste et linguiste de formation spécialisé dans les nouveaux langages. C’est-à-dire cette langue diffusée par les nouveaux médias électroniques (e-mail, messagerie instantanée, forums ou sms) qui devaient forcément induire de nouvelles pratiques de communication et, partant, de nouvelles formes d’écriture. Jusqu’à la transcription de la voix en texte, qui engendre une langue écrite beaucoup plus parlée que par le passé.
On peut évidemment regretter à jamais la calligraphie de Rabelais ou de Montaigne. Mais, tout au plus, doit-on espérer une multiplicité de codes qui permettraient aux jeunes générations de lire les auteurs classiques en même temps que les textos qui en appellent à de toutes nouvelles grammaires. Celles qu’étudient du reste les » talistes « , soit ces informaticiens, linguistes et chercheurs dotés d’une compétence pluridisciplinaire tournée vers des applications informatiques inédites, jusqu’à l’intelligence artificielle.
La convergence numérique
Les nouvelles technologies modifient-elles la langue dans son essence profonde ? Le professeur Fairon nous fait observer qu’en effet, » on dialogue de plus en plus par écrit, ce qui implique de nouveaux usages, dans un cadre un peu moins formel « . On recourt certes davantage aux abréviations, acronymes, émoticônes et autres signes diacritiques, mais dans des contextes particuliers. » Aussi dit-on que tout cela dégrade la langue, raison pour laquelle il nous faut acquérir désormais une « double maîtrise » : les formes d’une lettre de candidature, par exemple, n’ont pas changé. »
L’idée demeure, ajoute Cédrick Fairon, qu’il faut être capable d’utiliser cette communication moderne et informelle, en même temps que des codes un peu plus » normés « . » Les technologies affectent naturellement la langue écrite, mais l’écriture en soi n’est pas toute la langue. » Il nous fait remarquer également un phénomène de » convergence numérique « , qui tend à réduire le nombre de canaux dans le réseau numérique en question. Singulièrement, le téléphone portable est devenu un transcripteur universel qui inclut du son et de l’image : du sms (texto) à WhatsApp, on assiste à une évolution » transmédia » plus homogène dont témoigne assurément Facebook, là où naguère les nouvelles technologies (e-mail, blog, tweet, etc.) étaient beaucoup plus segmentées, cloisonnées.
Un réservoir d’emplois
A l’évidence, le développement des industries de la langue, considérable pourvoyeur potentiel d’emplois, s’avère irréversible. Dans des domaines, par exemple, comme la recherche médicale, la codification juridique, les marchés financiers. Où, s’il est vrai que le français est aujourd’hui loin derrière l’anglais, il n’est pas non plus le plus mal loti. Linguiste émérite de l’université de Liège (ULg) et président confirmé du Conseil de la langue française, le professeur Jean-Marie Klinkenberg souligne à son tour l’importance du marché linguistique comme gisement économique de premier ordre. » Voyez Bill Gates, l’homme le plus riche du monde : il vend de la langue. » Il n’existe pas d’information, de nos jours, sans intérêt pour le langage et ses logiques ; il n’est que de considérer une fois encore l’intelligence artificielle.
Avisant l’avenir de la langue française dans ce contexte hautement concurrentiel, il soutient sans afféterie ni aucune pointe de nostalgie que des langues sont mortes, jadis, parce qu’elles n’avaient pas connu l’écriture. » Aujourd’hui, le français écrit ou parlé constitue deux langues différentes. En effet, les technologies modifient la langue, mais ce n’est pas forcément une catastrophe. La règle a toujours été que la langue soit la moins coûteuse possible. On a d’ailleurs toujours abrégé : du dormitorium latin, on a fait le dortoir français. Et l’on n’écrivait pas autrefois un télégramme comme une lettre de Nouvel An à sa vieille tante de province. » Rien, au reste, ne dit non plus que l’impact technologique soit néfaste. Les langages sms prêtent même à des concours de créativité.
Un Wikipédia wallon
Quant à entendre le français décliner dans le concert international des langues, Jean-Marie Klinkenberg a vu diminuer en dix ans la proportion de l’anglais, au profit notamment du… coréen. » On vit certainement une époque de grand nettoyage, et des langues vont disparaître. » Mais une étude du British Council sur le marché des langues à l’horizon 2050 atteste que l’anglais, toujours dominant, devra renoncer à sa position monopolistique. De nouvelles variétés d’indonésien ou de malais pourraient même connaître une résurrection. Tandis qu’il existe à présent des encyclopédies Wikipédia en wallon, luxembourgeois et limbourgeois. Ne jugeons peut-être pas trop vite le progrès, tout d’une pièce.
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