La gare Calatrava à Mons: un projet contesté et suspect
Le projet Calatrava pour la nouvelle gare de Mons est vivement contesté. Des irrégularités pourraient avoir été commises. Et l’ardoise est déjà passée de 37 à 155 millions d’euros. Enquête.
La contestation enfle à Mons. La cible? La nouvelle gare dessinée par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, qui doit bientôt faire l’objet d’une demande de permis de bâtir. Si le projet a les faveurs indéfectibles du bourgmestre Elio Di Rupo, il ne plaît pas à tous les Montois. Loin de là.
En un mois et demi, notamment via Facebook, près de 1500 d’entre eux ont signé la demande de classement de l’actuel bâtiment des voyageurs, réalisé dans les années 1950 par l’architecte René Panis. La recevabilité d’une telle demande par la Région wallonne dépend du nombre d’habitants de la localité concernée. Ici, la ville de Mons comptant près de 92.000 âmes, il fallait 1000 signatures. Le quota est largement dépassé. La procédure est donc lancée. Et elle pourrait bien retarder le lancement des travaux de la gare.
Autre épine sérieuse dans le pied de l’architecte, de la SNCB et d’Elio Di Rupo: l’association qui se trouve à la base de la demande de classement a également constaté ce qui pourrait être une importante irrégularité dans l’attribution du marché public. En cause? Le projet, dans sa nouvelle version, qui s’écarte de manière importante de ce que prévoyait le concours public.
Nous nous sommes procuré les documents qui étayent cette thèse. Et il s’avère que, lorsque le concours a été lancé en 2006, plusieurs candidats ont été écartés parce que, notamment, ils prévoyaient la destruction ou une profonde rénovation de l’ancienne gare. Santiago Calatrava a été retenu parce que, précisément, il n’y touchait pas. Une fois sélectionné, le projet de l’architecte espagnol a subi plusieurs modifications qui, finalement, revenaient à détruire l’ancienne gare! Troublant…
Pourquoi pas un nouveau concours?
Comment expliquer que Santiago Calatrava puisse à ce point s’éloigner du cahier des charges dans ses derniers avant-projets? « Lorsque le contrat avec l’architecte lauréat du concours entre en exécution, le projet peut toujours évoluer », justifie Vincent Bourlard, administrateur délégué d’Euro-Liège-TGV et donc grand ordonnateur de la nouvelle gare. « Cela ne s’est pas décidé en un jour. C’est le fruit d’une lente maturation avec tous les acteurs concernés. »
Le bourgmestre Elio Di Rupo y va aussi de son explication: « En plaçant la passerelle à droite de la gare, au niveau de l’ancien bâtiment de La Poste, on s’est rendu compte que cela rendait problématique le flux des navetteurs qui allaient descendre au bout des quais et devoir marcher plusieurs centaines de mètres. En outre, le bâtiment des voyageurs n’aura plus d’utilité à l’avenir puisque les guichets SNCB sont amenés à disparaître. Ils seront remplacés par des distributeurs automatiques de billets qu’on pourra réserver par Internet. »
Une telle remise à plat du projet ne méritait-elle pas qu’on organise un nouveau concours ou un nouvel appel d’offres? « Vous imaginez bien que tout cela est juridiquement en béton, la SNCB ne se lance pas en amateur dans de tels contrats », soutient Vincent Bourlard. « Par ailleurs, si le maître d’ouvrage décide de tout arrêter alors que le contrat est déjà signé, il s’expose à un recours en justice de la part de l’architecte retenu, en l’occurrence, Calatrava. »
Un responsable de l’aménagement du territoire à la Région wallonne, habitué aux marchés publics de ce type avance une autre version: « Effectivement, un projet peut muter en cours d’exécution. Mais à ce point, cela paraît douteux. A mon sens, il y a rupture de l’égalité entre les candidats du concours ».
Elio Di Rupo, lui, souligne que c’est la SNCB qui est responsable du cahier des charges, avant d’ajouter: « En tout cas, je n’ai pas le souvenir du moindre recours en annulation de la part de candidats évincés ». Vrai. Mais ceux que nous avons contactés s’en expliquent. Si la manière dont le concours s’est déroulé ne leur a pas plu, ils ont préféré tourner la page. Les chances de gagner un recours devant le Conseil d’Etat (ce qui ne leur garantit pas encore de remporter le marché) ne pèsent pas lourd comparées à leur crainte de représailles de la part de maîtres d’ouvrage publics lors d’autres adjudications…
Projets anonymes?
Pas réglo le concours de Mons? Certains se posent des questions. Lors d’un concours pour un marché public, la remise des projets doit se faire de manière anonyme pour éviter le copinage ou l’influence d’un grand nom. L’ancien directeur de l’Institut supérieur d’architecture de Mons, André Godard, a fait partie du jury le 13 juin 2006, en tant qu’architecte indépendant. « Nous savions très bien qui étaient les auteurs des projets », affirme-t-il. « Après la présentation, nous avons très peu discuté, alors que, d’ordinaire, on discute beaucoup. Certains membres du jury ont néanmoins tenté subtilement d’en influencer d’autres en poussant le projet Calatrava. Ensuite, après le 13 juin, je n’ai jamais reçu les résultats du concours. Plus aucune nouvelle! »
« Les jurys sont toujours indépendants et les projets sont anonymes », rétorque Vincent Bourlard. « Evidemment, les spécialistes reconnaissent souvent la patte de grands architectes. C’est inévitable. »
Et qu’en est-il du budget initial?
Autre point polémique: en évoluant, le projet Calatrava a vu son budget considérablement gonfler. Logique. Il y a trois ans, on parlait de 37 millions d’euros. Aujourd’hui, le budget provisoire atteint déjà 155 millions d’euros. Gaspillage? La catastrophe de Buizingen a mis en lumière l’extravagance des investissements de la SNCB pour ses nouvelles gares, au regard desquels les dépenses affectées à la sécurité du réseau paraissent bien pâles. Pour Pierre Gosselain, retraité de l’administration wallonne et membre très actif de l’association « Pour la défense et la promotion du quartier de la gare de Mons », on jette l’argent par les fenêtres.
Lors d’une petite visite « guidée » de la gare, ce spécialiste du patrimoine et de l’aménagement du territoire veut nous démontrer que le gaspillage commencera par la destruction du bâtiment des voyageurs. « Le revêtement en cuivre du toit vient d’être refait et, au prix actuel du cuivre, cela a coûté très cher », soupire-t-il. La destruction de l’ancien bâtiment de La Poste d’où devait partir la passerelle dans le premier projet Calatrava a coûté 1 million d’euros. Le bâtiment des voyageurs de l’architecte Panis ayant été érigé sur le site de la basse vallée de la Haine, où la nappe phréatique affleure, des piliers en béton ont été coulés à 18 mètres de profondeur: leur destruction pèsera lourd sur l’ardoise finale.
« La mobilité a un coût », se défend Elio Di Rupo. « Je pense qu’il faut savoir franchir un pas dans l’intérêt des Montois qui sont 10.000 à fréquenter la gare, chaque jour. En outre, la nouvelle gare de Mons sera deux fois moins chère que celle de Malines, une ville dont la grandeur est comparable à la nôtre. » Et le bourgmestre d’insister sur la fibre communautaire: « Voilà dix ans que je me bats pour que Mons ait une nouvelle gare. Il y a six ans, la SNCB en a accepté le principe. S’il fallait revoir le projet actuel et recommencer à zéro, le budget consenti par la SNCB serait certainement attribué à une autre ville, dans le nord du pays. »
Vincent Bourlard, lui, joue plutôt sur la fibre économique, comme il l’avait déjà fait pour justifier les 312 millions d’euros investis dans la gare des Guillemins, à Liège: « En période de crise, l’argent public sert à faire tourner l’économie ». Et les honoraires de Calatrava? « Nous appliquons les barèmes officiels de la fédération des architectes de Belgique », répond le patron d’Euro-Liège-TGV. « Pour Santiago Calatrava, cela tourne autour de 12%, en ce compris l’étude architecturale et les honoraires d’ingénierie. »
Ferme opposition d’Ecolo
A Mons, le parti Ecolo, dans l’opposition, suit le projet Calatrava avec attention, depuis le début. Il se montre le plus critique. Au point qu’Elio Di Rupo parle aujourd’hui d’éco-gare pour mettre en avant les éléments de développement durable du projet Calatrava et pour répondre aux exigences des verts. Il n’empêche: « 155 millions, c’est un budget énorme », constate la députée fédérale montoise Juliette Boulet (Ecolo), qui a déjà interpellé à maintes reprises la ministre des Entreprises publiques Inge Vervotte (CD&V) sur le sujet. « Dire que le budget de la gare de Malines sera deux fois plus important n’est pas un argument pertinent. Après Buizingen, nous avons demandé, avec Groen!, de mettre à plat les investissements de la SNCB pour son plan de rénovation des gares. »
C’est également un Ecolo qui examinera la demande de permis de bâtir du projet Calatrava, à savoir… le ministre wallon de l’Aménagement du territoire Philippe Henry.
Thierry Denoël
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