Radicalisme: la polarisation comme nouvel axe de prévention
Le terrorisme islamiste se fait un peu moins menaçant mais la haine et la violence ont trouvé d’autres incubateurs. Ces nouvelles radicalités imposent un ajustement de l’approche dans la détection de profils inquiétants.
Phénomène criminel protéiforme, le terrorisme puise dans l’extrémisme et les idéologies le substrat nécessaire à son développement. La complexité de sa nature, tout comme son caractère évolutif, obligent tant les services de police et de renseignement que les politiques et les acteurs de terrain à sans cesse mettre leur approche à jour et à développer de nouveaux outils pour le contrer.
Six ans après les attentats de Bruxelles, les chercheurs qui suivent de près l’évolution du terrorisme et l’organe d’analyse de la menace, l’Ocam, s’accordent à dire que la menace du terrorisme djihadiste est moins présente en Belgique, ou du moins qu’elle se manifeste davantage à travers des attaques commises par des individus endoctrinés ou perturbés, voire les deux, et isolés. Mais que l’extrémisme, lui, est loin d’avoir disparu. La frustration, la haine et la violence, qui avaient favorisé l’adhésion de centaines de jeunes à l’idéologie de l’Etat islamique, alimentent aujourd’hui d’autres courants radicaux potentiellement violents et d’autres discours magnétisants.
Les crises sanitaire et économique pourraient avoir un impact sur la cohésion sociale dans certains quartiers.
Le terme radicalisation tend d’ailleurs à s’effacer devant celui, plus englobant et plus en phase avec la réalité, de polarisation. Aujourd’hui, les subsides alloués aux services missionnés pour intervenir sur ces questions et aux associations socio-éducatives sont davantage octroyés pour soutenir des projets visant à renforcer la cohésion sociale plus qu’à empêcher la radicalisation, développe la sociologue et anthropologue à la KULeuven et spécialiste de l’islam, Nadia Fadil. «La question de la radicalisation n’est plus invoquée explicitement comme c’était le cas lors des départs de djihadistes, bien qu’elle fasse toujours partie des critères d’évaluation pour décider de financer ou non un projet ou pour créer un nouveau service comme ce fut le cas avec le Centre d’aide et de prise en charge de toute personne concernée par les radicalismes et extrémismes violents (Caprev), le Centre de ressources et d’appui (Crea) ou les agents de prévention.»
Le Crea et le Caprev forment, avec le Service des équipes mobiles de l’enseignement obligatoire et les référents radicalisme, le Réseau de prise en charge des extrémismes et des radicalismes violents mis en place en 2016 par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Sur le plan de la prévention, ce sont surtout les institutions communautaires qui ont la main, étant donné qu’elles sont compétentes pour intervenir dans les lieux de rencontres et d’interactions comme les écoles, les clubs sportifs ou les associations de jeunes.
Tribalisation
Récemment, le Réseau de prise en charge des extrémismes et des radicalismes violents a lancé une nouvelle enquête sur les effets de la crise sanitaire sur le phénomène de polarisation. Les résultats sont attendus avec une certaine appréhension, comme l’expliquent Olivier Plasman, référent radicalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et Benjamin Van Custem, qui dirige le Crea. «Beaucoup d’événements survenus récemment pourraient avoir un impact sur la cohésion sociale dans certains quartiers: la crise sanitaire, très certainement, mais aussi la crise économique. On s’attend à observer un phénomène de tribalisation qui serait le reflet d’un renfermement lié à la succession de ces différentes crises.» En janvier dernier, l’enquête «Noir, jaune, blues», menée par la Fondation Ceci n’est pas une crise, révélait qu’une large majorité des sondés n’a plus confiance dans les professionnels de la politique et aspire à une gouvernance autoritaire. «Aujourd’hui, le spectre du radicalisme et de l’extrémisme violent dépasse clairement la sphère du socio-religieux et s’exprime également à travers l’extrême droite ou le complotisme. Cette évolution nous force à développer davantage encore nos compétences sur ces différentes thématiques et à intensifier notre collaboration avec les experts internationaux.»
Le Centre de ressources et d’appui intervient «à la demande», lorsqu’une situation conflictuelle est signalée ou que le dialogue entre deux communautés doit être restauré. Plus largement: lorsqu’un besoin de triangulation se fait sentir. «Imaginons que la situation conflictuelle porte sur le conflit israélo-palestinien. Notre intervention consistera à déconstruire certains présupposés, pas à travers un contre-discours mais par d’autres positionnements, notamment en faisant intervenir des relais crédibles, illustrent Olivier Plasman et Benjamin Van Custem. On s’est aperçus, en effet, que toute prise de position par des institutions perdait très vite de sa validité. Dans le cadre du terrorisme, on s’appuyera par exemple sur des proches de terroristes ou des personnes qui ont été impliquées d’une manière ou d’une autre dans le conflit pour instaurer un climat de confiance et parvenir à renouer le dialogue. L’objectif n’est pas d’argumenter contre ce qu’il pense mais de pousser l’individu qui tient des discours tranchés à s’ouvrir à d’autres points de vue.»
C’est souvent la conjonction de variables socio-affectives et sociopolitiques qui contribue à la radicalisation des individus.
La stratégie d’action mise en place en Fédération Wallonie-Bruxelles est inspirée du modèle québécois. Le Centre montréalais de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV) a en effet modélisé les différentes étapes du processus de radicalisation. Il peut s’agir, décrit un rapport publié en 2022 par le Crea, d’une prise de distance par rapport à la société ou de l’absence d’identification au vivre-ensemble en passant par le refus d’accepter une pluralité de croyances ou la polarisation des croyances personnelles, etc. Sans qu’il existe évidemment de cheminement unique, linéaire et prévisible. La méthode québécoise inclut aussi une échelle de comportements – allant de non significatif à pré- occupant, inquiétant et finalement alarmant, auxquels les acteurs de première ligne doivent rester attentifs, sans pour autant tirer la sonnette d’alarme dès qu’un incident se produit (ce qui in situ est difficile à évaluer) – et l’identification de facteurs de vulnérabilité tels que les troubles psychologiques, les positionnements de l’Etat sur les enjeux internationaux, les épisodes de vie difficile, les cercles d’amitié, etc.
«C’est souvent la conjonction de variables socio-affectives et sociopolitiques qui contribue à la radicalisation des individus, en alimentant chez eux des sentiments d’injustice, de stigmatisation, de discrimination, d’humiliation ou encore d’échec, voire de désarroi, et en les amenant in fine à une remise en question de leur place au sein de la société et de leur adhésion aux valeurs collectives du vivre-ensemble», pointe le rapport.
C’est sur ces éléments contextuels, ces trajectoires individuelles, que travaillent aussi les équipes mobiles de l’enseignement obligatoire, qui interviennent à la demande des directions d’école ou des centres PMS quand une situation les dépasse. «Il peut s’agir d’incidents critiques qui nécessitent une intervention rapide comme le suicide d’un élève, le décès brutal d’un professeur ou bien d’une situation qui dure depuis un moment, un conflit entre adultes, un problème de gestion de classe, de décrochage scolaire, de harcèlement ou de radicalisme», développe Bruno Sedran, coordinateur des équipes mobiles. Le fait de pouvoir intervenir sur tout un panel de problématiques permet aux équipes mobiles de ne pas brandir l’argument «radicalisation» lorsqu’un enseignant ou un éducateur pense en avoir repéré les signes mais d’aborder le problème de manière plus globale, moins frontale.
«Si, quand on rencontre les familles dans le cadre de l’évaluation d’une situation, on leur dit d’emblée qu’on travaille sur la radicalisation dans le milieu scolaire, on risque de les pousser dans le déni. Aucun parent ne veut imaginer son enfant se faire sauter. Le décrochage scolaire, qui accompagne souvent la radicalisation, peut constituer une porte d’entrée pour amorcer la discussion.»
A l’école, la cellule d’évaluation et de prise en charge du Crea s’entretiendra avec tous les membres de l’équipe pédagogique concernés, pour comprendre ce qui suscite des inquiétudes et tenter de démêler ce qui est de l’ordre du factuel ou du ressenti. «On part du principe qu’on ne connaît pas l’élève. On se base sur ce qui nous est relaté mais en tenant compte du caractère subjectif et de l’interprétation personnelle. On sait, par exemple, que dès qu’un attentat se produit, on observera d’office un pic du nombre de signalements dans les écoles», ajoute le coordinateur.
Pour dépasser le caractère subjectif, les équipes mobiles utilisent un outil qui a fait ses preuves: l’échelle d’inquiétude qui, comme son nom l’indique, permet de mesurer la tendance qu’a une personne à s’alarmer. «La subjectivité dépend de plusieurs paramètres: la taille de l’école, le quartier dans lequel elle est implantée… Mais généralement, les personnes que nous rencontrons évaluent assez bien la situation. On constate aussi qu’elles ont développé une certaine expertise.»
Le moins bon côté de cette expertise, c’est que certains enseignants, pensant bien faire, veulent créer des ponts entre les «pour» et les «contre» en organisant des discussions en classe mais sans être formés à la modération de débats. Avec le risque que chaque partie s’en trouve renforcée dans ses convictions.
Aucun parent ne veut imaginer son enfant se faire sauter. Le décrochage scolaire peut constituer une porte d’entrée pour amorcer la discussion.
A décharge
Dans certains cas aussi, l’enseignant ou l’éducateur a perçu le mal-être du jeune mais n’en a pas saisi les causes, poursuit le coordinateur. «Nous avons vécu la situation d’une jeune fille qui semblait se radicaliser. En analysant la situation et en discutant avec les différentes parties, nous nous sommes rendu compte qu’en fait, elle était victime de harcèlement scolaire et qu’elle se montrait radicale pour se protéger. Il était important de le découvrir pour éviter la stigmatisation.»
Lorsque le constat est posé, survient l’autre question: à quel niveau intervenir? En classe, en petit groupe, avec ou sans l’enseignant? Avec, toujours, cette limite qu’est le cadre scolaire et le fait que les équipes mobiles ne peuvent assumer qu’une présence ponctuelle. Si le problème se représente, l’école peut toutefois refaire appel à l’équipe. On repart alors d’une feuille blanche.
Cette évolution dans la manière d’aborder les choses et de privilégier une approche plus holistique est également perceptible à d’autres échelons. Celui des communes, notamment. Les CSIL-R (cellules de sécurité intégrale locale en matière de radicalisme, d’extrémisme et de terrorisme), créées pour que les informations puissent circuler à l’échelon local, existent toujours mais leur travail est davantage axé, à travers les tables opérationnelles, sur la réintégration des «returnees» et des personnes figurant sur la liste des extrémistes potentiellement violents dressée par l’Ocam, que sur la détection de la radicalisation, observe la chercheuse de la KULeuven, Nadia Fadil.
Les tables stratégiques, traitant de la prévention de manière générale, abordent d’autres axes, dont l’extrême droite et le conspirationnisme. «Ce qui a également évolué ces derniers temps, notamment grâce à une meilleure formation des policiers, c’est que les discussions dans les CSIL-R servent de plus en plus à signaler “à décharge”, à exonérer certaines personnes suspectées de radicalisme, nuancer les positions, voire corriger les erreurs sur le suivi. Aujourd’hui, il y a dans ces cellules une vraie réflexion sur les conséquences de ces politiques sur la vie des personnes concernées, des éventuelles dérives et de la suspicion que cela engendre.» Plus de prudence et de mesure à tous les niveaux pour éviter les étiquettes et les raccourcis hâtifs.
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