Carte blanche
La justice pour tous. Vraiment ?
L’accès à la justice est inscrit dans la Constitution [1] et est reconnu comme un droit fondamental de la personne humaine. Dans une société démocratique, les citoyennes et citoyens doivent pouvoir se défendre et faire valoir leurs droits. Mais est-ce réellement encore le cas actuellement ?
En Belgique, le système d’aide juridique a été mis en place pour mettre ce droit en oeuvre et permettre à tout un chacun de se défendre effectivement en justice. L’aide juridique peut être de première et de deuxième ligne. L’aide juridique de première ligne permet d’obtenir une information pratique ou un premier conseil juridique en passant par des permanences organisées par les commissions d’aide juridique ou via des associations agréées[2]. Cette aide, de la compétence des Communautés, est gratuite. L’aide juridique de deuxième ligne, est exercée par des avocats qui acceptent de travailler dans le cadre du « pro deo » et qui sont désignés par le Bureau d’aide juridique (BAJ) [3]. Elle relève de la compétence du Ministre de la Justice.
Le 1er septembre 2016, une réforme de l’aide juridique de 2ème ligne est entrée en vigueur. Cette réforme constitue la réponse du Ministre de la Justice Koen Geens à une supposée « surconsommation de la justice ». Ce postulat qui justifierait une responsabilisation des justiciables n’a pourtant jamais été démontré. En outre, la complexification des législations par la régionalisation et la communautarisation de nombreuses matières rend le recours à des avocats de plus en plus indispensable pour connaître nos droits. La réforme de 2016 complexifie les conditions d’accès de l’aide juridique de deuxième ligne et laisse ainsi de nombreux justiciables potentiels sur le carreau. A travers elle, tant le justiciable que l’avocat « pro deo » sont envisagés comme des boulimiques du système. Un système dorénavant pensé pour décourager l’accès à la Justice.
Avec cette réforme, la présomption d’indigence est mise en doute, sauf pour les mineurs. Les personnes handicapées, détenus, bénéficiaires d’aide sociale, SDF, étrangers… ont dorénavant l’obligation d’apporter la preuve de leur indigence si le Bureau d’aide juridique le demande. En pratique, les bureaux d’aide juridique demandent la production d’un nombre important de documents administratifs supplémentaires. Et cerise sur le gâteau, la réforme a introduit un ticket modérateur qui oblige le justiciable à payer une contribution forfaitaire de 20 euros par désignation d’avocat et de 30 euros par procédure introduite en justice.
Les conséquences de la réforme impactent lourdement les demandeurs d’aide juridique et les praticiens. Confronté à de lourdes exigences administratives, le justiciable éprouve des difficultés à passer le seuil du Bureau d’aide juridique. La relation de confiance entre le justiciable et son avocat est également entachée, l’avocat devant faire la police auprès de son client pour être certain de l’indigence de ce dernier. Enfin, le respect des délais d’introduction de certains recours oblige les avocats à travailler sans l’assurance qu’ils seront désignés et donc payés pour les prestations fournies. Mais la conséquence la plus grave est la sortie du système de bien des justiciables qui, découragés face aux obligations administratives et financières, abandonnent l’idée de défendre leur cause en justice.
Du côté des avocats, on constate une diminution conséquente des cabinets qui acceptent encore de travailler dans le cadre du « pro deo ». Le Ministre de la Justice a récemment annoncé que la valeur du point, assimilé à une heure de travail dans le cadre de l’aide juridique, serait de 75 €. En réalité, elle est de 60 €, auxquels s’ajoutent 15 € de frais administratifs non autrement indemnisés. Quoiqu’il en soi, il faut souligner que la motivation d’exercer son métier dans le sens d’une justice plus sociale n’est pas que financière pour les avocats bajistes. Restent l’impuissance face aux décisions injustes de non-désignation et l’épuisement dans la course aux documents administratifs.
Après une année d’application de la réforme, le ministère de la Justice se réjouit d’une chute de 17% [4] des demandes de désignation par les BAJ et constate avec joie que la « surconsommation » et les abus sont enfin contrés ! Cette réaction passe un peu vite sur les véritables raisons de cette chute des désignations d’avocats. En effet, si 17% des justiciables ne font plus appel à l’aide juridique, c’est entre autres parce qu’ils ne peuvent pas payer le ticket modérateur et que les démarches administratives sont trop lourdes et parfois ingérables (lorsqu’on exige des papiers qui n’existent pas, tel un avertissement extrait de rôle pour des années où vous n’étiez même pas enregistré en Belgique par exemple). L’interprétation de ces statistiques doit se faire à la lumière de tous les éléments dont on dispose. Certes, certains abusent de la justice et des procédures mais ils sont loin d’être la majorité des justiciables. Et ce dispositif de réforme en a découragé plus d’un ! Le droit d’accéder à la justice est un droit nécessaire à l’exercice d’une démocratie. La justice doit être pour tous, sous peine de voir se creuser le fossé entre celles et ceux qui peuvent y accéder et ceux en panne de moyens financiers.
Dans les faits, ces justiciables déboussolés sonnent à la porte d’associations qui sont parfois outillées pour répondre aux questions mais qui ne peuvent en aucun cas pallier à l’absence d’avocats. Les associations membres de la Plateforme Justice pour tous, interpellées par ces sollicitations de plus en plus fréquentes qui dépassent leur champ de compétence, sont des acteurs de terrain privilégiés pour interpréter la chute du nombre de désignations. Et leur conclusion est bien différente de celle du Ministre de la Justice : cette chute n’est pas due à une chasse efficace à la fraude mais bien à un système d’aide juridique devenu inaccessible pour une partie des justiciables. Ces derniers se trouvent bien souvent contraints de se présenter seuls devant le tribunal, avec toutes les conséquences négatives qui peuvent en résulter, tant pour les justiciables que pour la justice.
Comment dès lors envisager un avenir plus radieux en matière d’accès à la justice ? Outre les critiques adressées au Gouvernement et au Parlement depuis le début de la mise en place de cette réforme, la Plateforme Justice pour tous avance des propositions concrètes : une simplification de la procédure administrative de désignation d’un avocat, une clarification des critères qui permettent d’accéder à l’aide juridique, la suppression de la contribution forfaitaire (qui est un réel frein pour les nombreuses personnes pour qui 20 + 30 euros représentent une somme non-négligeable) et l’effectivité d’une rémunération correcte des avocats pro deo, condition sine qua non à un service de qualité.
Un recours contre cette réforme a été introduit devant la Cour constitutionnelle par de nombreuses associations et avocats. L’arrêt relatif à ce recours devrait être prononcé dans les semaines à venir. La Plateforme appelle également à une évaluation contradictoire de cette réforme dans les prochains mois. Une telle évaluation est prévue par le texte législatif de la réforme mais tarde à être mise en oeuvre par le Ministre de la Justice.
L’accès à la justice n’est pas un droit méritoire. C’est un droit fondamental, garant du respect de tous les autres droits. Un droit fondamental qui, s’il est dépourvu d’une possibilité de recours en justice, n’est plus qu’un droit abstrait et privé de toute effectivité.
Syndicat des Avocats pour la Démocratie, Réseau Belge de Lutte contre la Pauvreté, Association pour le Droit Des Étrangers, Medimmigrant, Links Ecologisch Forum, Service droit des jeunes, Ligue des familles, Ligue des Droits de l’Homme, Ateliers des droits sociaux pour la Plateforme Justice Pour Tous
[1]Art. 23 de la Constitution belge, art. 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[2] Les quatre associations agréées à Bruxelles sont le service Droit des jeunes, L’Atelier des droits sociaux, le service infor-droit de la free Clinic et le service juridique d’Espace Social Télé-Service
[3] P. De Gendt, « La réforme de l’aide juridique : vers une justice à deux vitesses ? », Analyses et Etudes – Droits de l’Homme, avril 2016, inhttp://www.sireas.be/publications/analyse2016/2016-04int.pdf, pp. 3-4.
[4]http://www.dekamer.be/kvvcr/showpage.cfm?section=qrva&language=nl&cfm=qrvaXml.cfm?legislat=54&dossierID=54-B138-866-2194-2017201818986.xml (12% pour l’Orde van de Vlaamse Balie, 23 € pour l’Ordre des Barreaux Francophones et Germanophone)
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