« La justice est un sport de combat »
Dans son livre Radicaliser la justice, la juge namuroise dénonce l’industrialisation de la justice par un pouvoir politique aveugle et revanchard. Elle propose une révolution culturelle de la magistrature et un changement radical de notre système judiciaire. Rien que ça… Le Vif/L’Express l’a lu, en primeur, pour vous.
Il ne faut pas se fier à son sourire engageant ni à son look raffiné. La juge namuroise est une rebelle, une insoumise, une indocile. Elle le revendique fièrement. Les médias apprécient cette » bonne cliente « . Il faut dire que la porte-parole de l’Association syndicale des magistrats (ASM), le plus progressiste des deux syndicats francophones, a le verbe franc. » Le néolibéralisme est un fascisme » : cette phrase buzz qui avait fait sortir le MR de ses gonds en 2016 est d’elle. La minigrève des magistrats la même année, c’est elle aussi, à la tête de l’ASM. Fin mars dernier, elle a même menacé de boycotter l’organisation des deux prochains scrutins électoraux normalement surveillée par le pouvoir judiciaire.
Aujourd’hui, Manuela Cadelli publie un livre dans lequel elle règle son compte au gouvernement Michel, au néolibéralisme, au management public, bref à tout ce qui menace l’indépendance de la justice. Cette brique de près de 400 pages se conclut par un peu anodin : » La justice est un sport de combat. » La magistrate y prononce un arrêt cinglant, inventoriant l’état de délabrement du pouvoir judiciaire, pointant l’excroissance du pouvoir exécutif favorisée par l’esprit sécuritaire, condamnant l’économie néolibérale qui prétend au monopole de l’efficacité pour faire passer la pilule de l’austérité et appliquer au secteur public les méthodes du privé.
Les juges ne se battent pas pour leur confort, ils ne peuvent plus tolérer de livrer un service public indigne d’une démocratie u0022 (p. 37)
Sa diatribe est néanmoins très argumentée, bourrée de références. La démonstration est plutôt convaincante. Grâce à ses nombreuses lectures, la guerrière ne s’expose pas seule sur le champ de bataille. On se rend compte que nombre d’autres professionnels du droit, en Belgique, en France et ailleurs, s’inquiètent de voir la justice affaiblie, menacée dans son statut de pouvoir constitutionnel. Pas seulement le premier président de la Cour de cassation Jean de Codt, dont on se souvient de la saillie contre l' » Etat voyou » que deviendrait la Belgique en » marchandant sa fonction la plus archaïque qui est de rendre la justice « .
L’insubordination comme ADN
Manuela Cadelli ne se contente pas de critiquer l’hostilité du politique à l’égard des magistrats et l’étranglement budgétaire de ceux-ci, via la fameuse loi du 18 février 2014 » relative à la gestion autonome de l’organisation judiciaire » qui consacre le principe de l’enveloppe fermée : une loi à l’application de laquelle le Collège des cours et tribunaux et le Collège du ministère public résistent toujours… La juge en appelle aussi à l’insubordination qui doit être l’ADN du juge indépendant, qui a le devoir de ne pas appliquer les lois » scélérates » qui violent la Constitution ou la Convention européenne des droits de l’homme. » Y renoncer, c’est une faute professionnelle, c’est la violation du serment prêté « , écrit-elle.
Elle plaide pour une révolution culturelle de la magistrature, un changement des mentalités adapté à l’époque et un vrai dialogue avec la société civile. » Loin de former une aristocratie logée dans une tour d’ivoire, les magistrats doivent, a fortiori lorsque la démocratie est menacée, faire état de leur qualité de témoin privilégiés des délitements à l’oeuvre « , assène Manuela Cadelli, qui prône d’inculquer » un peu de culture sociologique » aux juges pour que ceux-ci perçoivent mieux la vulnérabilité de certaines catégories de justiciables et soient davantage conscients du » déterminisme qui marque les poursuites pénales « . Pour elle, il faut abolir, dans les jugements, les » vieilleries de langage « , du genre » attendu que « , qui éloignent les citoyens des gens de robe.
La juge namuroise avance enfin des propositions radicales, comme celle de troquer notre système judiciaire inquisitoire contre un système accusatoire, à l’instar de l’Italie où le statut des procureurs est identique à celui des juges du siège, ce qui leur permet de » former ensemble un corps unique « . Le ministre italien de la Justice n’a aucun pouvoir hiérarchique sur le parquet. » On parle à cet égard d’un autogoverno de la magistrature, soit un système d’indépendance et d’autonomie sans équivalent en Europe « , note la magistrate belge qui se met à rêver, persuadée, comme le dit la philosophe Elisabeth Badinter, que » seule l’utopie du futur réconforte contre le pessimisme de l’histoire « .
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