Procès des attentats du 22 mars: la difficile identification des victimes
L’identification des victimes repose sur une procédure rigoureuse et très codifiée. Trop longue, insoutenable pour les proches. Pour gagner du temps, le processus a été renforcé.
Combien de vis? Combien d’écrous? Combien d’impacts sur les murs, les devantures? Combien de cavaliers, ces petits repères jaunes installés par les policiers sur les scènes de crime (il y avait tant à numéroter, à collecter qu’il leur faudra utiliser des Post-it et des bouts de carton)? Combien de valises, de GSM abandonnés dans la panique? Combien de taches de sang, combien de fragments humains, de morceaux d’os? Combien de ces «détails» de l’horreur ont-ils défilé sur les écrans de la cour d’assises?
Ce matin-là, des experts de la police scientifique et technique, de la police judiciaire fédérale, de la division de recherche, la DR6, des techniciens des services de déminage et des médecins légistes, chargés de procéder aux premières constatations à Zaventem et à Maelbeek, rendent compte de leur travail avec une minutie vertigineuse. Vidéos, photos, schémas à l’appui plongent le jury au plus près du carnage, à l’intérieur de l’aéroport, dans la station de métro, dans la rame, sur le quai.
Au début du mois de mars, ceux qui les ont vécus viendront raconter les attentats. En attendant, on les a vus. Sur l’écran, une dame, boîte crânienne explosée, un homme, les entrailles visibles, une jeune femme, le corps très gravement brûlé, un homme sur le ventre baignant dans son sang… Et puis, des corps ou des parties de corps enchevêtrés. Et aussi les membres dispersés des kamikazes, dont les troncs, précise le major Maarten Verburg, du Service de déminage de l’armée, disparaissent généralement, atomisés par le souffle de la bombe portée à la ceinture ou dans le dos. Ceux d’Ibrahim El Bakraoui: dans les débris d’un mur effondré, un buste, un bras incomplet, un morceau de doigt. Ceux de Najim Laachraoui: le corps disséminé, dont deux doigts ; à plusieurs mètres de hauteur, accrochée à un panneau publicitaire, une hanche. Enfin, ceux de Khalid El Bakraoui: dans la rame, une jambe, un bout de genou, deux avant-bras ; sur le quai, une tête, des mains, une jambe. «Les images sont très choquantes… Mais c’est important parce qu’elles donnent une idée de la violence et de la puissance des engins explosifs», justifie Barend Cochez, à l’époque en poste au labo de la PJ.
« Les images sont très choquantes… Mais c’est important parce qu’elles donnent une idée de la violence et de la puissance des engins explosifs. »
«Une zone de guerre»
A Zaventem, la scène de crime, si vaste, est scindée en zones. Maelbeek aussi est quadrillée en parcelles. A l’aéroport, ce travail complexe a nécessité trois jours et trois nuits, deux à Maelbeek, de 7 heures à 22 heures. A l’aéroport, le département d’identification des victimes de catastrophes (DVI) recueille quatorze dépouilles et plus de six cents fragments humains, presqu’autant à Maelbeek. Les corps de cinq victimes décédées plus tard, à l’hôpital ou au poste médical avancé, sont récupérés par la suite. De Zaventem, les dépouilles sont acheminées vers l’UZ Leuven, de Maelbeek vers l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek. Un choix stratégique, ordonné par le parquet fédéral et destiné à éviter l’éparpillement des identifications. C’est là aussi que les familles sont attendues pour reconnaître les leurs.
Les mots sont aussi glaçants que les images. Patricia Vanderlinden, inspectrice au DVI, énumère les principales causes de décès, surtout des traumatismes cérébraux et abdominaux pénétrants ou destructifs, des polycriblages avec amputation, des hémorragies et des lésions de blast explosif. Thierry Wouters, commissaire au DVI, évoque aussi la difficulté d’identifier les corps, tant ils sont parfois les uns sur les autres, et trop abîmés. «Pendant les trois jours à Zaventem, les alarmes des tapis roulants pour bagages n’ont jamais cessé de retentir, raconte Patricia Vanderlinden. Et ce sont des GSM qui sonnent sans arrêt, ces œufs sur le plat, ce café que des victimes n’ont pas eu le temps de finir.» Ce n’est pas une scène de crime telle qu’ils peuvent la connaître, c’est, pour elle, une «zone de guerre», pour lui, une «scène de guerre, impressionnante». «Par rapport à la scène de crime initiale, de nombreuses traces et de nombreux objets ont pu être déplacés dans la panique et en raison des interventions des services de secours et des policiers», stipule Thierry Wouters.
Cette mise en garde symbolise les difficultés rencontrées par la structure chargée de mettre des noms sur les victimes du 22-Mars. Trop de morts, trop de fragments de corps, trop de chaos, trop de stupeur. D’autres entraves ont compliqué le processus d’identification. Il s’agit, comme il se dit dans le jargon professionnel, d’une «catastrophe ouverte». Il n’y a pas de liste de personnes circonscrite, à partir de laquelle faire des recherches. Les enquêteurs ne disposent d’aucun renseignement ni d’information descriptive. Ce qui retarde évidement le travail d’identification. Difficile aussi de connaître le nombre exact de victimes. A Maelbeek, en outre, «l’espace sous-terrain est confiné et compacté», selon les précisions du major Maarten Verburg. Un amas de corps, de pièces à conviction, d’objets personnels, de débris est accumulé sur un petit espace, principalement les voies empruntées par la rame et les quais. «Plus nous perdions de temps sur place, plus les familles devaient attendre la terrible nouvelle du décès de leurs proches. Nous étions pris entre le marteau et l’enclume.»
« La pression des familles est légitime et humaine, mais une carte Mobib n’est pas un élément suffisant pour identifier une victime. »
Procédure Interpol
Les enquêteurs du DVI racontent aussi qu’ils ont fait l’objet de nombreuses pressions pour obtenir un bilan immédiat des victimes. «Ce qui était évidemment impossible, explique Patricia Vanderlinden, soulignant ces deux exigences contradictoires: faire preuve de diligence et de rigueur procédurale. «La médiatisation hors norme a généré une pression plus forte encore en faveur de la première exigence. La pression des familles est légitime et humaine, mais une carte Mobib n’est pas un élément suffisant pour identifier une victime.»
C’est ce que stipule le protocole Interpol en vigueur le jour des attentats, qui se base exclusivement sur une reconnaissance scientifique. Une procédure renforcée après le tsunami de 2004 dans l’océan Indien où il a fallu identifier plus de cinq mille corps. Cette gigantesque catastrophe a permis de fixer des standards internationaux, édités par Interpol. «Sur site, cela permet aux équipes de partager les protocoles et les résultats», poursuit Thierry Wouters.
Et là, le processus d’identification se révèle très codifié. «On évite absolument la reconnaissance visuelle, car cela peut mener à des erreurs.»
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Ces normes internationales reposent sur trois identifiants «primaires» stricts, c’est-à-dire une validation formelle par l’ADN, l’odontologie (examen dentaire) ou les empreintes digitales. Pour ce faire, le DVI, qui fonctionne avec un noyau de sept inspecteurs, a reçu le renfort d’une centaine d’experts de la police judiciaire et d’Interpol, aussi, pour les victimes étrangères. Au sein de l’unité, deux cellules sont organisées, l’une post-mortem, à la morgue, sur le corps (photographie, empreintes digitales, radiologie, odontologie, analyses ADN), l’autre ante- mortem, soit la collecte de données médicales, de signes particuliers (des cicatrices, des bijoux, des tatouages, une prothèse, etc.) auprès des proches et du secteur médical. Les informations sont ensuite transmises à une troisième section, chargée de confronter les éléments.
Pour «les cas les moins complexes», – l’identification formelle des kamikazes –, il a été procédé à des analyses ADN, celui des terroristes étant versé dans la banque de données des condamnés. La reconnaissance de la plupart des victimes s’est établie grâce à un comparatif d’empreintes ou un examen dentaire. L’implantation dentaire représente 80% des identifications difficiles. Il est en effet très rare que deux personnes possèdent la même denture, le même type d’obturations, etc.
Mercredi soir, le 23 mars 2016, aucune victime n’était formellement identifiée. L’état de certaines dépouilles a rendu le travail d’identification très difficile. Jeudi, le 24, quatre victimes étaient identifiées. Des proches ont attendu 96 heures, parfois sept jours. «Ce fut assez rapide, malheureusement pas assez pour les familles», déclare Patricia Vanderlinden. Thierry Wouters, lui aussi, a le sentiment que le maximum a été fait. «Il y avait des victimes décédées à proximité des terroristes. Des corps très abîmés qu’on ne pouvait pas présenter aux familles.» Il leur faut également établir les circonstances et les causes exactes de la mort, et récolter des preuves médico-légales. «Il est essentiel de pouvoir restituer à chacun son histoire.» Les objets personnels ont eux aussi été méticuleusement examinés, nettoyés et rangés. Depuis, ils ont été rendus aux familles.
Le protocole modifié
Le lugubre exposé fait peu à peu place aux griefs. Tout n’a manifestement pas été d’une limpidité absolue, malgré l’application rigoureuse du processus. On devine que chacun a fait comme il a pu au milieu de la tempête. Un membre du DVI, Eddy De Valck, affirme qu’il a dû trouver un appareil de radiographie numérique portable, un appareil imposé par les standards internationaux. «Mais le DVI ne dispose pas d’un tel engin. Après le raz-de-marée de Fukushima, les experts belges étaient pourtant demandeurs. Mais le gouvernement n’a pas jugé utile de débloquer un budget pour en acheter un. Même l’hôpital militaire n’en a pas.»
Des couacs ont également eu lieu dans l’établissement de listes, en raison de l’absence d’uniformité des procédures. Certains hôpitaux invoquaient, par ailleurs, le secret professionnel pour refuser de dévoiler l’identité des victimes hospitalisées, dont une cinquantaine dans le coma.
Depuis, le protocole a été modifié et le DVI a fait l’acquisition de matériel. Un nouveau système numérique et commun d’identification des victimes, une plateforme unique pour les hôpitaux et les secours devraient être mis en place au début de cette année. Autre piste: pour optimiser le suivi des victimes, un bracelet avec un code QR accroché à leur poignet sur le site même de l’événement.
A la barre, Patricia Vanderlinden conclut, la voix douce: «Ce n’était pas simplement un numéro, c’était vraiment une personne et ces personnes vivront avec nous maintenant.» En aparté, en fin d’audience: «Je me pose toujours cette question: si cela devait être un frère, une mère, comment voudrais-je qu’on s’occupe de lui, d’elle?»
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