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Violences intrafamiliales: les policiers cognent-ils plus que les autres? (analyse)
Un policier bruxellois passe ce mardi en chambre du conseil pour coups et blessures et harcèlement envers sa collègue, qui était aussi sa compagne. Les violences familiales sont-elles plus importantes au sein de la police que dans le reste de la population?
Rue d’Aerschot, Saint-Josse, juin 2023. Alice (le prénom a été changé) aperçoit son copain, Jan (idem), sur sa moto. Derrière lui, une travailleuse du sexe. Ce n’était pas le premier coup dur pour le couple, mais c’était celui de trop. La jeune femme, qui s’occupe de l’accompagnement psychologique des victimes au sein d’un commissariat bruxellois, met fin à cette relation avec ce collègue, qui est lui agent de terrain.
Quatre mois ont passé depuis la séparation. Il est 6h15 du matin, Alice dort dans son lit avec un collègue qu’elle a dissuadé de reprendre le volant après un afterwork trop arrosé. Ce matin-là, alors qu’il est en service et qu’il ne peut en théorie pas quitter la zone Nord, Jan escalade la barrière de la terrasse de l’appartement qu’il partageait avec son ex-compagne. Il affirme s’être inquiété après qu’elle eut cessé de répondre à ses messages. Jan crochète la porte, s’introduit dans la chambre, arme à la ceinture et radio de service à l’épaule, siffle à travers ses doigts, allume la lumière, et passe à tabac celui qui dort à côté de son ex. Plusieurs opérations et quinze mois plus tard, le policier agressé n’est toujours pas de retour au travail. Alice, qui affirme par ailleurs avoir subi des violences au cours de la relation, est elle encore suivie pour le choc psycho-traumatique subi. Elle a porté plainte pour harcèlement, coups et blessures. L’affaire passe ce 18 février en Chambre du conseil.
Côté police, Jan a écopé d’un mois de suspension. Il a repris le travail suite à la mutation d’Alice. L’avocat du policier, Me Matthias Hertegonne, explique que son client a compris la décision de la zone. «Il veut juste continuer à faire son travail.» Une enquête interne au sein de la police a été ouverte. «En ce qui concerne les violences intrafamiliales, nous travaillons bien souvent avec des mesures d’ordre pour réduire les risques pendant la durée de l’enquête, et ce, de manière quasiment immédiate. La sanction disciplinaire définitive sera déterminée en fonction des faits et du contexte, informe la Zone Nord. Une fois le service du contrôle interne saisi (NDLR: à la demande du chef de Corps, qui est chef de l’enquête), il réalise une enquête interne neutre et objective sur base de ce que permet la loi et un éventuel accès au dossier judiciaire en cours accordé éventuellement par le magistrat en charge.» Cependant, l’objectivité et la neutralité de l’équipe chargée de l’enquête interne sont remises en cause par Alice, qui constate que les personnes de ce service sont les collègues les plus proches de Jan, et se côtoient régulièrement en dehors du boulot.
«C’est difficile, pour les victimes, de parler, assure la journaliste Sophie Boutboul, autrice d’un livre (Silence, on cogne, éditions Grasset) sur les violences conjugales au sein de la police française et réalisatrice d’un Complément d’Enquête sur le sujet. Elles sont généralement face à un mari officiellement chargé de défendre la population, la loi et l’ordre.» Alors, souvent, les femmes se taisent, par peur de tomber sur le copain du mari au moment de porter plainte. Quant à celles qui parlent, entament une procédure judiciaire et présentent même plusieurs certificats médicaux attestant des blessures, comme on peut le lire dans Silence, on cogne, les plaintes sont majoritairement classées sans suite.
«C’est difficile, pour les victimes, de parler. Elles sont généralement face à un mari officiellement chargé de défendre la population, la loi et l’ordre.»
Sophie Boutboul
Journaliste et autrice
Présomption de confiance
«En fonction des éléments à disposition de l’autorité disciplinaire (sur base de l’enquête interne et, éventuellement, le dossier judiciaire), nous pouvons prendre des mesures d’ordre (comme une suspension ou un retrait d’arme, par exemple) qui permettent d’assurer la continuité du service et réduire des risques si cela est nécessaire», rajoute la police locale où Jan officie. Des sanctions disciplinaires pourront encore être prises par après, afin de «garantir la déontologie et la confiance du public», mais la zone refuse de commenter des cas particuliers «dans l’intérêt de l’enquête ainsi que pour éviter une double victimisation et afin de respecter les droits aussi bien des victimes et des suspects». Et d’ajouter qu’elle condamne «tous les faits de violence quels qu’ils soient». Par ailleurs, le juge d’instruction a chargé l’inspection générale de police d’enquêter sur Jan qui, comme Alice, a été entendu.
«Souvent, au pénal, ça traîne, glisse un expert du service juridique de la police fédérale. Les autorités judiciaires donnent parfois accès au dossier aux autorités disciplinaires (NLDR: ici, la Zone de Police Bruxelles-Nord), mais ce n’est pas sûr pour autant.» Concernant l’enquête interne, «les rapports de proximité font que c’est souvent difficile d’enquêter», ajoute la journaliste Sophie Boutboul, expliquant qu’il existe une «présomption de confiance» entre travailleurs du même milieu.
En France, depuis 2021, une circulaire stipule que les policiers ou gendarmes condamnés pour violences conjugales ne doivent plus être au contact du public (ce qui n’est presque jamais appliqué dans les faits, selon Sophie Boutboul). Cette décision avait été prise suite au féminicide de Chahinez Daoud, brûlée vive par son mari: la trentenaire avait déposé plainte pour violences conjugales… auprès d’un policier lui-même condamné pour ce type de faits. «Plutôt que de supprimer des outils de contrôle, il faut faire de la sensibilisation, note Fabienne Glowacz, professeur en psychologie de la délinquance à l’ULiège. Les professions confrontées à du stress ont besoin de plus d’écoute et d’espaces de débriefing.»
Policier, une vocation basée sur le contrôle
D’après une enquête du média canadien Le Devoir, publiée en juin dernier, 50% des policiers inquiétés par la justice entre 2018 et 2023 le sont pour des actes de violences conjugales ou sexuelles. Plus de deux fois plus que dans la société civile canadienne (23%). D’autres indicateurs viennent des Etats-Unis, comme l’écrit Sophie Boutbloul dans Silence, on cogne. Dès 1992, une étude réalisée par le chercheur en sciences du comportement Peter Neidig révèle que 40% des foyers policiers ont connu des «conflits conjugaux impliquant des agressions physiques allant de la bousculade à l’utilisation d’un revolver». Dans l’armée américaine, 2,5% des hommes avouaient avoir asséné des violences physiques sévères à leur épouse, contre 0,7% dans le civil. En Angleterre, un manuel existe pour les victimes de violences intrafamiliales de la part d’un membre des forces armées. Aucune statistique n’existe en Belgique.
Il y a un besoin de contrôle propre à la profession, qui pourrait s’étendre au besoin de contrôle dans le couple.
Fabienne Glowacz
professeur en psychologie de la délinquance
Selon Fabienne Glowacz, cette surreprésentation des violences intrafamiliales au sein des forces de l’ordre pourrait être liée au stress lié à la profession, à l’exposition à la violence ainsi qu’aux phénomènes criminels, qui peuvent rejaillir dans le cadre privé. «Il y a aussi un besoin de contrôle propre à la profession, qui pourrait s’étendre au besoin de contrôle dans le couple; un phénomène qui est au centre des dynamiques des violences conjugales.»
Les relations interpersonnelles dans le milieu policier seraient parfois malsaines, affirme une ancienne fonctionnaire de police de Bruxelles, évoquant un «chiffre noir» entre ce qui est perçu dans les couloirs et ce qui est traité officiellement. «Beaucoup de collègues sortent ensemble. On est clairement témoins de violences psychologiques, verbales, et même sexuelles.» Elle relate avoir plaidé auprès de collègues féminines pour qu’elles entreprennent des démarches soit judiciaires, soit internes. Mais le refus est presque systématique. La honte d’être coincée dans une infraction contre laquelle les policières sont censées lutter, la peur de se retrouver seule face à un système, ainsi que celle d’exposer son conjoint aux collègues dissuadent généralement les victimes. Pourtant, les policiers peuvent normalement contacter une personne de confiance et devenir lanceur d’alerte en tout anonymat. «Mais dans les faits, ce n’est jamais respecté», assure l’ex-fonctionnaire.
Dans la profession, aller voir un psy pour soulager son esprit ne serait pas bien vu non plus, explique une policière parisienne dans Silence, on cogne. En 2018, le Sénat français a publié un rapport d’enquête parlementaire abordant notamment la santé mentale des forces de l’ordre. Les sénateurs y décrivent un corps de métier «avec une perte de sens, une démotivation et du découragement» et parlent même d’une «véritable crise, qui met en péril le bon fonctionnement du service public de la sécurité». La docteure en psychologie du travail et des organisations, Nadège Guidou, citée dans le livre de Sophie Boutboul, a observé «la mise en place de mécanismes de défense facilitant une anesthésie émotionnelle» au sein la police. Quand la matraque et les menottes sont des outils de travail, les relations aux autres en sont-elles impactées?, s’interroge le sociologue Christian Mouhanna dans l’ouvrage de la journaliste. «Ce sont des gens à qui l’on donne des pouvoirs non normaux. Et ils se retrouvent confrontés aux pires situations de la société. Dans quelle mesure cela ne modifie-t‑il pas leur vision du monde?»
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