» La Belgique reste une particratie «
A 36 ans, il est le nouveau directeur du Crisp, le centre de recherche et d’information socio-politiques. Dans le sillage de Vincent de Coorebyter et de Xavier Mabille, Jean Faniel sera donc le prochain « monsieur élections ». Pour lui, les jeux sont loin d’être faits dans la perspective du scrutin à hauts risques de 2014. Il pose un regard plus inquiet sur l’évolution des mécanismes de pouvoir, qui voit la Belgique demeurer une particratie, au détriment des parlementaires, et les syndicats s’affaiblir dans un modèle de décision de plus en plus corseté par l’Union européenne.
Le Vif/L’Express : La rentrée politique sera-t-elle inévitablement une rentrée de campagne ?
Jean Faniel : Pas forcément. Le gouvernement Di Rupo sait qu’il jouit d’une période d’activité réduite vu qu’il a fallu déjà 540 jours pour le former. Il ne peut donc se permettre une longue campagne électorale. D’autant que la stratégie des partis de la coalition est justement d’engranger un maximum de résultats avant de se présenter devant les électeurs, en particulier les électeurs flamands à qui la N-VA serine que rien ne fonctionne au fédéral.
Etre au pouvoir n’est pas toujours un avantage électoral. Le PS est aujourd’hui très critiqué par la FGTB…
C’est vrai. Les critiques fusent, mais elles sont néanmoins atténuées par des voix plus fidèles au parti socialiste. Ces voix rappellent que, sans le PS, le syndicat risque de se priver d’un relai vital. Certains syndicalistes gardent en mémoire les années Martens-Gol, le gouvernement le plus à droite de ces quatre dernières décennies. Ils ne veulent pas revivre ça. S’ils sont critiques vis-à-vis des socialistes, ils en sont aussi dépendants.
C’est vrai aussi pour la CSC ?
Moins que pour la FGTB, car le syndicat chrétien, en tout cas au niveau de ses dirigeants, a diversifié ses relais. Le CDH n’arrive plus en tête des préférences de la CSC et de ses différentes composantes. C’est d’abord Ecolo et le PS. En Flandre, l’ACV est resté plus fidèle au CD&V. Il s’agit moins d’une question de loyauté que de poids politique.
La N-VA est un parti jeune qui se rôde au pouvoir. Est-ce une position plus confortable que celle d’un parti au pouvoir depuis 25 ans ?
Non. La situation de la N-VA est plus délicate qu’en 2010. On sent d’ailleurs que, pour son congrès sur le confédéralisme prévu fin janvier prochain, le parti est attendu au tournant par les médias flamands. Ceux-ci sont plus critiques qu’auparavant. Je ne suis pas certain qu’aujourd’hui, le régime alimentaire spectaculaire de De Wever serait médiatisé en Flandre de la même manière qu’en 2012.
Peut-on être si certain que la N-VA fera un carton en 2014 ? La N-VA reste la principale alternative aux partis gouvernementaux, mais il faut rester prudent. Depuis les années 1990, l’électeur flamand s’est montré extrêmement volatil, bien plus que le francophone. Il suffit de regarder les scores électoraux au Sénat où les candidats se présentent devant l’ensemble des électeurs de leur communauté, contrairement aux autres assemblées. Le champion flamand en voix de préférence est chaque fois issu d’un parti différent : Jean-Luc Dehaene (CVP) en 1999, Steve Stevaert (SP.A) en 2003, Yves Leterme (CD&V/N-VA) en 2007 et Bart De Wever (N-VA) en 2010.
Le séparatisme est toujours une angoisse des francophones. Le rattachisme à la France semble être une option pour bon nombre d’entre eux. Comment expliquez-vous cette fascination pour le voisin français ?
C’est vrai qu’on l’entend beaucoup dans les discours ou les conversations. Mais cela ne se reflète pas dans le choix électoral. Le RWF (Rassemblement Wallonie France) est un parti qui ne décolle pas. Le contexte lui est pourtant favorable. D’autres petits partis, comme le PTB ou le Parti populaire, ont, eux, réussi une percée électorale. Il faut donc relativiser le rattachisme.
Elio Di Rupo restera-t-il un grand Premier ministre dans l’histoire politique de la Belgique ?
Il est trop tôt pour le dire. Il a tout de même réussi, avec son équipe, à faire aboutir des dossiers qui empoisonnent la vie politique depuis des décennies, comme la scission de BHV. Ses prédécesseurs avaient enterré le dossier parce qu’ils s’y cassaient les dents. Parmi eux, Guy Verhofstadt (Open-VLD), qu’on présente toujours comme un grand Premier ministre, et Herman Van Rompuy (CD&V), à qui on a tressé beaucoup de lauriers. Le nom de Di Rupo restera donc accolé à des réformes institutionnelles fortes. On remarque d’ailleurs que ce sont souvent des gouvernements tripartites brefs qui ont permis d’avancer dans le champ institutionnel, comme Martens III, entre mai et octobre 1980. Ces grands attelages issus d’une crise tiennent peu longtemps mais engrangent des réformes importantes. Or ce gouvernement-ci tient depuis près de deux ans déjà.
Di Rupo Ier a aussi adopté de sérieuses réformes sur le plan socio-économique…
C’est vrai, mais là, les regards sur l’empreinte qu’il laissera seront différents, selon les sensibilités politiques. Certains lui reprocheront d’avoir permis que les conditions des travailleurs se dégradent, d’autres apprécieront ses réformes.
Il faut dire que le modèle social belge est de plus en plus mis sous pression, notamment par l’Union européenne. Difficile de résister ?
La pression venant de l’international est devenue très forte, que ce soit celle de la Commission européenne, celle du benchmarking entre pays ou celle d’institutions comme le FMI et l’OCDE qui prônent l’abandon par la Belgique du système d’indexation des salaires. Même si les avis de ces deux dernières n’ont rien de contraignant, ils sont insistants. Dans ce cadre-là, le modèle de concertation a considérablement évolué. Voyez les trois derniers accords interprofessionnels. Celui de 2009-2010 a été très difficile à atteindre, celui de 2011-2012 a été rejeté par la FGTB et la CGSLB et la norme salariale a été imposée par le gouvernement. Pour 2013-2014, il n’y a pas eu de négociation…
Quelles conséquences cela a-t-il pour les syndicats ?
Pour eux, le problème est que la concertation se joue sur trois niveaux : interprofessionnel, sectoriel puis au sein des entreprises. A partir du moment où la norme est verrouillée au niveau interprofessionnel, les niveaux subalternes n’ont plus rien à dire. Si les salaires sont bloqués, il ne reste quasi rien à se mettre sous la dent pour les syndicats. Cela affecte leur légitimité aux yeux de la base. Il y a un risque de désaffection. Et on peut prédire que le gouvernement va conserver à terme ce pouvoir de définition de la norme salariale.
Quel poids ont encore les syndicats dans les mécanismes de décision ?
Ils restent très présents, avec un vis-à-vis patronal, dans de nombreux rouages de décision, tant au niveau de la sécurité sociale que du Conseil central de l’économie, du Conseil national du travail ou de la commission de l’index. Ou encore, au niveau de la justice, avec les juges sociaux dans les tribunaux du travail. Mais, en termes de rapport de force, ils ont perdu du terrain. Ils peinent à se faire entendre sur des questions comme les salaires, le travail intérimaire, la fiscalité… Leur marge de manoeuvre s’est fort réduite.
Qui détient réellement le pouvoir aujourd’hui en Belgique ?
C’est la question fondatrice du Crisp ! A l’époque de la création du centre, dans les années 1950, le constat était que ce n’était ni le gouvernement ni le Parlement qui se trouvaient en tête de liste des décideurs. C’était surtout les grands groupes financiers et industriels, les partis politiques et l’Eglise catholique. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? L’Eglise a indubitablement perdu de son influence. Pour le reste, le jeu des décisions prises au niveau national est devenu très corseté par l’Europe qui est un pôle de pouvoir prédominant. Nous sommes dans un modèle de décision contraint.
L’Union européenne, ce sont les Etats…
Oui, mais l’UE a ses institutions propres, notamment la Cour de justice dont les arrêts sont contraignants. En outre, une voix sur 28, ce n’est pas énorme. A fortiori quand on s’appelle Elio Di Rupo plutôt qu’Angela Merkel. Il est tout de même frappant de voir que le traité européen sur la stabilité budgétaire a été ratifié quasi sans débat, cet été, par plusieurs de nos parlements. La CSC et la FGTB, qui représentent trois millions d’affiliés, avaient demandé qu’il y ait des auditions publiques sur le sujet dans les assemblées. En vain.
Et les groupes financiers et industriels ?
Ils restent très influents. Aujourd’hui, ce sont des multinationales, parfois cotées en Belgique d’ailleurs. Leur réel pouvoir est leur capacité d’investissement et de désinvestissement qui peut les amener à faire du chantage avec le pouvoir politique. Quand DHL a menacé de quitter Zaventem pour Leipzig en Allemagne si on supprimait les vols de nuit, le gouvernement Verhofstadt s’est plié à sa volonté. Idem avec Lakshmi Mittal à Liège. La mondialisation a renforcé ce chantage.
Les partis politiques sont-ils toujours aussi puissants ?
Cela n’a pas changé par rapport aux années 1950. La Belgique est moins une démocratie parlementaire qu’une particratie. Ce sont les partis – en tout cas, leur top niveau et leurs techniciens – qui décident avant tout. Un exemple : les partis ont négocié la réforme institutionnelle. Ensuite, c’est le Comori, ce comité spécial réunissant des représentants des huit partis signataires de l’accord, qui a été chargé de ficeler les textes. D’ailleurs la semaine dernière, on a dit et écrit dans les médias que c’est le Comori qui avait envoyé les textes au Conseil d’Etat afin de les toiletter avant le débat parlementaire. En réalité, ce sont les présidents des assemblées législatives qui – certes, pour le compte du Comori – ont saisi le Conseil d’Etat comme le veut la procédure légale. Une confusion très révélatrice…
En même temps, les piliers classiques ne sont-ils pas moins homogènes ?
C’est vrai. Ils ont moins d’influence. Il y a moins de cohérence. On peut parler de « dépiliarisation », même si les composantes de chaque pilier gardent du poids. Aujourd’hui, un même citoyen ne choisit plus forcément sa mutualité, son syndicat et le parti pour lequel il vote, dans un même pilier. Le panachage n’est plus exceptionnel. Il reste néanmoins des liens forts. Ce n’est pas un hasard si Jean-Pascal Labille, ex-numéro un des Mutualités socialistes, est devenu ministre. Pas un hasard non plus si Steven Vanackere (CD&V) est tombé à cause du dossier ACW.
Ce pouvoir des partis est-il inquiétant ?
Ce ne sont pas des partis qu’on élit mais des parlementaires. Or le système belge repose sur la discipline de parti. Les élus qui peuvent se permettre d’avoir une voix discordante sont des personnalités incontournables, comme Francis Delpérée (CDH) qui a regretté le manque de débat autour du pacte européen de stabilité. Les autres risqueraient de voir leur carrière politique prendre fin…
Un mot sur la Wallonie. L’Etat PS pourra-t-il encore tenir ses promesses dans une région plus autonome ?
La question est moins de savoir si l’Etat PS pourra encore tenir ses promesses que de savoir, si avec des moyens diminués et des besoins accrus en raison du vieillissement de la population, la Wallonie pourra maintenir une société où les inégalités ne se creusent pas trop. Il y a un consensus idéologique. Cette vision de la société wallonne est partagée par le PS, Ecolo et le CDH. Quant au MR, il ne la remet pas en cause. L’enjeu ne concerne donc pas que le PS qui n’est d’ailleurs pas forcément incontournable pour gouverner la Wallonie.
Vous êtes désormais directeur du Crisp, à la place de Vincent de Coorebyter. Une succession difficile ?
Oui, parce que Vincent est un analyste de très haut niveau, reconnu partout. Non, parce que cela se passe très bien. Vincent reste président du Crisp. Je prends la tête d’une institution qui a conservé sa réputation de sérieux et d’impartialité, avec une équipe où l’ambiance est bonne.
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