Lionel Remy
« La civilisation des chocs »
A l’origine de cette carte blanche, il y a d’abord une prise en otage. Celle d’un professeur qui, dans le cadre d’une formation continue sur l’islam dans le monde contemporain, s’est vue dépassée par une question. Dépassée car l’intervention de l’individu engendrera un débat qui ne finira plus par concerner que les étudiants présents dans l’assemblée, se répondant entre eux, tandis qu’un malaise relatif s’installait.
L’auteur de cette prise d’otage, bien plus que l’émetteur de la question, n’est autre que Samuel P. Huntington. Il serait présomptueux de ma part de vouloir en faire ici la critique, autant que d’espérer résumer le débat qui suivra la parution en 1997 (en français) du livre Le Choc des civilisations (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996). L’oeuvre de ces quelques lignes à l’espoir de la fraîcheur. Celle de l’ouverture, par le jeu de mots – titre de cette carte blanche – d’un célèbre anthropologue indien, Arjun Appadurai, sur un concept différent qui, s’il ne réduit pas le débat à une querelle de termes, l’oriente différemment peut-être pour lui rendre la fécondité qu’il mérite.
La question
Je résumerai l’intervention problématique de la manière suivante : « Huntington dans son livre pointait le choc des civilisations occidentale et islamique. Il ne faut pas oublier les valeurs qui sont celles de l’Occident et sur lesquelles on ne peut transiger ». Il s’ensuivit alors une foule de remarques, absolument légitimes autant que démunies, face à l’immobilisme qui semble dissimulé derrière de tels propos : « Qu’est-ce que l’Occident ?« , « Quelles en sont ses valeurs si elles sont si claires ? « , « Il n’y a pas ‘une’ civilisation islamique « , etc.
Voilà de nombreuses années que les thèses contenues dans le livre d’Huntington sont les objets de la polémique ; il est possible de le dédouaner de la plupart des critiques que lui font ses détracteurs, auxquels sa (re)lecture approfondie serait certainement salvatrice. Cependant, le pouvoir quasi devin que d’autres lui attribuent à l’aune de phrases similaires à celles-ci : « Les chocs dangereux à l’avenir risquent de venir de l’interaction de l’arrogance occidentale, de l’intolérance islamique et de l’affirmation de soi chinoise » (Huntington, 2000, p.265) est problématique également.
Appadurai et la « civilisation des chocs »
Comme précisé dans l’introduction, je ne déroulerai pas les propos de Huntington. J’encourage sa lecture, qui se doit alors d’être immédiatement suivie de beaucoup d’autres, dont celle que je veux présenter ici : Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation (2007), d’Arjun Appadurai. En effet, Huntington s’exprimait en ces termes : « L’histoire des hommes, c’est l’histoire des civilisations. Il est impossible de concevoir autrement l’évolution de l’humanité » (Huntington, 2000, p.43) ; à cela, Appadurai répond que la récente histoire du monde lui donne tort. Avec une tournure heureuse, il préfère parler de « civilisation des chocs » plutôt que d’un « choc de civilisations ».
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Il est évident pour Appadurai que des clichés persistent sur ce que l’on attribue à la puissance décisionnelle de l’État-nation contemporain : on le pense unique détenteur des choix à grande échelle, titulaire d’un ordre social caractérisé par l’absence de guerre, et on a l’impression puissamment ancrée qu’une différence existe entre le désordre social intra-muros et la guerre internationale. Le 11 septembre fut un moment de remise en question totale. L’auteur pose la question qui fâche : mais qui sont ces nouveaux acteurs ? Une course à la dénomination de l’ennemi s’amorçait après les attentats pour devenir : « (…) un obscur ennemi global : la terreur, le terrorisme, les terroristes. » (Appadurai, 2009, p.37). C’est ici que le professeur à l’université de New York rend un hommage discret à feu le sociologue Zygmunt Bauman. En effet, il voit dans le soutien apporté aux U.S.A. après le 11 septembre la preuve manifeste d’une guerre lancée contre un autre type de système que celui qualifié de vertébré, caractérisant l’État-nation : le système cellulaire.
Dans un monde où les protocoles internationaux et transnationaux concernant les lois, les budgets, les technologies de l’information se sont édifiés dans un objectif de facilitation des échanges économiques à l’échelle globale, les États sont tiraillés entre la défense électoraliste de leur « souveraineté nationale » et la nécessité de plus en plus pressante d’ouvrir largement leurs frontières aux multinationales et donc au capital. Mais ces flux, s’ils participent au déclin de l’État-nation, participent également à la création de nouvelles formes de solidarité, qui se déploient sur un terrain politique qui n’appartenait autrefois qu’à l’État. Parallèlement à cela, on attribue l’accélération des inégalités entre les États au « (…) produit direct de la force sans entrave du capitalisme global et de son guide national indiscuté : les États-Unis. » (Appadurai, 2009, p.42). Appadurai relayera la vision de certains pour qui l’attentat du 11 septembre est une sorte de « justice » s’abattant sur les U.S.A., justice qui trouve son origine dans l’attentat « moral » représenté par la « logique de l’exclusion économique ».
La notion de système cellulaire – dont le nom fut préféré à celui de « réseau », trop vague -, s’oppose aux systèmes vertébrés qui « (…) s’appuient fondamentalement sur l’idée d’un ensemble fini de normes et de signaux coordonnés et régulatoires. » (Ibidem, p.46), les systèmes cellulaires sont dénationalisés, opportunistes, mobiles et recombinants. Ces caractéristiques sont aussi celles des O.N.G. qui, si les jeux de mots me sont permis, mettent en oeuvre des stratégies internationales de contestation nationale et de contestation des multinationales, en utilisant le mode de déploiement cellulaire dans le but de créer des solidarités nouvelles. Nous comprenons le scepticisme profond que le travail de Huntington inspire à Appadurai, en effet, nous ne sommes pas dans un « choc de civilisations [1]« , mais dans un « (…) choc entre différents modes d’organisation à grande échelle – cellulaires et vertébrés – au sein de la crise permanente de la circulation. » (Ibidem, p.52). Il s’avère que les organisations terroristes sont construites selon un régime cellulaire également. La violence en est facilitée, la terreur plus aisément instillée. D’ailleurs, si la vie quotidienne est saturée de violences, peut-être devons-nous reconsidérer le propos d’Achille Mbembe qui voyait s’annoncer un nouvel ordre, fondé sur la violence ou sa perspective. Quel exemple plus déterminant que le « terrorisme » pour démontrer que la mince pellicule qui séparait les sphères civile et militaire est détruite ? Appadurai en vient à cette définition de la terreur : « La terreur est le nom qui convient à toute tentative pour substituer la violence à la paix comme ancrage le plus sûr de la vie quotidienne. » (Appadurai, 2009, p.54).
Ce propos, maladroitement exprimé ici, j’ai eu la chance de pouvoir le tenir lors du problématique débat ressurgissant d’entre les thèses de Samuel Huntington. Il s’avère pertinent de considérer l’époque contemporaine comme étant celle de chocs entre différents modes d’organisation, étant donné qu’ils se superposent dans des espaces géographiques localisés, tout en appelant l’Ailleurs. Il faut, selon moi, rendre à Appadurai le mérite de la tentative. Celle de contribuer à l’assainissement d’une problématique qui attisait et attisent encore les passions. Le choc ne disparaît pas, mais il se décrit avec lui dans la nuance de nos sociétés complexes.
Lionel Remy, Doctorant en anthropologie au sein du CISMOC (Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain), Université Catholique de Louvain (UCL)
[1] Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, 72 (3), 1993.
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