La juge Manuela Cadelli: « Supprimons le ministère de la Justice »
Manuela Cadelli publie l’ouvrage « Radicaliser la justice ». Pourquoi ce livre réquisitoire maintenant ? Jusqu’où veut-elle mener la bataille ? Explication de la juge namuroise, avec, en prime, des citations significatives de l’ouvrage.
1. Le duel avec l’exécutif
Vous publiez votre livre (1) à moins d’un an des élections fédérales. Est-ce délibéré ?
Il n’y a rien de calculé. J’ai commencé à l’écrire en novembre 2016, sans penser au scrutin de 2019. Bien sûr, on me prêtera l’intention de viser l’échéance électorale… De toute façon, je souhaite nourrir le débat public en avançant des alternatives à ce qu’on nous impose depuis des années.
Avez-vous écrit ce livre à titre personnel ou en tant que présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM) ?
Je ne peux cacher que je suis porte-parole de l’ASM, mais mon livre n’engage que moi. Sur la critique du néolibéralisme, je ne parle pas au nom des affiliés, même si beaucoup sont d’accord avec moi. Certaines questions que j’évoque ont toutefois été débattues au sein de notre syndicat. Je le mentionne.
Vous étrillez la politique du gouvernement Michel tout en expliquant qu’il s’agit d’une lame de fond un peu partout en Europe où le pouvoir exécutif veut reprendre la main sur la justice…
C’est une tendance lourde, pas seulement chez nous. Cela ne date pas non plus de ce gouvernement-ci auquel il ne faudrait concéder tant d’honneur ou d’indignité. La loi sur la gestion autonome, qui transforme le pouvoir judiciaire en une administration gouvernementale, et celle sur la mobilité des magistrats, qui représente une possibilité de menace ou de représailles à l’égard des indociles, datent du gouvernement Di Rupo. Un peu partout, la social-démocratie s’est fourvoyée en asséchant les services publics, dont la justice. L’équipe Michel, elle, a accentué la pression, de manière totalement décomplexée.
Pourquoi cette volonté de l’exécutif de reprendre la main ?
Je ne veux pas être » complotiste » : la pression de l’austérité ne concerne pas que les magistrats. Mais la justice a tout de même la particularité d’être contrariante pour l’exécutif. Exemple : le ministre Koen Geens (NDLR : le ministre de la Justice, CD&V) a très mal vécu de voir sa réforme de la cour d’assises, qui réduisait celle-ci à peau de chagrin, recalée par la Cour constitutionnelle, fin 2017. Faut-il rappeler que c’est un magistrat, et pas n’importe lequel puisqu’il était président de la Cour de cassation, qui a fait chuter le gouvernement Leterme, en 2008, dans l’affaire Fortis ?
Le Fortisgate a-t-il laissé des traces jusqu’à aujourd’hui ?
Le choc a été de l’ordre du tsunami entre les deux pouvoirs. On l’a sous-estimé. Sans parler de l’affaire Agusta dix ans plus tôt. Et aujourd’hui, le cabinet Milquet, Publifin, le Kazakhgate… A nouveau, je ne veux pas verser dans la théorie du complot, mais le judiciaire ressent bien le mépris du politique à son encontre, depuis plusieurs années. C’est souvent subtil, comme quand le ministre Geens nargue les magistrats auxquels sa » loi pot-pourri 1 » » donne mal à la tête « , selon ses propres termes…
Koen Geens est pourtant un peu des vôtres, non ? Il est avocat à la base.
C’était un avocat d’affaires qui venait rarement au palais. Il est déconnecté de la vie quotidienne du monde judiciaire.
On a tout de même l’impression que ça n’a jamais été aussi tendu qu’aujourd’hui entre les deux pouvoirs. Pourquoi ?
Parce que le néolibéralisme est affamé et en veut toujours plus. Tout ce qui induit de l’aléa et entrave le rendement est considéré comme gênant. Le politique met la pression sur l’opinion, via un discours sécuritaire qui lui permet de se justifier. On le voit en matière de terrorisme. Le discours ambiant est que, si on laissait faire les magistrats, on ne jugulerait jamais le terrorisme. Je prétends qu’au contraire, si on donnait les moyens au pouvoir judiciaire, celui-ci engrangerait plus de résultats, tout en préservant les libertés.
2. Les menaces sur la justice
L’indépendance de la justice est en jeu, écrivez-vous, en citant l’exemple de la Turquie, de la Hongrie et de la Pologne. La justice belge est-elle à ce point menacée ?
Nous ne sommes pas en Turquie où des magistrats se font incarcérer. Mais, en Belgique, il y a tout de même des signes très alarmants, lorsque le secrétaire d’Etat à la Migration se vante de ne pas appliquer des décisions de justice (NDRL : à propos des demandeurs d’asile) ou quand le ministre de la Justice revendique de ne pas respecter la loi sur le cadre judiciaire qui définit le quota de personnel dans les palais de justice. De nombreux indices montrent que notre indépendance est bafouée en Belgique. Quand les parquets sont obligés de classer sans suite des dossiers faute de moyens pour enquêter, cela révèle aussi une perte d’indépendance inquiétante des magistrats. Ce n’est pas moi qui le dis, mais le Conseil de l’Europe.
En 2016, vous avez signé la fameuse tribune intitulée » Le néolibéralisme est un fascisme « , qui a fait grand bruit. Dans votre livre, vous dites ne pas tenir au terme fascisme. Des regrets ?
Oh non, pas du tout. Je n’avais jamais imaginé que cela susciterait tant de réactions virulentes. Mais il ne faut pas se focaliser sur le terme fascisme. J’aurais pu écrire que le néolibéralisme tient de la psychopathie car il est antisocial et n’a pas de surmoi, étant donné que les néolibéraux nous rient au nez quand on affirme qu’en matière de justice ou de santé, le facteur humain doit être prioritaire aux coûts.
Où vous situeriez-vous dans la palette des couleurs politiques ? On vous dit très à gauche…
Juge rouge, porte-parole du PTB… J’ai tout entendu. Après la saillie de Jean de Codt sur » l’Etat voyou « , on a aussi essayé de lui coller une étiquette. Je suis juge, mes préférences politiques ne regardent personne. Je suis autant attachée à la répartition équitable des richesses qu’à la liberté. Le paradoxe est qu’on a déjà renoncé à la première valeur et qu’on renonce de plus en plus à la seconde, l’exemple récent le plus frappant à cet égard étant les visites domiciliaires, cet ovni politique et juridique qui fait de citoyens solidaires des délinquants.
Vous critiquez la volonté de Koen Geens de réduire l’input, soit les actions en justice. Ne faut-il pas pousser le justiciable à parfois s’interroger sur la nécessité de saisir la justice ?
Il n’y a jamais trop de justice, disait le professeur François Rigaux de l’UCL. De toute façon, lutter contre la supposée surconsommation de la justice en rendant son accès prohibitif, cela pénalise d’office les plus démunis, alors que les gens aisés peuvent aussi se montrer déraisonnables en la matière, avec des procédures de divorce sanglantes, par exemple. Le problème est que, dans une société où le collectif s’étiole, les relations humaines se dégradent et la justice fait alors office de service après-vente, pour reprendre l’expression du juge Christian Panier.
En quoi » la judiciarisation grandissante de la société est un progrès de la démocratie « , comme vous l’écrivez ?
Parce que cela accompagne des mouvements d’émancipation. Il y a cinquante ans, les femmes ne divorçaient pas d’initiative. Elles l’ont finalement fait avec l’aide de la justice. Le constat est le même pour le travailleur qui intente un procès contre son patron pour licenciement abusif, ce qui était inimaginable il y a quelques dizaines d’années. Aujourd’hui, qu’on soit d’une classe ou d’un genre » inférieur « , on ne subit plus, on se défend grâce au droit et à la justice. C’est un progrès, non ?
3. La mobilisation des magistrats
Dans votre livre, vous appelez à l’unité et à la mobilisation des magistrats. Mais cette mobilisation existe depuis au moins trois ans. C’est un échec ?
Je ne crois pas. C’est un processus long. On progresse. Les citoyens nous interpellent de plus en plus, ce qui est un signe encourageant. La mobilisation doit être encore beaucoup plus importante si on veut faire plier le gouvernement. La grève reste une question qui nous divise. Je pense aussi qu’avec la surcharge de travail, les magistrats peinent à se mobiliser.
Les magistrats ont aussi la réputation d’être des individualistes…
Oui. Mais, quand la maison brûle, l’heure n’est plus à l’individualisme, à la division.
D’où votre proposition de regrouper les organes de la magistrature, soit le Conseil supérieur (CSJ), l’Institut de formation (IFJ), le Conseil consultatif (CCM) et les Collèges représentant tribunaux et parquets ?
Oui, il faudrait un organe unique qui rassemble les différentes compétences – formation, recrutement, budgets, contrôle – pour qu’il y ait un seul interlocuteur face au politique. Quitte à ce que cet organe soit divisé en commissions en fonction de ces compétences. Il y aurait 44 membres issus pour moitié du ministère public et du siège, répartis en deux rôles linguistiques. Evidemment, aujourd’hui, ça arrange le gouvernement qu’on soit dispersé. Dans d’autres pays, il existe un conseil unique de la magistrature. Pourquoi pas chez nous ?
L’heure n’est plus au silence des juges, lit-on dans votre livre. Les magistrats sont-ils encore bridés ?
Non, cela a bien changé, notamment parce que les chefs de corps sont eux-mêmes indignés par la situation actuelle. Quand Marc Dewart affirme dans La Libre » J’ai décidé de mouiller ma chemise « , deux jours avant la mobilisation du 20 mars dernier, c’est révélateur. Il s’agit tout de même du premier président de la cour d’appel de Liège. Ils ne sont que cinq en Belgique. Impensable il y a dix ans… Cela dit, il pourrait encore y avoir davantage de prises de parole.
Vous appelez les magistrats à la résistance, en évoquant la fameuse division Leclerc qui a libéré Paris du joug allemand. Ce n’est pas anodin…
Je fais surtout référence à l’esprit de camaraderie qui était la force de cette division. Les coups portés à la justice par le politique sont très rudes. Nous devons cultiver cet esprit de résistance, comme un muscle qu’on entraîne. C’est de l’autodéfense. Nous devons nous battre, avec des arguments, en se reconnectant, tel un baxter, aux fondamentaux : la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme qui protègent notre indépendance. Il faut driller les professionnels du droit à avoir les bons réflexes.
Etes-vous en guerre ?
Quand un gouvernement ne respecte ni la loi ni des décisions judiciaires et barre l’accès à la justice, c’est une forme de siège. Une guerre psychologique et matérielle. La justice n’a jamais été aussi peu respectée qu’aujourd’hui.
4. Ses propositions
Vous avancez une proposition radicale : abandonner le système inquisitoire pour un système accusatoire à l’italienne, donc sans parquet ni juge d’instruction mais avec des procureurs indépendants. Réaliste en Belgique ?
Il s’agit d’un aboutissement démocratique. La direction des enquêtes serait confiée à des magistrats totalement indépendants de toute considération politique. En réalité, on ne supprimerait pas vraiment les juges d’instruction mais plutôt le parquet en transformant les substituts en juges. Ce système accusatoire existe dans nombre de pays européens qui n’ont pas à rougir de leur justice : en Allemagne depuis 1974, au Portugal depuis 1987, en Italie depuis 1989, en Autriche depuis 2008, en Suisse depuis 2011.
Donc, pourquoi pas chez nous ?
Exactement. La condition stricte est que les procureurs soient totalement indépendants et qu’on prévoit une aide juridique digne de ce nom. Il n’y aurait plus de politique criminelle ni donc d’opportunité des poursuites, mais juste la légalité des poursuites. Un magistrat ne pourrait plus dire qu’il ne peut enquêter à cause de l’austérité, comme cela se passe trop souvent… Je prône un système accusatoire à l’italienne où les magistrats sont nommés à vie et non à l’américaine où procureurs et juges sont élus par leurs concitoyens. Il est d’autres légitimités qu’électorales en démocratie. C’est le cas de la justice, des syndicats et de la presse.
Pensez-vous avoir le soutien de certains politiques ?
Je n’entends jamais de politiciens qui plaident pour l’indépendance des parquets, même dans les partis progressistes. Cela ne doit pas nous empêcher de rêver et de semer des idées.
Vous prônez la suppression pure et simple du ministère de la Justice. Provoc ?
Non, ce n’est pas dirigé contre le ministre en place, qui n’est que de passage. Je vais juste au bout de mon utopie : pour une véritable séparation des pouvoirs, il serait logique de supprimer le ministère de la Justice. C’est ce que propose le constitutionnaliste français Dominique Rousseau, auteur, en 2015, du livre Radicaliser la démocratie qui a inspiré le titre de mon ouvrage. Personne ne le prend pour un doux dingue. Selon lui, les pouvoirs exécutif et législatif sont des pouvoirs de l’Etat, la justice est un pouvoir de la société à son seul service. Il faut donc l’extraire du gouvernement pour que les citoyens croient en sa réelle impartialité, à l’abri des passions politiques.
Avez-vous déjà rencontré Koen Geens ? Cela se passe-t-il bien ?
Oui. Il organise des réunions, mais il n’y a jamais de négociation. Il dit écouter, mais, en fin de compte, il impose son projet sans transaction.
Lui enverrez-vous votre livre ?
Je ne crois pas. Quelle drôle de question… Non, ce serait comme si je lui demandais de le lire. Je suis une juge indépendante !
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