Kiwi Jackson, une légende urbaine
A Charleroi, c’est un phénomène. Autoproclamé » meilleur danseur » de la ville, il est depuis trente-cinq ans partout où quelque chose se passe. Et attire les regards parfois gênés des Carolorégiens. Portrait d’une icône que tout le monde connaît mais dont personne ne sait rien.
Charleroi n’est pas Liège, elle n’a pas d’histoire millénaire et sa légende s’écrit avec d’autres standards. Moins augustes sans doute, moins pompeux peut-être, mais plus rigolos toujours. Depuis plus de trente ans, un homme se fond si difficilement dans le paysage carolorégien qu’il en est devenu un repère. Il est à Charleroi ce que la Tour Eiffel est à Paris, en plus lumineuse, ce que la statue de la Liberté est à New York, en plus gigotante, ce que la Tour est à Pise, en plus penché, et même ce que le ring intérieur est à Charleroi, en mieux entretenu. Cet homme, ce monument multicolore, c’est Kiwi Jackson. Cet homme, Kiwi Jackson, qui s’est depuis plus de trente ans autoproclamé » meilleur danseur de Charleroi « , est une si grande légende urbaine que circulent sur lui des dizaines de racontars : il serait marié, nous dit un jour un policier » qui avait connu le Charleroi d’avant « . Il viendrait d’une famille riche, nous disait un moment un pilier de comptoir du Charleroi de maintenant. Il serait mort, pensa même un jour tout le Charleroi d’alors, pendant ces années où on le vit moins. Kiwi Jackson n’est ni marié, ni riche, ni mort, il n’est rien de tout ça, il est Kiwi Jackson et c’est déjà pas mal.
Un mystère aussi profond que les origines de Superman entoure le personnage de Kiwi
Mais au fond, qu’est-il ? Personne mieux que Philippe Genion, qui sait ce que savent tous les Carolos mais qui l’explique mieux, et qui lui a consacré une entrée dans sa très exhaustive Encyclopédie du Baraki. De l’art de vivre en jogging en buvant de la bière (Le Seuil, 2017), ne pourrait aussi bien le décrire sans jamais lui avoir parlé. » Physiquement, il est très maigre, assez grand, et a un nez énorme, des yeux un peu glauques, et s’habille d’un justaucorps en lycra, noir ou fluo, par-dessus lequel il enfile des dessous féminins en dentelle, ou des slips, enfin ce qui lui tombe sous la main apparemment, plus de longues chaussettes, des chaussures elles aussi fluo, une casquette et des lunettes de soleil de type « Matuvu Floride-Las Vegas ». Son âge est incertain. Certains disent que c’est un trentenaire qui a l’air plus vieux, d’autres qu’il aurait 55 ans mais bien entretenu à la Nivea. En ce sens, un mystère aussi profond que les origines de Superman ou la sexualité de Pierre Palmade entoure d’une galaxie de doutes le personnage de Kiwi.
Son modus operandi est toujours le même. Il arrive au lieu de la fête ou du marché avec un radio-cassettes (enfin on appelait ça comme ça « de mon temps », maintenant je pense qu’on dit « boom box » ou « ghetto blasteure » mais moi je suis vieux, hein) qu’il pose par terre sur un trottoir ou le coin d’une place. Devant l’appareil, il installe un petit panneau indiquant « Kiwi Jackson, meilleur danseur de Charleroi », et il met la musique. Il commence alors son « show », qui consiste à marcher de long en large en tapant dans les mains et en haussant les épaules, puis à faire demi-tour et recommencer en criant parfois « allez » ou « wéé ». »
« Tout le monde paie ici, Monsieur. Même mon frère »
En savoir plus que ce que savent tous les Carolos n’a pas été simple, tant contacter Kiwi est aisé mais le convaincre, coûteux. Son numéro, il est facile à trouver. Sa carte de visite, hiéroglyphique patchwork, circule largement, avec ses coordonnées et ses tarifs (ainsi que ceux de la Cordonnerie des 4-bras, à Gilly, son sponsor) : une animation à six euros, deux animations à dix euros et, clou de sa gamme, son show sexy en string à 50 euros – Kiwi, dont les privautés sont, dit-on, généreuses, a la libido puissante, autant savoir. Mais Kiwi est un négociateur aussi habile qu’invulnérable. » La seule fois que je me suis disputé avec lui, c’était parce qu’il n’était pas d’accord avec le prix du disque qu’il voulait m’acheter. J’ai dû le sortir de mon magasin « , raconte DJ Joss Mendosah, grand nom du clubbing belge, jadis disquaire, qui a presque avec Kiwi le même rapport qu’Homère avec Ulysse : il a écrit sa légende, sauf qu’il ne l’a pas encore chantée. » Pourtant, ça fait des années qu’il me demande de lui composer une Kiwi Dance « , rigole-t-il.
Alors, quand on a appelé Kiwi, qu’il a décroché et qu’il a dit : » Monsieur, tout travail mérite salaire, tout le monde paie ici, même mon frère. Le Vif ? Je connais, ça coûte 6 euros 10, c’est pour les riches ça monsieur ! « , avant de fixer un prix, on a compris qu’il faudrait solliciter une note de frais. Mais enfin ça s’est fait, ne soyons pas chiche, et on s’était donné rendez-vous au Royal Nord, Ville-Haute, où l’on sert dit-on les meilleures chopes de Wallonie, un bruineux mercredi d’automne. Il y avait quelques clients qui, chacun, avaient une histoire à raconter. Les plus anciens l’avaient vu pratiquer de spectaculaires enfouissements dans d’impudiques cafés de la Ville-Basse. Les autres s’amusaient de l’avoir croisé dans une lointaine brocante ou à une distante kermesse où il s’était rendu à vélo, à la joyeuse surprise des enfants qui s’y trouvaient. Certains pensaient qu’il était riche, savaient qu’on l’avait dit mort, avaient entendu dire qu’il était marié. Tous souriaient.
Car s’il fut longtemps cantonné à un monde adulte, tout le monde, aujourd’hui, aime Kiwi. Il est l’icône excentrique qui rassemble les anciens nostalgiques et les modernes empathiques. Mais presque tout le monde, en fait : empathiques, ouverts et chaleureux, les Carolos ne le sont malheureusement pas tous. » J’ai encore récemment vu des minables, en fin de soirée, jeter de la bière sur Kiwi. C’est révoltant « , s’attriste Thomas Parmentier, échevin carolo du Tourisme (PS). Et parfois, encore, un dissensus sur ce que devrait être la pudeur en ville ou un différend commercial tournent mal. On entend alors, quelques jours plus tard, Kiwi bredouiller être tombé dans les escaliers. N’empêche : après presque quatre décennies de carrière, l’unanimité n’est pas loin. » Même ma petite fille n’a pas peur de lui : il la fascine et il l’amuse « , raconte Thomas Dermine, Wallon de l’année 2018 devenu directeur de l’Institut Emile Vandervelde après avoir piloté la cellule Catch lancée à la suite de la fermeture de Caterpillar (NDLR: il est désormais secrétaire d’Etat au gouvernement fédéral).
Lorsqu’il est entré au Royal Nord, ce mercredi bruineux d’automne, avec un sac de commissions plein de choses et d’autres ( » C’est mes ventes « , il dit), avec son boombox trouvé au Cash Converters de Gosselies ( » 300 watts, c’est une affaire, il est beau non ? « ) enrobé de bandes de caoutchouc, avec son collant blanc strié, sa ceinture rouge, son top en dentelle et sa doudoune sans manche tavelée de Kiwi Jackson à l’Artline (on prononce » Arkligne « , à Charleroi), il descendait de Charleroi-Nord, où il habite une petite maison remplie du fruit de ses achats et du germe de ses ventes, de pièces de ses costumes mises à sécher, d’une assez gigantesque télévision, qui chaque matin passe Vivacité, et des DVD grivois ( » J’en ai six cents, pardon mais moi je n’ai pas de femme, et le sexe, j’aime bien « ). Et où il s’appelle André, où il paie un loyer ( » 500 euros, c’est une affaire, elle est belle non ? « ) avant, une fois reçu l’héritage de ses parents, d’en devenir bientôt dit-il, » on doit passer chez le notaire avec mes frères « , le propriétaire soulagé ( » J’ai fait une affaire, elle est belle non ? « ).
Kiwi a 58 ans. Lorsqu’il ne s’appelait pas encore Kiwi, Kiwi Jackson était donc un petit André, deuxième d’une fratrie de quatre
Il s’est assis, donc, au Royal Nord, après avoir déposé quelques mangas derrière le bar, où le patron voulait savoir s’il pouvait lui trouver le DVD de L’Aventure c’est l’aventure. Il s’est fait commander un café, et puis on a pu en savoir plus sur cette légende que personne n’avait encore jamais pu écrire. Kiwi a 58 ans. Lorsqu’il ne s’appelait pas encore Kiwi, Kiwi Jackson était donc un petit André, deuxième d’une fratrie de quatre, dont l’aîné est décédé, et dont le papa était chauffeur à la SNCV, les » vicinaux « , comme on dit encore de nos jours. Ils habitaient Jamioulx, puis Gozée, puis Montigny-le-Tilleul, au sud de Charleroi. On devine que l’enfance n’a pas été des plus heureuses et que les études n’ont pas été faciles. André, manifestement déjà différent, a été placé. Il a fait quelques Instituts médico- pédagogiques, et garde un souvenir douloureux d’un bref passage à l’Université du Travail, où » ils avaient essayé de me faire fumer, non mais moi j’aimais pas ça, je me suis jamais drogué, rien, moi. Ils m’ont tapé « . Il n’a fait que quelques semaines de service militaire.
» Je n’ai jamais été amoureux »
Il a travaillé un peu, comme monteur de voies. Aux vicinaux, forcément. Il y a longtemps, forcément. Son contrat n’a pas été renouvelé, forcément. Il a vécu chez ses parents très longtemps. Ils sont décédés aujourd’hui. » Ils étaient malades. Ils sont allés au home. Je les ai suivis jusqu’au bout. » On sent qu’avec ses frères, les relations ne sont pas les plus heureuses, et que la perspective d’un héritage à partager ne fluidifie pas les rapports familiaux. » Je les vois encore, si, si. De temps en temps je les croise « , il dit. Il vit seul, Kiwi, et il a au fond peu d’amis proches, et il n’a pas d’épouse ni d’époux non plus. » J’ai jamais été amoureux moi, non, non. Je sais pas pourquoi. C’est comme ça. Mais je suis déjà allé avec des femmes, et aussi des hommes « , il dit en dodelinant de la tête. Il n’a pas d’enfant, et il n’en veut pas. » Y a pas d’avenir pour eux, avec le climat « , avant de proposer de venir boire un café chez lui – et peut-être de regarder un film, mais on a préféré dire non. Pas riche, et ni marié donc, Kiwi Jackson. Mais jamais mort non plus.
Ce qui le garde en vie, c’est la musique et la danse, ce qu’il appelle la musique, et ce dont il dit que c’est de la danse, ce qu’il nomme ses performances (et aussi ce dont il parle beaucoup et qu’il a puissant, voir plus haut). » Adolescent, je ne faisais que ça. Ecouter de la musique. Danser. De la musique. Danser. Tout. De la chanson française, Jacques Brel, Supertramp, la disco, tous les chanteurs, tout, da ! Et Michael Jackson. Moi j’étais fan de Michael Jackson ! » Tellement que lorsqu’il commence à circuler, dans les années 1980, déjà avec son vélo, on disait mountain bike à l’époque, déjà avec un ghetto blaster, on ne disait pas encore boombox à ce moment, déjà avec des collants fluo, il se baptise André Jackson. La légende n’est pas encore née mais elle est presque à terme. C’est DJ Joss qui lui change le nom. Il se souvient. » J’étais stagiaire chez un disquaire de la galerie Bernard, c’était en 1988. Ça faisait déjà un petit temps que je voyais André, qui écoutait Bad, de Michael Jackson, en boucle. Il avait sa pancarte André Jackson, et je lui ai dit qu’il fallait qu’il se trouve un autre pseudonyme. Un peu plus tard est arrivée la première vague du rap francophone, et André se déchaînait sur Pompe Pompez ! (Paris Danse le funky), d’un groupe qui s’appelait Kiwi. Il devenait fou là-dessus ! Et c’est encore une des chansons qu’il passe le plus… Alors je lui ai dit qu’il devait s’appeler Kiwi. Je lui ai fait son affichette avec son nouveau nom, et il m’a dit qu’il lui fallait un logo. Quelques jours plus tard, il est revenu avec, collé sur sa nouvelle affichette, le lapin de Belgique N°1. Génial ! C’était déjà tout Kiwi « , rigole-t-il.
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Plus fort que Julien Doré
Le succès, disons, est mitigé. Mais le performeur est obstiné, en témoigne la répétitivité hypnotique de ses chorégraphies. Il se fait déjà payer par des fans pas toujours empathiques. Pas grand-chose, mais, empathie ou pas, Kiwi Jackson gagne en notoriété, et même en popularité. Il se gargarise, aussi, d’avoir participé à quelques salons de l’érotisme, et on entend bien qu’il a pu faire commerce de ce qu’il a dit-on de puissant (voir plus haut). » Les shows, c’était 100 francs au début, puis 500, puis 1 000, mais après, avec l’euro, ça a encore augmenté. Tout augmente, avec l’euro « , explique-t-il. Les revenus engendrés par sa vie d’artiste et la maigre allocation qu’il perçoit – il dit que c’est le chômage, on en doute -, il les complète en chinant. Car Kiwi, quand il ne danse pas, achète et vend de tout : des vêtements et des sous-vêtements, de la musique et des films, des mangas et de petits ustensiles, des peignes, des bijoux en plastique et d’autres cacailles. Comme ce gris dimanche d’octobre où on l’a trouvé sur le marché de la Ville-Haute à vendre quelques montres en toc : » cinq euros la montre à bisset. Une montre à bisset, c’est comme une montre à gousset, mais pour femmes. C’est une affaire, non ? » Il n’en a pas vendu beaucoup ce jour-là (une seule, mais lui en a acheté une à dix euros à un vendeur moins ambulant) qu’il avait, la veille, commencé en animant l’anniversaire d’une dame de 54 ans et qu’il était fatigué et, un peu, mal tourné. La semaine d’avant, il avait égayé un enterrement de vie de garçon. » J’ai gagné 70 euros : 40 pour la performance, et 30 comme pourboire. Et puis ils m’ont laissé manger et boire. Il y avait une strip-teaseuse, aussi. Elle, elle a reçu 140 euros, mais elle, elle n’a pas mangé, elle est restée vingt minutes « , dit-il avec l’air matois du boursier repu.
C’est bien sûr le week-end que gonfle son chiffre. En semaine, il sort peu, » y a plus rien en semaine « , sauf pour » faire quelques ventes « , et aussi quelques achats, après avoir écouté » l’émission de Cyrille « , C’est vous qui le dites, sur Vivacité. Il se fait à manger, ce qu’il trouve, ce qu’on lui donne, ce qu’il achète. Surtout du pain, » j’aime bien moi le pain « , et puis il écoute de la musique sur une colonne de baffles très bruyants, il regarde un de ses nombreux DVD, il entretient son matériel, il prépare ses prestations du week-end. » J’ai un livre avec les brocantes, et je choisis. Sinon je vais au marché ou sur les fêtes. Aux fêtes de Wallonie, à Namur, j’ai fait 300 euros en deux jours. Non, les gens m’aiment bien, ils aiment bien la danse, mieux qu’avant. »
Les gens s’en sont rendu compte récemment, qu’ils aimaient bien sa danse. Car pas marié et pas riche, Kiwi Jackson n’est jamais mort, mais il n’en a pas moins éprouvé une manière de résurrection. » Il a connu une éclipse de quelques années, où plus personne ou presque ne le voyait, et la rumeur s’est propagée qu’il était mort « , se rappelle Georgios Maillis, bouwmeester de la Ville de Charleroi. Kiwi était en fait plus souvent près de ses parents, malades. Mais Charleroi ne le savait pas. » Dans le cadre de la biennale d’art urbain Asphalte, en 2016, on a fait le portrait de plusieurs centaines de Carolos. On voulait vraiment avoir Kiwi, mais on ne le trouvait pas « , se rappelle Barbara Maillis, chargée de communication pour Asphalte, et soeur du bouwmeester. » Et, en fait, c’est Georgios qui l’a revu sur le marché. On a un peu négocié, bon, voilà, et on a pu faire son portrait. Sur la page Facebook ça a été phénoménal : il a fait plus de partages et de likes que Julien Doré ! » ajoute-t-elle. Depuis, on a revu Kiwi Jackson partout sur les brocantes et les marchés comme avant. » J’ai repris, j’arrête né ! » Et sur les réseaux sociaux, les pages officieuses et plus récemment officielles – Page Kiwi Jackson –, les vidéos accumulent ce que les médiamarketeurs appellent les » engagements « .
Kiwi Jackson, réelle légende, est une star virtuelle. » Kiwi, c’est un avant- gardiste en retard. Vous savez qu’il a mis en place quelque chose autour des répétitions et du minimalisme de ses performances. Il y a un parallèle à faire entre Kiwi et la ville de Charleroi, sur ce qu’elle était dans les années 1980 et 1990 et sur ce qu’elle est maintenant, entre la réalité de ce que sont Charleroi et Kiwi et les légendes qui circulent sur les deux « , lance Georgios Maillis. Thomas Parmentier, qui » déteste voir les gens s’en moquer « , verrait bien » cette vraie icône » sur une fresque, voire sur des tee-shirts. Et Thomas Dermine estime que » cet homme de tous les mythes « , trans- générationnel, est un référent identitaire du Charleroi d’aujourd’hui, participant de ce que les sociologues appellent un retournement de stigmate, et qui voit les Carolos porter des tee-shirts » sons of baraki « .
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Tous pensent qu’il y a quelque chose à faire avec Kiwi Jackson, quelque chose d’autre que de le mépriser. Et c’est encore Philippe Genion qui le dit le mieux. » Au moins, Kiwi, il veut juste amuser les gens et se faire plaisir en pensant qu’il est le meilleur danseur de Charleroi. Et vous savez quoi ? On va lui faire plaisir en lui disant qu’il l’est. Bravo Kiwi ! »
Oui, bravo Kiwi.
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