Peter Mertens
Kazakhgate : quand deux vice-Premiers ministres taillent la justice à la mesure des puissants
Volez une pomme à l’étalage et vous serez condamné. Mais volez des milliards et vous pourrez éviter toute sanction grâce à la transaction pénale.
Cette loi permettant d’acheter son procès a elle-même été pensée pour les intérêts du lobby diamantaire et imposée selon le rythme du milliardaire kazakh Patokh Chodiev. Deux vice-Premiers ministres de notre pays, à savoir Didier Reynders et Jan Jambon, ont joué un rôle clé dans cette affaire. Il est temps de faire sauter les couvercles de toutes les casseroles de ce monde des grands profiteurs.
Le vice-Premier ministre Didier Reynders (MR) est également ministre des Affaires étrangères. Il présente donc au Parlement les arrangements fiscaux avec d’autres pays, entre autres. Par exemple, l’accord de la Belgique avec les Seychelles, un paradis fiscal notoire. L’accord a été approuvé à la Chambre en 2015. L’une des bénéficiaires du marché n’est autre qu’une filiale de l’entreprise de dragage DEME, opérant à partir des Seychelles. DEME est à 100 % la propriété du holding Ackermans & van Haaren (AvH). Et qui y siège au Conseil d’administration ? Alexia Bertrand, la fille du président Luc Bertrand. Alexia Bertrand est cheffe du cabinet du vice-Premier ministre Didier Reynders. Pratique, ces deux casquettes. La cheffe de cabinet du ministre qui noue des accords fiscaux avec des paradis fiscaux est également membre du Conseil d’administration d’un holding dont des filiales opèrent à partir de ces mêmes paradis fiscaux.
La semaine dernière, le spécialiste en fiscalité Marco Van Hees, député fédéral du PTB, a interrogé le vice-Premier ministre à propos de possibles conflits d’intérêts. Le ministre n’a pas répondu à la question. « Les attaques personnelles, c’est devenu votre spécialité », s’est-il borné à dire. Le député du PTB ne s’est pas laissé faire et il a posé des questions concrètes : « Avez-vous pris des mesures afin d’empêcher les conflits d’intérêts ? Dans combien de cas y avait-il un conflit d’intérêts potentiel, dans le chef d’Alexia Bertrand ? Estimez-vous que sa position soit encore tenable, à la lumière du nombre de secteurs dans lesquels le holding Ackermans & van Haaren est actif ? Pouvez-vous garantir que des problèmes semblables ne se présenteront plus à nouveau ? » Mais, à part affirmer que les mandats d’Alexia Bertrand « ont été repris dans le Moniteur belge » et dire que tout se déroulera « de façon claire et transparente », le ministre n’est pas allé plus loin dans sa réponse.
La transaction pénale, une loi à la mesure du milliardaire Patokh Chodiev
Le député Marco Van Hees a mille fois raison de continuer à poser des questions, car le vice-Premier ministre Didier Reynders n’en est pas à son coup d’essai. Depuis fin novembre 2016, une commission parlementaire se penche sur le milliardaire kazakh Patokh Chodiev qui, en 1997, avait obtenu « miraculeusement » la nationalité belge, bien qu’il fût connu des services de renseignement comme le « numéro 1 ou 2 de la mafia russe en Belgique ». Pendant quinze ans, Chodiev a été poursuivi pour faux en écriture et blanchiment d’argent. Il a pu éviter toute condamnation. L’élargissement de la loi sur les possibilités de transaction (arrangements à l’amiable) dans les affaires pénales est arrivé juste à temps. La fameuse loi sur la transaction pénale, en gros, c’est ceci : si vous avez de l’argent, vous pouvez acheter votre procès. Et de l’argent, Patokh Chodiev en a beaucoup. Vraiment beaucoup. Il a été le tout premier dans notre pays, en juin 2011, à recourir à la transaction financière.
Cette loi a été rédigée selon les intérêts de milliardaires comme Chodiev et la promulgation accélérée de cette loi – juste à temps pour Chodiev – fait froncer de nombreux sourcils. Les projecteurs se sont surtout focalisés sur Armand De Decker (MR), ancien président du Sénat et avocat-lobbyiste qui a tout fait pour défendre la cause de « son » client belgo-kazakh. Mais De Decker n’était pas le seul et même pas le principal pivot de l’affaire : en tant que président du Sénat, à l’époque, il pesait trop peu dans la balance pour vraiment influencer le gouvernement.
Comment le cabinet Reynders a forcé le passage de la loi sur la transaction pénale
L’étape décisive, qui fera en sorte que Chodiev puisse échapper à un procès, c’est l’amendement qui, en mars 2011, est introduit d’extrême justesse par la Commission Finances de la Chambre, lorsque les débats autour de la loi relative à diverses dispositions battaient leur plein. Et qui avait pris l’initiative de cet amendement qui introduisait la transaction pénale dans la législation ? Le cabinet Reynders.
Le cabinet de Reynders envoie quelqu’un rendre visite à Carina Van Cauter, députée de l’Open Vld. « On savait que, depuis 2009, je travaillais à une proposition en faveur de la transaction financière. Didier Reynders m’a conseillé de rédiger l’amendement de sorte qu’il puisse avancer plus rapidement. Je n’y ai rien vu d’anormal », déclare Carina Van Cauter (De Tijd, 22 juillet 2011). Bien qu’elle n’était pas membre de la Commission Finances, Van Cauter allait toutefois y aller pour défendre l’amendement qui allait d’ailleurs être signé également pas des représentants de tous les partis de la majorité : Servais Verherstraeten (CD&V), Gwendolyn Rutten (Open Vld), Guy Coëme (PS), Josy Arens (cdH), Raf Terwingen (CD&V) et Philippe Goffin (MR).
Et c’est ainsi qu’un amendement inquiétant, qui n’avait pas été examiné par le Conseil d’État, a été approuvé à toute vitesse. Comme si cette disposition était brusquement devenue prioritaire alors qu’elle avait été laissée de côté depuis des années. Que l’amendement ait été traité à la Commission Finances et non à la Commission Justice a également choqué plusieurs parlementaires de la majorité.
Le Premier ministre de l’époque, Yves Leterme (CD&V), confirme lui aussi le rôle de Reynders au sein du gouvernement : « C’était une question politique très importante. Il a été très actif sur ce dossier et a pris très à coeur la loi sur la transaction pénale. C’était un de ses chevaux de bataille. » (De Morgen, 22 novembre 2016) Un autre vice-Premier ministre de l’époque déclare : « C’est une très étrange partie de l’histoire. Il est impossible que le cabinet Reynders ne soit pas au courant que la loi sur la transaction pénale serait votée en vitesse. Je ne peux pas croire que ni lui ni quelqu’un de son cabinet n’ait pas été approché par quelqu’un de l’entourage de Chodiev. » (De Morgen, 22 novembre 2016)
Aider Chodiev en échange d’une transaction de plusieurs millions ?
En 2015, le journal français Le Monde ressort une fois de plus le nom de Didier Reynders. Cette fois, comme partie intéressée lors des discussions sur l’affaire Chodiev avec Claude Guéant, un ancien ministre du président français Nicolas Sarkozy. Celui qui était alors le Secrétaire général de l’Élysée aurait eu un petit échange téléphonique direct avec le ministre belge, un ami du président. Le Canard enchainé publiait en octobre 2012 une lettre dans laquelle il est écrit que, un an plus tôt, le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev avait demandé au président français Sarkozy de « sauver » Patokh Chodiev de la justice belge.
Le 19 juin 2011, deux jours après que l’arrangement à l’amiable élargi, ou loi sur la transaction pénale, a été voté, le préfet Jean-François Etienne des Rosaies écrit à Claude Guéant et lui rappelle « le texte de loi organisé et suscité par Armand De Decker qui a sensibilisé trois ministres : Justice, Affaires étrangères et Finances ». Ce document est publié par Le Vif en novembre 2016, et met non seulement Didier Reynders en cause, mais aussi les ministres CD&V Stefaan De Clerck et Steven Vanackere.
Une semaine après l’arrangement, le Kazakhstan et la France signent un contrat pour l’achat par les Kazakhs de 45 hélicoptères au groupe français Eurocopter. Une faveur en vaut une autre. Le gouvernement français a aidé le milliardaire Chodiev, via des contacts au sein du gouvernement belge et, en échange, les Kazakhs concluent un très juteux contrat avec un groupe français. Reste encore à remercier Didier Reynders pour services rendus. Début 2012, le président Sarkozy décerne la Légion d’honneur à « son grand ami » Didier Reynders. Sarkozy se rend personnellement à Bruxelles pour remettre la distinction honorifique. Pendant le dîner, ils sont assis à table l’un à côté de l’autre, aux côtés d’Armand De Decker. Y a-t-il quelqu’un pour croire qu’à aucun moment, les trois hommes n’ont pas échangé le moindre propos sur l’affaire Chodiev ?
La méthode Reynders : les intéressés fabriquent eux-mêmes leurs propres lois
Dans notre pays, des lois qui répondent aux intérêts privés spécifiques d’un petit groupe sont décidées. Depuis lors, cela semble même être devenu la marque de fabrique de Reynders.
En tant que ministre des Finances, Didier Reynders s’est trouvé – avec d’autres – à la base de trois lois cruciales concernant des dispositions fiscales particulièrement controversées aujourd’hui encore : la déduction des intérêts notionnels, les « Excess profit rulings », et la déduction pour revenus de brevets. Ces lois ont été taillées à la mesure de quelques bénéficiaires très spécifiques qui peuvent compter sur l’oreille particulièrement bienveillante du ministre. Plus fort encore, dans les trois cas, ce n’est pas le législateur qui rédige la loi (ce qui est devenu la règle générale), et même pas le cabinet du ministre. Avec la méthode Reynders, ce sont les bénéficiaires de la mesure qui tiennent eux-mêmes la plume.
En 2004, via l’article 185 § 2 du Code des impôts sur le revenu, les Excess profit rulings ont été introduits en remplacement du « ruling infocap », condamné par l’Union européenne. Une poignée de multinationales ont pu tirer profit de cette nouvelle loi, sur les conseils des Big Four.
Les Big Four, ce sont les quatre plus importantes sociétés d’audit et de consultance qui, entre-temps, ont constitué un monopole dans les audits financiers des multinationales et des banques : Deloitte & Touche, KPMG, Ernst & Young et PricewaterhouseCoopers (PwC). C’est en même temps un groupe de lobbying de dimension mondiale qui mène une croisade contre l’imposition des grandes entreprises. L’an dernier, le magazine Trends/Tendances faisait savoir qui avait mis au point la nouvelle loi sur les « Excess profit rulings » : Isabel Verlinden, de PricewaterhouseCoopers. (Le Vif, 18 novembre 2016)
La déduction des intérêts notionnels, votée en 2005, l’a été en remplacement d’une mesure fiscale condamnée par l’Union européenne, celle des fameux centres de coordination, apanage d’une centaine de multinationales (avec, entre autres, le centre de coordination de la multinationale Carmeuse, dont Reynders était administrateur avant de devenir ministre). Qui a mis au point la disposition des intérêts notionnels ? Michel Alloo qui, à l’époque, était aussi bien responsable de la fiscalité chez Umicore que président de la commission fiscale de la FEB. Il s’est même rendu en personne à la Chambre pour assister de visu au vote de « sa » loi : « Je me suis accordé un petit plaisir », se rappelle-t-il. « J’ai assisté aux débats parlementaires. C’était extraordinaire ! » (De Morgen, 22 novembre 2016)
La déduction pour les revenus de brevets (les articles 205/1 à 205/4 du Code des impôts sur le revenu) a été votée en 2007. À l’époque aussi, un certain Didier Reynders était ministre des Finances. D’où est venue l’idée de cette loi ? De la « Pharma R&D Platform », un lobby fondé par les géants pharmaceutiques GSK et Janssen Pharmaceutica, plus tard assistés par Pfizer et UCB. Autour du berceau de cette loi se trouve la branche belge du bureau d’avocats Linklaters, le cabinet officiel de GSK. Les avocats prêtent même leur concours à la rédaction des FAQ publiées sur le site du SPF Finances. L’une d’elles dit ceci : « Il est clair que nous n’avons pas été payés par le cabinet Reynders pour rédiger cette loi. » (De Morgen, 22 novembre 2016)
Allez directement à la case départ, sans passer par la prison
Le cabinet Reynders a forcé l’approbation de la loi sur la transaction pénale dans l’intérêt de personnes comme Chodiev. Mais la loi même a été préparée et mise en forme au bureau d’affaires Eubelius, fondé par un certain Koen Geens (ministre de la Justice, CD&V). Le bureau d’affaires représente surtout des clients richissimes, parmi lesquels un groupe de grosses fortunes dont on retrouve d’ailleurs les noms dans les dossiers d’évasion fiscale. La loi sur la transaction pénale a été taillée à leur mesure. Elle a été prolongée par le gouvernement Di Rupo et maintenue en application par le gouvernement Michel.
Dans la mise au point de la loi sur la transaction pénale, le jeu d’influence du lobby du diamant est crucial. L’actuel ministre de l’Intérieur Jan Jambon a joué ici un rôle important. En octobre 2010, en compagnie du chef de la fraction CD&V Servais Verherstraeten, il orchestrait une rencontre entre des diamantaires et des parlementaires du PS, du sp.a et du cdH. Leur intention : sous le gouvernement en affaires courantes, faire passer quand même la transaction pénale et la limitation des saisies. Pour rappel : Jambon était encore parlementaire, à l’époque, et président du « Diamantclub », un groupe de pression de parlementaires au sein même du Parlement.
La ministre de l’époque, Annemie Turtelboom (Open Vld), élargissait encore la possibilité d’un arrangement à l’amiable en mai 2012, et ce, via une circulaire. C’est le parquet (pouvoir exécutif) qui décide si un procès judiciaire peut être racheté. Le juge (pouvoir judiciaire) ne peut plus que vérifier si les règles formelles ont bien été respectées. Les grandes entreprises paient de très grosses sommes à des avocats et conseillers afin de faire diminuer les amendes au cours des négociations. « Ce qui a été nommé à juste titre »loi du rachat » met en effet un terme à l’égalité entre tous les citoyens de ce pays et introduit une inégalité flagrante entre les pauvres et les gens très riches. Désormais, celui qui est riche peut racheter sa condamnation. La loi met également un terme à la responsabilité pénale individuelle, puisque la sanction peut être reportée sur la firme », écrit l’ancien juge d’instruction Walter De Smedt, lorsque la loi est introduite (Apache, 23 août 2012).
Volez une pomme et vous serez condamné ; volez des milliards et… rien
Le résultat est clair : la nouvelle loi sur la transaction pénale est utilisée par les grands fraudeurs afin d’acheter leur impunité. Pas de procès, pas de condamnation et pas de casier judiciaire. Ils échappent aux sanctions en payant une petite partie de ce qu’ils devraient normalement payer en arriérés d’impôts et en amendes. Grâce à la loi sur la transaction pénale, Omega Diamonds a pu racheter toutes les poursuites judiciaires via un accord avec la justice. Une enquête avait prouvé qu’Omega Diamonds avait dissimulé au fisc, via des circuits frauduleux à Genève et Dubai, plus de 2 milliards d’euros de bénéfices en provenance de l’Angola et du Congo. Grâce à la loi sur la transaction pénale, Omega Diamonds s’en est sorti en cédant 160 millions d’euros au fisc. Parmi les suspects, personne n’allait être poursuivi pour fraude fiscale.
Le résultat est que celui qui vole une pomme à l’étalage est condamné, alors que celui qui vole des milliards reçoit une invitation à venir boire le café avec le procureur général afin de discuter entre gens « comme il faut » du montant qu’il devra payer pour éviter d’avoir un casier judiciaire. Quelques exemples : Dominiek De Clerck, Massive, AXA dans le procès Sabena, Omega Diamond, le richissime Didier Dewitte, la famille De Wilde, Bois Sauvage et… le milliardaire Patokh Chodiev.
Faire sauter les couvercles de toutes les casseroles
Notre histoire de ce petit monde de grands fraudeurs qui se cachent derrière la loi sur la transaction pénale se lit comme un roman. Mais ce n’est pas de la fiction et ce n’est pas non plus de l’histoire ancienne. Les grands acteurs d’alors sont toujours actifs aujourd’hui : le vice-Premier ministre Jan Jambon (N-VA) et le vice-Premier ministre Didier Reynders (MR). Ainsi donc, le Premier ministre Charles Michel dirige un gouvernement dont deux vice-Premiers ministres sont profondément impliqués dans une affaire d’État.
Ce devrait être la logique même que d’étendre le terrain d’investigation de la commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur le Kazakhgate au Diamantgate. Ce devrait être la logique même d’accepter non seulement les partis classiques au sein de cette commission d’enquête, mais aussi le PTB qui, avec des gens comme le spécialiste de la fiscalité Marco Van Hees, veulent aller au bout des choses. Si le vice-Premier ministre Reynders entend quand même travailler « de façon claire et transparente », qu’attend-il, dans ce cas ? Qu’on fasse donc sauter les couvercles de toutes les casseroles !
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