Un peu plus d’une semaine après les attentats horribles qu’a connus notre pays le 22 mars dernier, le flot d’informations pointant toutes sortes de dysfonctionnements au sein de nos services de sécurité, de police ou de justice est déroutant et dresse une bien terne image de notre appareil d’État.
Dans cette multitude d’accusations, des individus, des systèmes d’information, des départements, voire des rivalités entre services sont pointés du doigt, à des degrés divers, et ont du mal à réagir sous le poids de la pression publique et médiatique. Au niveau politique, trop de partis se renvoient la balle en se rejetant les responsabilités de ministre en ministre et de gouvernement en gouvernement…ce n’est franchement pas à la hauteur de l’enjeu et nos concitoyens sont en droit d’attendre plus de hauteur de la part de leur classe politique. Même si des chaînes de décision sont clairement à revoir, des systèmes d’échange d’informations à redessiner et des fautes individuelles à identifier, l’objectif de la présente analyse est de montrer que la principale faillite est celle d’une idéologie : la course au « toujours moins d’Etat » qui veut que la force publique intervienne le moins possible dans les différents aspects de notre vie en société.
Si l’on opère un petit retour en arrière, cette philosophie se propage tout d’abord dans les matières économiques dès les années ’80, avec des leaders politiques comme Ronald Reagan ou Margareth Thatcher, et vise à dénoncer le développement excessif de l’Etat-providence dans les pays développés, après 1945, et l’accroissement des interventions publiques dans l’économie. Cette vision globale de la politique, généralisée sous l’appellation « néo-libéralisme », va s’étendre à l’organisation même de nos Etats car elle part du principe qu’une administration réduite est plus efficace et rend l’économie plus forte. Au fur et à mesure des décennies, tout un arsenal de mesures, inspirées de cette idéologie, va se développer : orthodoxie budgétaire poussée à l’extrême, réduction stricte des dépenses publiques, politique fiscale « compétitive » et dérégulation, voire privatisation, maximale de nos services publics. Ce cocktail détonnant a engendré les politiques d’austérité budgétaires et de désinvestissement public que nous connaissons depuis le milieu des années 2000 en Europe. Sous le regard bienveillant des instances internationales, FMI en tête, et de la Commission européenne qui semble toujours incapable de proposer une alternative à cet ensemble idéologique de politiques publiques.
Au niveau belge, il est intéressant de regarder de plus près l’évolution des moyens mis à disposition depuis une dizaine d’années, en particulier dans les départements qui sont actuellement dans l’oeil du cyclone. En ce qui concerne l’ensemble de la police, entre janvier 2010 et janvier 2016, plus de 10.000 équivalents temps plein ont été perdus et il manque aujourd’hui structurellement 4.000 policiers pour remplir le « cadre normal » de fonctionnement, sur un total d’environ 40.000 personnes. Du côté de nos services de renseignement, le patron de la Sûreté de l’État lançait en janvier 2015 un cri d’alarme en réclamant le recrutement de 120 collaborateurs en 3 ans, car il estimait que les « économies avaient produit un lourd tribut » et que son département était devenu « un petit service défensif » en comparaison avec ses homologues étrangers. Suite aux attentats de Paris, il est vrai que cette tendance s’est inversée et que les recrutements sont timidement repartis à la hausse, mais comment expliquer qu’il ait fallu attendre de telles horreurs pour réagir ?
Durant les auditions de la commission Terrorisme, mise sur pied en novembre dernier à la Chambre, les mêmes constats étaient unanimement repris par les juges d’instruction, les avocats généraux, les procureurs ou les directeurs de police judiciaire interrogés : la dénonciation de leurs difficiles conditions de travail, dans des structures obsolètes, et leur appel à recevoir davantage de moyens, en particulier humains. Ces experts de terrain de notre appareil d’État mettaient donc clairement les députés devant leurs responsabilités de désinvestissement public chronique et, pour la plupart, nous expliquaient que de nouvelles législations ne représentaient qu’un palliatif aux manques de financement dont ils souffraient. Le débat sur la prolongation de la durée de garde à vue en est un exemple parmi d’autres.
Le propos n’est pas ici de dédouaner quiconque, que ce soit les gouvernements (actuel et précédents), les partis politiques, le fonctionnement de nos institutions ou les responsabilités individuelles. Il est par contre bien de mettre le doigt sur un système de pensée qui a durablement poussé au sous-financement des fonctions régaliennes de notre pays et de ses services publics, et sur une idéologie selon laquelle « mieux d’État, c’est moins d’État ». Les porteurs de ces politiques d’austérité nous expliquent par ailleurs qu’il n’y a pas d’alternative à cause des contraintes budgétaires serrées et que nous sommes en quelque sorte « condamnés » à continuer de la sorte… Il est temps de sortir de cette fatalité sans lendemain et de profiter des mois à venir pour changer en profondeur le logiciel politique de notre pays et, probablement, de toute l’Europe. En d’autres termes, la commission d’enquête qui va se mettre en place dans les semaines à venir aura pour mission de faire la clarté sur les ratés de la chaîne de décisions et sur les dysfonctionnements humains, structurels et institutionnels avérés dans le cadre du drame du 22 mars dernier. La séquence politique qui s’ouvre doit, quant à elle, permettre à nos dirigeants d’avoir le courage de casser le dogme de l’austérité ainsi que de briser les certitudes néo-libérales sur l’inefficacité de l’administration et des services publics. Afin de véritablement tirer les leçons des événements actuels, une telle remise en cause est indispensable si on ne veut pas se réveiller dans 20 ans avec la même gueule de bois.
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