La déprime des Belges fait le bonheur des partis politiques radicaux
La santé mentale des Belges n’est pas au top. Or, les émotions ressenties par la population ont des conséquences non négligeables sur le résultats des urnes. Les émotions négatives, en particulier, profitent aux partis politiques les plus radicaux, tant à la gauche qu’à la droite de l’échiquier politique.
Si vous êtes responsable politique au sein d’un parti traditionnel, vous n’avez rien à gagner à ce que le corps électoral soit au trente- sixième dessous. A l’inverse, des formations politiques radicales tireront plus facilement leur épingle du jeu. Les émotions de la population, électoralement parlant, ne sont certainement pas le seul paramètre qui guidera le choix des électeurs, mais elles peuvent avoir une influence significative.
Ce ne sont pas que des impressions, mais des tendances étudiées par les politologues. Dans la foulée des élections de 2019, un consortium de chercheurs de l’ULB, de la VUB, de l’UCLouvain et de l’UAntwerpen publiait Les Belges haussent leur voix (Presses universitaires de Louvain, 2020), un ouvrage qui décortiquait les comportements de vote. Ils basaient leurs analyses sur les résultats de l’enquête électorale Represent, réalisée auprès d’un panel d’électeurs en amont et en aval du scrutin.
Parmi les axes explorés, les politologues de l’ULB, Emilie van Haute et Caroline Close, étudiaient en particulier le rapport entre les émotions envers la politique et le choix de vote. Des émotions tant négatives que positives: la colère, l’amertume, la peur et l’inquiétude d’un côté, l’espoir, le soulagement, la joie et la satisfaction de l’autre.
La peur et la colère
En synthétisant quelque peu, il apparaissait que les partis traditionnels, surtout les libéraux et les chrétiens-démocrates, étaient soutenus par des électeurs exprimant le plus d’émotions positives. A l’inverse, les électorats du Vlaams Belang et du PTB-PVDA se caractérisaient par l’expression d’émotions négatives.
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Colère, peur, insatisfaction, absence d’espoir sont autant d’émotions qui peuvent se traduire par un vote pour des partis plus radicaux, confirme Emilie van Haute, qui inclut dans cette catégorie le Vlaams Belang et le PTB. Les deux sont incomparables sur le plan du programme, naturellement, mais ils ont la capacité de capter plus que les autres le vote protestataire.
Plus de trois ans après le scrutin, plusieurs crises sont passées par là, «de nature à exacerber encore ces émotions», reconnaît la politologue. Le moral des troupes pourrait peser dans la balance, notamment au moment des élections de 2024.
Une double polarisation est à l’œuvre. L’une est verticale: ces émotions négatives sont exprimées par les citoyens à l’égard des sphères politiques, des institutions. L’ autre est horizontale, elle se développe envers d’autres citoyens, particulièrement ceux ne partageant pas les mêmes préférences politiques. «Ces deux penchants peuvent avoir des répercussions importantes en matière de participation politique. Elles favorisent la protestation politique hors des urnes, mais aussi un vote plus radical dans les urnes.»
Trois tendances se dessinent sur fond de crise de la démocratie représentative, selon Benjamin Biard, politologue au Centre de recherche et d’information sociopolitique (Crisp). L’ état général de la santé mentale des Belges pourrait bien les renforcer. «Il s’agit premièrement d’une forme d’apathie politique, à travers le taux d’abstention élevé. La Belgique n’est pas la seule concernée.» Sur ce point, ajoute Emilie van Haute, «l’abstention correspond bien à une forme d’apathie, donc d’absence d’émotion».
Deuxièmement, la perte de vitesse des partis traditionnels est largement actée. Elle s’opère au profit des formations non traditionnelles et des partis populistes. Lors des élections de mai 2019, les partis issus des trois familles traditionnelles ne comptabilisaient même plus la moitié des suffrages. Les sondages n’indiquent pas une inversion de tendance, observe Benjamin Biard.
En troisième lieu, à côté des comportements électoraux, la mobilisation sociale s’intensifie, y compris à l’extérieur d’un cadre institutionnalisé, comme ce fut le cas avec les gilets jaunes.
Le rejet du compromis
Selon Emilie van Haute, un autre phénomène est apparu. «On peut parler de rejet du compromis, de déclin de la tolérance envers les opinions et les avis différents.» Cette polarisation affective avait, elle aussi, été mise en évidence par le consortium de chercheurs au lendemain du scrutin de 2019.
Dans un pays qui a élevé l’art du compromis politique au rang de religion d’Etat, cette antipathie croissante entre électeurs d’obédiences politiques différentes ne sera pas de nature à favoriser les rapprochements. «Les acteurs politiques y contribuent, la polarisation est exacerbée par les dynamiques partisanes. Le refus progressif du compromis existe donc aussi entre élites. Cela est illustré par les accords politiques rejetés ou critiqués aussitôt après avoir été conclus», poursuit la politologue.
Personne n’échappe complètement à ce petit jeu de «particip-opposition». «Cela a sans doute commencé avec la N-VA», membre de la coalition suédoise, mais dont le président pouvait jouer une forme d’opposition de l’extérieur. Dans l’actuelle Vivaldi, chaque parti s’y adonne peu ou prou.
«Certains partis sont pressés de l’extérieur par des partis radicaux, qui adoptent cette stratégie de dénonciation. Cela contamine quelque peu les partis de gouvernement.» Ces derniers entrent dans la danse, tout en étant démunis, analyse Emilie van Haute. «Ce n’est pas simple. D’un côté, il suffit de voir ce qui paie électoralement. C’est un cercle vicieux. D’un autre côté, on observe aussi une tentative de dénoncer les solutions simplistes des partis radicaux.» En période de grande insatisfaction, les partis modérés, qui doivent composer avec leurs coalitions et l’absence de solutions miraculeuses, avancent plus que jamais sur le fil du rasoir.
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