La Belgique atteindra-t-elle les 200 ans?
Tous les quarts de siècle, la Belgique soumet le poids de ses ans à l’attachement ou à la désaffection des siens. Et joue chaque fois un peu plus à se faire peur.
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Cinquante, 75, 100, 150, 175… 200 ? Au cap de la cinquantaine, la Belgique a pris le pli de donner rendez-vous tous les 25 ans (sauf exception), afin que l’on se souvienne de sa venue au monde un beau jour de 1830 et qu’on s’en félicite. Passage obligé mais délicat. Non pas que le royaume remette alors son titre en jeu. C’est juste qu’il s’accorde, à moins qu’il ne s’inflige, un test de popularité. Tout le monde est évidemment le bienvenu pour souffler les bougies. Mais depuis toujours, certains ont trouvé motif(s) à forcer le sourire, grincer des dents, cacher leur joie, bouder, huer une Belgique qui n’est pas la leur.
1880 – Le clergé fait faux bond
50 ans, la force de l’âge. La Belgique bombe le torse, en met plein la vue. Etale sans retenue sa prospérité enviée dans le monde entier et sa puissance industrielle, la deuxième du monde après l’Angleterre. Un demi-siècle de réalisations sont à admirer à l’occasion d’une majestueuse Exposition nationale à Bruxelles. Les élites qui se regardent le nombril convient le petit peuple à s’émerveiller en leur compagnie du chemin parcouru depuis 1830. Après tout, ce n’est pas tous les jours fête dans les chaumières.
En réalité, tout le monde ronchonne et l’humeur est plutôt bougonne. Sa Majesté n’est pas la dernière à pester : Léopold II doit faire une croix sur son triple arc de triomphe pour se contenter d’une version provisoire en bois dressée sur le site retenu pour célébrer le cinquantenaire. Le gouvernement libéral a jugé bon d’y programmer la grande cérémonie patriotique le 16 août, décrété nouvelle date de la Fête nationale. Trouvaille d’élites, censée faire oublier les traditionnelles commémorations populaires de septembre et des glorieux combats de la révolution de 1830. On ne pouvait mieux s’y prendre pour couper » le cordon ombilical symbolique avec la naissance révolutionnaire de la Belgique « , souligne l’historienne Gita Deneckere (UGent). Et pour faire vaciller un peu plus encore la flamme patriotique, alors que l’union ne fait déjà plus la force du pays. Catholiques et libéraux sont à couteaux tirés, la guerre scolaire fait rage, le contentieux religieux s’envenime jusqu’à mener à la rupture diplomatique avec le Vatican, le 5 juin. Moralité : l’Eglise boude la plupart des commémorations et, en représailles , certains Te Deum sont boycottés par les autorités civiles et militaires.
Autour de 1905, la Belgique est bel et bien sur une ligne de crête.
Ce n’est pas tout, les socialistes ont eux aussi décidé de jouer les trouble-fête : plus que des miettes, le peuple réclame une part légitime du gâteau qui s’est enrichi depuis la révolution qu’on lui a confisquée. Le 15 août, veille de célébration officielle du jubilé, ils sont 1 500 à 1 600, dix fois moins qu’espéré, à réclamer le suffrage universel dans les rues de Bruxelles. Ce n’est pas La Brabançonne qui retentit sur la Grand-Place mais La Marseillaise et La Carmagnole révolutionnaire que l’on entonne.
1905 – Les socialistes boudent toujours
La septuagénaire a forcément pris des rides mais n’a jamais paru aussi grande et belle, industriellement aussi puissante, culturellement aussi rayonnante. N’a jamais autant rendu fier d’être Belge. » Autour de 1905, la Belgique est bel et bien sur une ligne de crête « , relève l’historien Michel Dumoulin (UCLouvain) et la célébration de ses 75 ans » donne lieu à un impressionnant déploiement de professions de foi en la force et l’unité du pays « .
Sa Majesté n’est pas la dernière à retrouver le sourire : Léopold II peut enfin admirer, pour ses 70 ans, l’arc de triomphe finalisé sur le site du Cinquantenaire. Cadeau au pays, offert sur sa cassette personnelle enrichie sur le dos du Congo et que l’on choisit pour ce motif très contesté d’inaugurer sans pompe. 1905, c’est Byzance : la Belgique a 75 printemps, son roi 70 balais et sa » dépendance « , l’Etat indépendant du Congo, 20 ans. Sauf que le mélange des genres n’est pas forcément apprécié. Le peu populaire » Popold II » a droit à un anniversaire dans la discrétion. Son entreprise coloniale, quoique fort critiquée, est en revanche largement invitée à la table du banquet. Les drapeaux congolais voisinent volontiers avec les couleurs nationales aux fenêtres et en tête des cortèges.
Lors du centenaire de 1930, plus personne ne peut ignorer la dualité belge.
» Devant nous monte le chemin qui nous conduira au premier centenaire de l’indépendance. » Au ténor libéral Paul Hymans grisé par tant de ferveur patriotique, Léopold II réplique en demandant à voir : » Nous sommes dans une période de fêtes, mais les fêtes ne suffisent pas à assurer la vie nationale. Si les Belges veulent vivre, ils doivent vouloir des actes patriotiques. » Bien vu : » l’âme belge » alors portée aux nues voit émerger des variantes flamande et wallonne ouvertement revendiquées par des voix qui passent encore pour » extrêmes « . Et les socialistes, eux, boudent toujours. 75 ans de domination bourgeoise obstinément sourde aux appels au suffrage universel, ça suffit. 25 députés du POB ont voté contre la loi de financement des manifestations patriotiques et le refus de s’associer aux fêtes du centenaire prive de présence socialiste le grand banquet donné en l’honneur des 2 235 bourgmestres de Belgique.
1930 – Les flamingants (se) manifestent
La centenaire trouve encore la force de se mettre sur son 31 quand il s’agit de sauver les apparences. Elle brille de mille feux le 21 juillet, au parc du Cinquantenaire à Bruxelles où, sous les arcades de l’arc de triomphe offert par Léopold II, a été dressé un trône géant surmonté d’une énorme couronne dorée. Cent ans, ça vaut bien un peu de faste et de panache. Aubaine, la Belgique peut reposer ses vieux jours sur un solide bâton de vieillesse : Albert Ier, statufié Roi-Chevalier de son vivant, est la vedette incontestée d’un anniversaire qui capitalise sur l’épreuve encore récente de la Grande Guerre pour exalter l’amour de la patrie.
Les anciens combattants de 14-18 sont donc de sortie. Leur défilé sous le regard de 20 000 invités disposés dans deux tribunes dressées sur l’esplanade, sonne comme » une réponse éclatante à ceux qui, écoutant les mauvais bergers, ont voulu saborder les fêtes nationales « , jubile La Libre Belgique en commentant ce moment d’intense émotion. Sans jurer encore ouvertement sa perte, on chercherait donc à faire mal au pays. » Lors du centenaire de 1930, rappelle l’historien Emmanuel Gérard (KULeuven), plus personne ne peut ignorer la dualité belge. » Ne peut nier, au milieu des réjouissances patriotiques, les accès de particularisme antibelge d’un mouvement flamand de plus en plus remuant. Un foyer s’allume le 24 août lors du 11e pèlerinage de l’Yser organisé au pied de la tour officiellement inaugurée cette année-là. Inondés de petits drapeaux tricolores répandus par un avion, les participants au rassemblement se heurtent à la gendarmerie. Il y a quelques plaies et bosses. Le martyrologe flamingant possède sa » bousculade de 1930 « .
1955 – La fête attendra
Privée de sortie pour ses 125 ans ! La Belgique patientera jusque 1958 pour déballer son beau cadeau d’anniversaire : une Expo universelle, initialement prévue en 1955 mais reportée pour cause de tensions internationales. Son chant du cygne.
1980 – Se dire Belge mais plus trop fort
Grosse fatigue. Venir à bout de 150 bougies devient une épreuve tant le souffle se fait court. Un siècle et demi d’existence, ça vous use terriblement un pays. La Belgique a 150 ans et plus rien de très glorieux à étaler : une déconfiture industrielle, une déroute budgétaire, une débâcle sociale, une instabilité politique (quatre reconfigurations gouvernementales en 1980), une impasse institutionnelle, la pétaudière fouronnaise, des conflits communautaires inapaisables.
Le coeur n’est pas trop à la fête. Il faut néanmoins faire bonne figure. Enchaîner les festivités officielles, miser sur les réjouissances populaires sur lesquelles le temps a peu de prise, sur les bains de foule réservés au couple royal qui se retrouve parfois aussi à la merci de l’extrémisme flamingant. Lequel réclame bruyamment l’amnistie, à portée de voix du roi en visite à Anvers. Puis menace de perturber les manifestations populaires programmées en septembre à Bruxelles.
Les belgicains se mettent à raser les murs, Baudouin est prié de souffrir en silence devant l’état de déliquescence d’un royaume sur lequel il règne sans gouverner. II faut désormais se taire ou choisir son camp. » Sous peine de passer pour un unitariste, avec ce que cela implique d’antiflamand ou d’anti- wallon, on n’ose pas faire état de sa fierté nationale belge, et on n’ose encore moins célébrer la gloire de la Belgique. Lors du 150e anniversaire de l’indépendance en 1980, le roi s’en abstient soigneusement. Le maître-mot est désormais communautés : deux communautés qui deviennent de plus en plus étrangères l’une à l’autre. » (1) Les flonflons patriotiques se perdent dans le brouhaha causé par l’approfondissement de la réforme de l’Etat. 1980 est un tournant, un grand cru dans la douloureuse matérialisation du fédéralisme. L’année de ses 150 ans, la Belgique de papa passe pour de bon de vie à trépas.
2005 – la Flandre plombe l’ambiance
La carcasse résiste mais les coups portés laissent des traces. Le manque d’égards a rendu la Belgique méconnaissable. Pour mieux masquer ses 175 printemps, on ravale la façade. On lui flanque un nouvel anniversaire censé la ramener dans la fleur de l’âge, celui de ses 25 ans de fédéralisme, et tant pis s’il faut pour cela un peu tricher avec l’historique du cheminement institutionnel entamé en réalité en 1970. » 175 ans de Belgique, 25 ans de fédéralisme, le temps des rencontres « , clame le slogan. Va pour la positive at- titude : le propos convenu appelle à ne pas verser dans la nostalgie et la contemplation du passé mais invite les Belges à aller de l’avant. Riche idée quand le passé n’est pas très joli à voir et que le présent, en ce printemps 2005, est bien pourri par l’impossible scission de BHV qui pousse des bourgmestres flamands à menacer de boycotter les cérémonies officielles.
Lors du 150e anniversaire, le maître-mot est désormais communautés.
Le » comité des fêtes 175-25 » s’est étoffé et chaque entité du pays s’est engagée à jouer loyalement le jeu. La Flandre s’exécutera mais en se pinçant le nez : son gouvernement dirigé par Yves Leterme (CD&V) avec la jeune N-VA à bord, traîne les pieds, délie les cordons de la bourse avec parcimonie, prétexte avoir reçu trop tardivement le programme des commémorations pour pouvoir assurer autre chose que le service minimum. Elle déclare qu’elle ne sera de la fête qu’à la la condition de pouvoir bien marquer le territoire flamand dans le concert des manifestations. Le partenaire N-VA de la majorité apporte sa contribution sur le Web : un site www.geen200jaar.be. Les nationalistes flamands font un voeu : plus de Belgique à fêter en 2030. Ou alors, à la rigueur, à l’état de relique.
(1) Le Grand Siècle de la nationalité belge, par Jean Stengers et Eliane Gubin, éd. Racine, 2002.
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