Kazakhgate: l’affaire Agusta du MR?
Dans le volet belge du dossier Chodiev, c’est surtout Armand De Decker qui est dans la ligne de mire. Mais, avant son audition de ce lundi 21 novembre par le MR, les libéraux francophones devraient se rappeler que d’autres membres de leur formation ont été cités dans le sillage de l’ancien président du Sénat. Le parti tout entier semble de plus en plus concerné par ce scandale d’Etat.
De Decker se fera-t-il taper sur les doigts, le 21 novembre, par le Conseil de conciliation de son parti, présidé François-Xavier de Donnea ? Rien n’est moins sûr. Ou alors juste pour donner le change à l’opinion. On sait qu’une information judiciaire a été ouverte au parquet de Bruxelles, auprès de la substitute Loraine Pilette, suite aux révélations sur le Kazakhgate. Sans être inculpé à ce stade de la procédure judiciaire, Armand De Decker est soupçonné d’avoir joué, en 2011, le lobbyiste de l’Elysée. Dans le cadre d’un juteux contrat aérien avec la Kazakhstan, Nicolas Sarkozy était soucieux de sauver le « trio kazakh » (Chodiev, Mashkevich, Ibragimov) d’un procès gênant en Belgique. La loi sur la transaction pénale élargie, votée en toute hâte au printemps de cette année-là, a permis de remplir cette mission. Quel rôle a joué l’ancien président du Sénat dans cette affaire d’Etats ? Aurait-il pu réussir seul la mission ? Il reste beaucoup de questions qui tournent autour… du MR.
Armand De Decker. De nombreux points suspects sont évoqués dans l’enquête. Il y a, entre autres, cette visite au ministre de la Justice de l’époque, Stefaan De Clerck (CD&V), à son domicile privé, le dimanche suivant la décision de la chambre du conseil du 18 février 2011 de renvoyer les Kazakhs devant un tribunal correctionnel. De Clerck a reconnu qu’il s’agissait bien d’une démarche dans le cadre du dossier Chodiev. Deux jours plus tard, De Decker se rend au cabinet de la Justice. Il y rencontre le chef de cabinet, Jo Baret, et la chef de cabinet-adjoint, Paule Somers (aujourd’hui magistrate au Parquet fédéral). Tous deux ont déclaré aux enquêteurs qu’il s’était présenté comme étant l’avocat de l’Elysée expliquant que l’intervention de l’Elysée était liée au sauvetage d’un marché en matière aéronautique avec le Kazakhstan (45 hélicoptères français livrés pour 2 milliards, selon un accord passé en août 2010 entre les deux pays, sous la présidence de Nicolas Sarkozy).
Autre élément : le déjeuner avec Claude Guéant, comme nous le révélions dans Le Vif/L’Express du 11 novembre. Dans un courriel adressé le 14 mars 2011 (juste après que le fameux projet de transaction pénale a été introduit à la Chambre) à Damien Loras, alors conseiller diplomatique de l’Elysée et en charge du dossier kazakh, Jean-François Etienne des Rosaies, conseiller de l’ombre de Sarkozy, explique que « le Président De Decker » est venu à Paris pour déjeuner avec Claude Guéant, secrétaire général de la présidence française. Lors de ce déjeuner, le dossier kazakh a bien été évoqué, selon l’avocate Catherine Degoul, qui assurait la défense de Chodiev. Le mail précise qu’à l’occasion du déjeuner, De Decker a remis à Guéant une fiche de la Sûreté de l’Etat belge sur un individu « V. », car il souhaitait la collaboration de la DCRI (Renseignement français). Ce « V. » n’était autre que Eric Van de Weghe, un businessman bruxellois sulfureux qui avait auparavant collaboré avec les Kazakhs avec qui il était désormais en froid, en tout cas pour certains d’entre eux. Van de Weghe était le client d’une avocate qu’Ibragimov voulait engager, mais l’équipe de défense autour des Kazakhs y voyait un conflit d’intérêt.
Autre élément encore : les démarches que De Decker a entreprises auprès du parquet général dès le mois de décembre 2010 s’avèrent aussi troublantes. Il venait de rejoindre la dream team des avocats de Chodiev. A cette époque, on n’en était qu’aux plaidoiries devant la chambre du conseil. Pourquoi le parquet général, alors ? Catherine Degoul a expliqué que les avocats négociaient une suspension du prononcé. Par ailleurs, Jonathan Biermann (lire ci-dessous) a affirmé aux enquêteurs que plusieurs réunions avec le parquet général ont eu lieu avant la fin janvier 2011, lorsqu’il est intervenu dans le dossier, et que l’avocat général aurait informé les avocats de Chodiev que quelque chose allait changer dans la législation sur la transaction pénale…
Enfin, le nom de De Decker, que les autres protagonistes du dossier appelaient discrètement « notre ami », n’apparaît nulle part dans les procédures ni dans les documents officiels, contrairement à ses confrères, comme si sa mission devait rester secrète…
Jonathan Biermann. Ce jeune trentenaire est avant tout un politique MR. Révélateur : la photo sur son profil LinkedIn est toujours celle de la campagne menée aux dernières élections législatives, avec le macaron « 13e sur la liste MR de la Chambre ». Echevin des Travaux à Uccle aux côtés du bourgmestre De Decker, il est un fidèle de la première heure : il a été son conseiller au ministère de la Coopération au début des années 2000, puis à la présidence et vice-présidence du Sénat jusqu’en 2012, au moment donc de l’affaire kazakhe. Il a débarqué dans « l’équipe Chodiev », vers la fin janvier 2011.
Les enquêteurs semblent intrigués par la manière dont il a été mandaté pour cela. Il a visiblement été sollicité pour représenter, dans l’urgence, Nathalia Kajegueldina, épouse de l’ex-Premier ministre kazakh, également inculpée dans le dossier judiciaire. C’était d’autant plus indispensable car, dans le cadre d’une suspension du prononcé que la défense disait espérer ou d’un accord ultérieur avec le parquet, il fallait que tout le monde soit présent ou bien représenté. Il a reçu de Catherine Degoul plusieurs versements, dont certains à titre de note de frais ou avec de curieuses mentions, auxquels s’intéresse la justice.
Didier Reynders. En janvier 2013, dans une enquête publiée conjointement par Le Vif/L’Express et De Standaard, la députée VLD Carina Van Cauter, qui a introduit le fameux projet de transaction pénale en commission Finances début mars 2011, a expliqué qu’un membre du cabinet de Didier Reynders (à l’époque, ministre des Finances) était venu la voir, alors qu’elle siégeait dans la commission Abus sexuels. « Il savait que je défendais un projet de transaction pénale depuis 2009. Il m’a suggéré la tactique de l’amendement pour aller plus vite. Je n’y ai rien vu d’anormal », nous a dit la libérale flamande qui, malgré notre insistance, ne se rappelait pas du nom du conseiller. C’est la première fois que Reynders était cité dans cette affaire.
Plus tard, Le Monde révélera que le nom de Didier Reynders a été mentionné par l’ingénieur ucclois Guy Vanden Berghe. Ce proche de Catherine Degoul, pour qui il a réalisé des montages financiers offshore notamment pour le dossier kazakh, a également été mis en examen par la justice française. Vanden Berghe a affirmé aux enquêteurs que Reynders, ami personnel de Sarkozy, aurait arrangé par téléphone avec Claude Guéant la mise en relation de Degoul et De Decker. Didier Reynders a parlé de « pure affabulation », en réagissant à ce témoignage.
Nous pouvons aussi ajouter que les enquêteurs français ont relevé, dans l’agenda de Catherine Degoul, l’annotation « Ministère des Finances » et « Ministère de la Justice », à côté de la mention « Crédit Suisse Luxembourg ». Pourquoi le ministère des Finances ? L’avocate a expliqué qu’il s’agissait du règlement bancaire de la transaction pénale et qu’elle ne savait pas à quel ministère verser le montant (23 millions d’euros). Didier Reynders n’a certes pas été inquiété par l’enquête. Anecdote néanmoins révélatrice : il a été gratifié de la Légion d’honneur, début 2012, par Sarkozy qui lui a remis personnellement la décoration, à Bruxelles, en 2013.
Christine Defraigne. La présidente du Sénat n’a rien manigancé dans cette affaire. C’est plutôt son témoignage qui est intéressant. Au Vif/L’Express et au Standaard, en janvier 2013, elle déclarait à propos de l’urgence parlementaire pour voter la transaction pénale élargie : « Il y avait une pression très forte de la part du gouvernement pour que ça passe rapidement. C’était discuté au plus haut niveau. Mais on ne pouvait accepter la proposition telle quelle, elle était très imparfaite. Lorsqu’on a décidé de procéder à des auditions d’experts (Ndlr : à la commission Justice du Sénat, présidée par Defraigne), les téléphones ont chauffé. A cause du deal avec le secret bancaire, disait-on. »
Nous avons aussi appris, de source française, que Christine Defraigne a affirmé aux enquêteurs avoir été approchée par la secrétaire-adjoint du groupe MR au Sénat qui lui a expliqué que ce texte était très urgent, car il pouvait permettre de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat, et que cette secrétaire lui transmettait visiblement un message venant d’ailleurs. On semblait vraiment très pressé au MR. Bien sûr, il y avait le compromis politique « transaction élargie contre levée du secret bancaire », à cette époque. Mais cela n’explique pas une telle urgence, d’autant qu’il n’y avait aucune date butoir et que le gouvernement était en affaires courantes.
Aujourd’hui, le MR semble bien gêné aux entournures par ce scandale du Kazakhgate qui ressemble de plus en plus à une bombe à fragmentation, aussi dévastatrice que l’affaire Agusta pour le PS dans les années 1990. Il est sans doute inutile de s’attendre à des sanctions de la part du MR à l’égard d’Armand De Decker, lundi, ni à un grand déballage. Avec un Premier ministre au fédéral, le parti a certainement écrit le scénario à l’avance.
Mais il faudra tout de même bien, un jour, percer l’abcès Chodiev au sein du MR. Car l’intérêt des libéraux francophones pour ce milliardaire kazakh et ses associés ne date pas d’hier. On se souvient du courrier très insistant et déterminant (révélé par Le Vif/L’Express, en 2015) que Serge Kubla (ancien ministre MR wallon et bourgmestre de Waterloo) avait adressé, en 1997, à la commission naturalisation du Parlement pour que Chodiev accède à la nationalité belge, et ce alors que la Sûreté avait émis un avis négatif et que le Kazakh était poursuivi pour corruption par la justice de notre pays.
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