Enquête | Verdict du procès des attentats de Bruxelles: comment de jeunes gars sont devenus des terroristes
Pourquoi et comment de jeunes hommes nés en Belgique en viennent-ils, un jour, à tuer leurs concitoyens? Alors que le verdict de culpabilité sera prononcé ce mardi, Le Vif a retracé le parcours des accusés du 22-Mars pour tenter d’y répondre.
C’est un plan façon «poupées russes», constitué de kamikazes missionnés depuis la Syrie, de coordinateurs à distance, de petites mains plus ou moins radicalisées, d’une demi-douzaine de planques. Le Vif a reconstitué l’itinéraire d’Ibrahim et Khalid El Bakraoui, Najim Laachraoui, Salah Abdeslam, Mohamed Abrini, Sofien Ayari, Osama Krayem, Bilal El Makhoukhi, Hervé Bayingana Muhirwa, Ali El Haddad Asufi, Smail et Ibrahim Farisi. Un exercice dans lequel demeurent des zones d’ombre mais qui relève les similarités dans le parcours de jeunes hommes basculant dans le terrorisme.
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A cet égard, Rik Coolsaet, professeur émérite à l’UGent et auteur d’un rapport sur le profil des djihadistes belges, distingue deux groupes. Le premier est composé de membres qui ont en commun un passé de délinquant et voient en Daech un gang de voyous, basé sur l’amitié et dans lequel ils trouveront soutien et protection. Le second est formé par des jeunes qui ne manifestaient aucun signe de radicalisation mais des motivations personnelles. Pour lui, la socialisation entre extrémistes est essentiellement basée sur la frustration et la discrimination qui mènent à une «réparation mentale» d’avec la société que le radicalisé tient pour responsable. Peu à peu, les autres voies sont écartées, les personnes innocentes deviennent coupables. «Le passage à l’islam radical donne à ces jeunes une légitimité et une « dignité » qu’autrement ils n’ont pas à leurs propres yeux. Tant qu’ils sont délinquants, ils se savent hors la loi.
En adhérant à l’islam radical, ils deviennent eux-mêmes les dispensateurs de la norme, contre ceux qui les jugeaient de haut», souligne Farhad Khosrokhavar, sociologue spécialiste de l’islam, auteur de Radicalisation (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019).
Leurs copains, leurs fréquentations, personne au sein de leur famille ne les connaît, ou si peu.
C’est tout cela qu’on retrouve dans le profil des dix accusés du procès des attentats de Bruxelles.
A la source des attentats du 22 mars, il y a en effet d’abord de sinueux réseaux familiaux et d’amitié et deux pôles, l’un constitué autour d’Oussama Atar, l’autre autour d’Abdelhamid Abaaoud.
Oussama Atar, appelé le «fantôme» parce qu’il traverse le dossier comme une ombre et présumé mort dans la zone irako-syrienne en novembre 2017, est jugé par défaut. «Abou Ahmed» – son nom de guerre, sa kunya – est, selon le parquet fédéral, le «dirigeant» qui aurait donné les instructions depuis Raqqa, fait le lien entre tous les membres et agrégé un groupe autour de lui. Abdelhamid Abaaoud, alias «Abou Omar», coordinateur des attaques parisiennes, est mort le 18 novembre 2015 lors d’un assaut policier à Saint-Denis.
Deux groupes donc, celui de Laeken, plus discret que le second, celui de Molenbeek, mais dont les membres accéderont à des fonctions supérieures à celles d’Abdelhamid Abaaoud et Salah Abdeslam.
«Le meilleur ami d’Ibrahim, c’est Khalid»
Place Joseph Benoît Willems, Laeken, nord de Bruxelles. C’est ici qu’a brièvement habité Oussama Atar, en 2012, après une longue période d’incarcération en Irak. Il y a passé quelques mois avec ses parents, retrouvé une sœur, Nawal, un jeune frère, Yassine, condamné à Paris, et ses cousins Khalid et Ibrahim El Bakraoui. Hervé Bayingana Muhirwa, Bilal El Makhoukhi et Youssef El Ajmi, condamné lui dans le dossier «Paris bis», vivent là aussi. Un territoire minuscule, à proximité de la rue Marie-Christine, où ils sont nés, où ils ont grandi ensemble.
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Dehors, surtout et beaucoup. Car la vie sociale, les amitiés, les flirts sans doute, c’est à l’extérieur de chez eux. Leurs copains, leurs fréquentations, personne au sein de leur famille ne les connaît, ou si peu. Aux juges d’instruction qui les interrogent, Malika Benhattal, la mère d’Oussama, qui réside désormais avec son époux au Maroc, Hafida Bent Merzouk Affayoun, celle d’Ali El Haddad Asufi, ou encore Ahmed El Makhoukhi, le père de Bilal, déroulent le même propos: «Il ne ramenait pas ses amis à la maison», «Il passait la majorité de son temps à l’extérieur», «J’ignore les lieux qu’il fréquentait».
Tout ce qui conduira les auteurs à commettre des attentats le 22 mars se trouve là, en germe, en ce début des années 2000. Le quartier où la petite bande évolue est alors la base de repli de vétérans rentrés d’ Afghanistan ou de Tchétchénie. Un biotope islamiste où se croisent d’anciens militants, d’ex-combattants et des prédicateurs salafistes. Jusqu’au rez-de-chaussée de la maison des Atar, qu’occupe Youssef El Moumen, gérant d’une vidéothèque. Dans l’arrière-salle, les policiers y ont découvert, en 2003, des armes, des ordinateurs contenant des fichiers de propagande d’ Al-Qaeda, de la cocaïne.
Il y a aussi deux mosquées extrémistes, l’une rue de Tivoli, où Oussama Atar suit des cours d’arabe ; l’autre, rue de Manchester, dirigée par Bassam Ayachi, à l’origine du très controversé Centre islamique belge (CIB), dissous en 2012, accusé d’avoir incité au djihad de jeunes recrues francophones. La structure fait le lien entre les différentes générations de djihadistes. Afghanistan, Irak, Syrie: les destinations changent seulement au gré des crispations internationales.
A deux cents mètres de chez les Atar, rue Van Gulick, habitent Ibrahim et Khalid El Bakraoui, les cousins. Jawal El Bakraoui, le père, est un ancien boucher. Il les gâte, ses deux gamins, leur paie des fringues de marque, les emmène chaque été en vacances. Des gosses qui n’ont manqué de rien, selon leurs parents. Deux frères liés «comme les doigts de la main depuis qu’ils sont tout petits», dit leur père à un enquêteur. «Le meilleur ami d’Ibrahim, c’est Khalid», déclare Mariam, leur sœur, lors de son audition. L’aîné, Ibrahim, se montre plutôt réservé, le cadet, plus nerveux, irritable. A l’adolescence, leurs études deviennent chaotiques. Leur curriculum tient en quelques lignes: aucune formation aboutie, plusieurs changements d’établissement.
L’amitié entre les frères El Bakraoui, Ali El Haddad Asufi et Smail Farisi commence à l’institut René Cartigny. C’est sur les bancs de cette école secondaire technique ixelloise qu’Ali El Haddad Asufi, cadet d’une famille de quatre enfants, et Ibrahim El Bakraoui se découvrent des atomes crochus. Dans les couloirs de Cartigny passent d’autres visages familiers: Youssef El Ajmi et Yassine Atar.
De leur parcours, un constat: tous ou presque se sont frottés à la justice comme petits délinquants ou multirécidivistes.
Ibrahim El Bakraoui se lie aussi d’amitié avec un jeune anderlechtois introverti, Smail Farisi. C’est dans son studio de l’avenue des Casernes qu’Ibrahim El Bakraoui se terrera les semaines précédant les attentats, d’abord seul puis avec son frère Khalid et Osama Krayem.
Plus tard, Ali El Haddad Asufi, qui aime le foot, les sorties au bar à chicha et les belles cylindrées, et Ibrahim El Bakraoui s’inscrivent au cours d’arabe. Khalid, le plus jeune des frères El Bakraoui, suit le mouvement. Lui et Ali El Haddad Asufi se sont déjà croisés à Cartigny et en rejoignant le cours d’arabe font la connaissance de Mohamed Bakkali, l’un des logisticiens des attentats de Paris. Les liens se consolident. Le cercle s’élargit.
Après le collège, les trois jeunes hommes suivront des trajectoires différentes avant de se retrouver sur le bancs des accusés. Ali El Haddad Asufi, couvé par sa mère et les trois aînés depuis le décès du papa, décroche un premier emploi de chauffeur-livreur, pistonné par son frère. Puis, il travaillera à Brussels Airport, pour une société de catering. Son casier est encore vierge.
Ibrahim El Bakraoui bascule, lui, dans la criminalité, écope de ses premières peines. Ali El Haddad Asufi ne coupe pas les ponts, lui rend visite en prison et le reçoit chez sa mère, pourtant méfiante à l’égard de cette mauvaise fréquentation, à sa libération. Il admet avoir repéré que celui avec qui «il aimait bien rigoler» refuse de serrer les mains et tient des propos radicaux. Quand son cousin, Oussama Atar, est avec eux, c’est «petites cachotteries et messes basses». Qu’importe, pour son ami, Ali El Haddad Asufi est prêt à prendre des risques.
Contrairement à ses deux amis, Smail Farisi obtient son diplôme du secondaire mais passe de la case chômage à la case CPAS. Il emménage dans le petit studio de l’avenue des Casernes mais ne s’y rend qu’épisodiquement. En journée, il traîne avec ses amis de quartier ou rentre à la maison, à Anderlecht, où vit notamment Ibrahim. Son frère cadet est médiateur à l’accueil du CPAS d’Anderlecht, après un séjour en prison pour coups et blessures. Chez les Farisi, on se serre les coudes. Après les attentats, Ibrahim aidera son aîné à faire le ménage dans le studio, ce qui lui vaut aujourd’hui de figurer dans la galerie des accusés.
Selon son entourage, Smail Farisi n’était pas «dans le trip djihadiste», ne semblait intéressé ni par la religion ni par la politique ou la guerre en Syrie.En septembre 2015, quand Ali El Haddad Asufi lui demande d’héberger Ibrahim dans son studio, ils renouent. Smail Farisi y voit l’occasion de tromper sa solitude et de se faire un peu d’argent. De quoi financer ses addictions à l’alcool et aux jeux. Ibrahim El Bakraoui est généreux avec son hébergeur qui ne passe que pour partager les repas ou pour cuver. Puis viennent s’installer Khalid El Bakraoui et Osama Krayem. Trois hommes, c’est plus encombrant qu’un seul, mais promis, le 22 mars, tous auront quitté les lieux.
«Nos mères se connaissaient, on n’était pas encore au monde»
Le second noyau est constitué autour d’Abdelhamid Abaaoud, l’ami d’enfance de Salah Abdeslam. Il habite à «deux minutes» des frères Abdeslam et de Mohamed Abrini. «Ma maison est collée à celle de Salah, précise Mohamed Abrini. Nos mères se connaissaient alors qu’on n’était même pas au monde.» Trois cents mètres plus bas, habite leur ami Ahmed Dahmani, boxeur amateur et condamné à trente ans de réclusion criminelle, lui-même voisin de Chakib Akrouh, l’un des tueurs des terrasses de café, mort lors de l’assaut à Saint-Denis, tuant Abdelhamid Abaaoud avec lui.
C’est la parenté et l’amitié qui pèsent, beaucoup plus que la religion ou le quartier.
Dans la fratrie nombreuse, Abdelhamid Abaaoud occupe la place de l’aîné, celui sur lequel la famille a beaucoup misé. Mais c’est un gamin agité, ingérable. Son père, Omar Abaaoud, commerçant, acquiert un second magasin de vêtements, juste à côté des Abdeslam. Derrière le comptoir, il place son fils, qui se révèle «bon commerçant». Filles, boîtes, shit, alcool et larcins. Pas de casier épais. Des séjours en prison, entre 2006 et 2012. En 2010, avec Salah, dit «le Poulet», il tente de braquer un garage. Le vol raté les conduit cinq semaines en prison.
De leur parcours, un constat: tous ou presque se sont frottés à la justice comme petits délinquants ou multirécidivistes avant de basculer dans le terrorisme.
Yazid, Brahim, Mohamed, Salah Abdeslam: les quatre frères ont eu maille à partir avec la justice. Les deux premiers se retrouvent même ensemble, en 2003, dans une histoire de vol et de trafic de faux papiers pour étrangers. En 2018, Mohamed, lui, a été condamné à trente mois de prison ferme pour le vol de la caisse communale. En 2005, il avait déjà écopé d’une condamnation de deux ans avec sursis. D’autres ont des casiers plus chargés. Celui de Mohamed Abrini parle pour lui. A son actif, 45 condamnations, dont une vingtaine pour vols. Son surnom « Brioche» fait allusion à son emploi dans une sandwicherie. Un job alimentaire: en coulisses, Mohamed Abrini avait une réputation de «voleur» aguerri. D’où cet autre surnom, «la Brink’s».
Lui qui rêvait d’une carrière de footballeur effectue un premier passage en prison à quelques jours de ses 18 ans, pour vol de voiture avec effraction. Ça fait alors un an qu’il a lâché l’école, une 3e secondaire en mécanique-soudure. Puis ce seront d’autres vols, d’autres allers-retours en prison. Entre deux séjours, Mohamed Abrini fait du nettoyage, de l’élagage, sert des hamburgers chez Quick, ouvre sa sandwicherie «avec de l’argent sale», voyage beaucoup, claque «jusqu’à 5 000 euros certains jours».
Ibrahim et Khalid El Bakraoui entament, eux aussi, tôt et vite les délits. Le premier, dès 14 ans. Le second est placé en IPPJ à 16 ans pour des coups et blessures et un vol. L’ aîné collectionne les braquages en 2010. Il tire sur des policiers. Ce qui lui vaut une condamnation à neuf ans, prononcée en 2011. Début 2015, il bénéfice d’une mesure de libération conditionnelle. La justice veut le croire lorsqu’il affirme vouloir ouvrir une boutique de prêt-à-porter et apprendre l’arabe «pour faire des affaires avec des fournisseurs de pays arabophones». Un autre dossier de vol et d’agression concerne Khalid El Bakraoui en 2012, pour lequel il est condamné à cinq ans. Placé sous surveillance électronique, il est libéré en janvier 2014.
«La première unité de diffusion du djihadisme, c’est l’entourage proche»
Au moment des attentats, ces jeunes hommes sont trentenaires, issus d’une même génération. Ils sont ce que les psychanalystes dénomment des «postadolescents». La plupart vivent encore chez leurs parents. Chez les Abdeslam, seul l’aîné, Yazid, a quitté la maison. Mohamed Abrini n’a pas quitté le cocon, ni les frères El Bakraoui. «C’est un tissu familial, économique et social extrêmement fermé», décrypte la juge Isabelle Panou, venue défendre son instruction à Paris, avant d’ajouter: «Et ce n’est évidemment pas facile de dénoncer un cousin, un ami.» Ce que résume en une phrase Hamza Attou, venu récupérer Salah Abdeslam à Paris, le soir des attentats: «Vous pouvez pas comprendre, Madame, on n’est pas de la même classe sociale. On s’entraide. Des fois, à Bruxelles, pour acheter une baguette de pain, on peut y aller à dix.»
Chez tous, la radicalisation s’est faite par étapes. Oussama Atar baigne depuis l’enfance dans une famille très religieuse, dans un quartier où l’idéologie salafiste est prégnante. La radicalisation d’ Atar débute aux côtés de Bassam Ayachi, exerçant sur lui un mélange de magistère moral et affectif. Le jeune homme franchit un palier en rencontrant «Abou Mohammed al-Adnani» et «Abou Bakr al-Baghdadi», futurs dirigeants de l’Etat islamique (EI). D’autres étaient sous l’emprise de Khalid Zerkani, surnommé «papa Noël», aujourd’hui en prison. Le plus connu de ses disciples est Abdelhamid Abaaoud. Il y avait aussi son acolyte, Chakib Akrouh. Il a directement influencé le départ de Najim Laachraoui, Bilal El Makhoukhi, Souleymane Abrini, le cadet de Mohamed.
Outre la prison, l’un des autres points communs entre les principaux protagonistes, c’est l’expérience de la région irako-syrienne ou de la zone tampon à la frontière avec la Turquie.
Il y a aussi la mosquée salafiste Loqman (aujourd’hui fermée), rue Ransfort, fréquentée assidûment par Mohamed et Souleymane Abrini, Chakib Akrouh, Ayoub El Khazzani, auteur de l’attaque ratée du Thalys.
Mais «la première unité de diffusion du djihadisme, c’est l’entourage proche», note Hugo Micheron, enseignant-chercheur à l’université de Princeton et auteur de Le Jihadisme français (Gallimard, 2022). Une fois radicalisé, un chef de bande peut se muer en pseudoémir autour duquel se rassemblent des émules proches. «Le recrutement se fait de façon horizontale, essentiellement par des pairs. C’est la parenté et l’amitié qui pèsent, beaucoup plus que la religion ou le quartier», enchaîne Serge Garcet, professeur au département de criminologie de l’ULiège. Salah Abdeslam, Mohamed Abrini et les copains du quartier se retrouvent souvent aux Béguines, ouvert par Brahim Abdeslam en 2013. Dans ce bar, on sert plus de shit que de bière, on «skype» avec ceux qui sont partis, on se nourrit d’images d’égorgements. «L’ idée qu’en regardant des vidéos, on décide soudain de partir pour la Syrie ne correspond pas à la réalité, analyse Peter Neumann dans une vaste étude menée, en 2017, pour le King’s College. Quand l’un d’eux part, la pression amicale du groupe opère, et d’autres le suivent.»
Dans les mêmes katibas
Oussama Atar cherche des combattants rompus au maniement des armes et puise parmi ses amis ou sa famille, comme ses cousins. Lors de son retour en Belgique, en 2012, il rend régulièrement visite à Ibrahim et Khalid El Bakraoui. Selon l’enquête, ce sont ces rencontres au parloir qui feront basculer les deux kamikazes dans le djihadisme. «Avant, ils ne priaient pas. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Avant, ils sortaient en boîte. Plus jamais après. Je ne les ai pas reconnus», dira leur père lors de l’enquête. La sœur: «Déjà au parloir, ils me réprimaient sur mes tenues vestimentaires, mon maquillage. A sa sortie, Ibrahim faisait des trucs qu’il ne faisait pas avant, c’était des trucs de moralisation par rapport à la religion.»
L’ entourage de Mohamed Abrini remarque aussi qu’il entre dans «un trip Etat islamique» dès sa sortie de prison. Il «parle bco (NDLR: beaucoup) de djihad lol», dit sa petite amie dans un texto envoyé à la sœur d’Abrini. Dans ses messages, il est de plus en plus radical: «A partir de maintenant, tu ne sors plus de chez toi sans être voilée sinon je mets un terme entre ton existence et la mienne», la traitant de «mécréante».
Outre la prison, l’un des autres points communs entre les principaux protagonistes – kamikazes et logisticiens – des attentats, c’est l’expérience de la région irako-syrienne ou de la zone tampon à la frontière avec la Turquie.
Six d’entre eux ont été dans cette zone depuis 2013. Parmi les premiers partis, Oussama Atar. En 2003, tout juste majeur, il interrompt une 5e professionnelle, pour étudier l’arabe littéraire dans une école coranique de Damas. Quand il part, c’est un garçon timide, avec un reste d’acné. Dans ce lieu d’endoctrinement, on étudie la langue mais on promeut le djihad et on croise d’autres figures de la mouvance islamiste belge et française. Très vite, Oussama Atar passe la frontière vers l’Irak, pour combattre aux côtés d’Al-Qaeda, où il est capturé en 2005 et emprisonné dans les geôles américaines. Rentré en Belgique en septembre 2012, il repart en décembre 2013 à Raqqa. Il devient «une légende» de l’EI. Son aura captive Ibrahim et Khalid El Bakraoui. Le premier est intercepté, en juin 2015, en Turquie, alors qu’il tente de franchir la frontière. Khalid El Bakraoui, lui, s’y rend fin 2014.
En sortant de prison à l’automne 2014, Mohamed Abrini retrouve son «quartier vide». «Ils étaient tous morts, en dix mois […] Tous ces amis tués, plus mon frère… J’avais jamais lu le Coran, c’est là que j’ai commencé à le lire», répond-il lors de son interrogatoire. Un cadet mort pour ses convictions à l’égard duquel il éprouve de la «fierté» autant qu’un complexe. Il se rend alors lui aussi en Syrie, en juillet 2015, durant deux semaines. A Raqqa, il est logé chez Najim Laachraoui et son ami Abdelhamid Abaaoud.
Si ce qui rassemble ces hommes est l’idéologie djihadiste, s’y ajoute également un sentiment de culpabilité et de honte.
Abdelhamid Abaaoud, lui, est parti dès janvier 2013. «Je ne vais pas passer ma vie à vendre des costumes à 20 balles.» Les vidéos qu’il envoie à ses amis ont fait le tour du monde depuis: on le voit jouer au football avec une tête humaine, tracter des cadavres derrière un 4×4, sourire immense. De Syrie, Abaaoud commentait: «Ici, on a tout, surtout depuis qu’on fait venir le Nutella de Turquie.»
C’est le départ d’Abdelhamid Abaaoud qui déclenchera chez Salah et Brahim Abdeslam l’évolution vers le djihadisme. Salah Abdeslam n’a jamais atteint la Syrie, Brahim Abdeslam s’est contenté d’un aller-retour express en janvier 2015, mais les frères restent en contact avec Abaaoud. Là-bas, il est devenu quelqu’un, un cadre important des «opérations extérieures» de l’EI en Europe. Il fera des deux frères ses hommes de main. Salah Abdeslam est grisé, il a enfin un rôle important. Dans le quartier, il laisse entendre que «des missions» lui sont confiées.
Certains liens ont également été noués directement dans les katibas (bataillons) francophones de l’Etat islamique en Syrie. C’est dans ces unités que l’EI va recruter quelques-uns de ses hommes de confiance pour projeter des attentats en Europe. Ainsi, on y trouve Mohamed Belkaid – tué par la police belge une semaine avant les attentats de Bruxelles, dans une fusillade au cours de laquelle Salah Abdeslam prend la fuite –, Sofien Ayari, Osama Krayem et Bilal El Makhoukhi. Sur place, ils sont formés au maniement des armes et aux communications sécurisées. Là-bas, ces hommes ont été filmés en train de décapiter des prisonniers ou de les abattre à bout portant. Des images diffusées lors des revendications de l’EI. Aux yeux des enquêteurs, il a pu s’agir là d’une façon de les mettre dans la situation de ne plus rien avoir à perdre et de s’assurer qu’ils aillent jusqu’au bout.
En Syrie, où il fait la connaissance d’Abdelhamid Abaaoud, Bilal El Makhoukhi retrouve Najim Laachraoui. A l’époque, le Belgo-Marocain, issu d’une famille nombreuse, n’a aucun emploi fixe et n’a pas terminé sa 7e année de qualification. Il enchaîne les petits boulots, rend visite à ses copains dans le quartier «Stalingrad» (proche du Manneken-Pis) et pratique des sports de combat. Au terrain de foot à côté du Heysel, il retrouve régulièrement les frères El Bakraoui. Autour de lui, les jeunes commencent à partir en Syrie, embrigadés par Sharia4Belgium. De Syrie, il informe sa mère qu’il combattra jusqu’à ce que la Sharia soit d’application partout dans le monde, mais une blessure à la jambe écourte son séjour.
De retour, Bilal El Makhoukhi prend contact avec Khalid El Bakraoui. Le premier s’apprête à entrer en prison, le second vient d’en sortir. Libéré sous conditions mais toujours déterminé à repartir, Bilal El Makhoukhi fait entrer un autre ami d’enfance, Hervé Bayingana Muhirwa, dans le cercle conspiratif. Ce Belgo-Rwandais, arrivé en Belgique à 13 ans après le décès de son père lors du génocide, suivait une trajectoire relativement linéaire: famille soudée, bonne scolarité. Selon sa mère, en plus du traumatisme lié aux horreurs du génocide, Hervé a dû faire face à la mort de son frère cadet dans des circonstances assez floues. Dans son témoignage, son frère aîné révèle qu’à son arrivée en Belgique, Hervé exprimait un sentiment de rejet face à la communauté rwandaise qui, pour lui, s’était entre-tuée. La radicalisation de Hervé s’est faite en parallèle de son autre vie, celle du jeune actif qui jongle entre petits boulots et formations complémentaires. Converti à l’islam, il se rapproche de plusieurs jeunes au profil radical, dont Najim Laachraoui et Bilal El Makhoukhi, et consomme toutes sortes de contenus radicaux. Quelques mois avant son arrestation en compagnie d’Osama Krayem, Hervé Bayingana Muhirwa avait décroché un poste à la Croix-Rouge. Il s’y plaisait.
Ils ne se considèrent pas comme des terroristes, mais comme des soldats vengeurs.
Le tournant radical opéré par Sofien Ayari n’avait, par contre, pas échappé à son entourage. A peine adulte, le jeune Tunisois, issu d’une famille de quatre enfants et qui avait entamé des études supérieures en production électrique, délaisse ses amis de quartier pour s’adonner à la prière et porte la barbe. Sur Facebook, il s’épanche tantôt pour dénoncer «une époque de honte et l’humiliation à moins que la Oumma de l’islam ne se débarrasse de ses péchés», tantôt son désir de goûter à une vie dans l’au-delà qu’il espère moins difficile.
Malgré cela, son père, comptable à Tunis, intervient auprès des autorités pour qu’elles le laissent s’envoler vers la Turquie. A sa mère, il expliquera plus tard qu’il a rejoint la Syrie parce qu’il voyait «des musulmans mourir partout dans le monde». S’ouvre pour lui le chapitre du djihad à partir duquel sa détermination n’a fait que se renforcer. Il intègre une section d’élite commandée par Oussama Atar, et prend les armes au côté d’Osama Krayem. C’est avec ce compagnon de champ de bataille qu’il fera plus tard le voyage jusqu’en Belgique.
La même détermination était perceptible chez Najim Laachraoui. Avant de partir en Syrie, il avait exprimé devant son père sa volonté de faire la guerre à Bachar al-Assad. «Il ne voulait rien savoir […] c’est comme si je parlais à un mur», explique Driss Laachraoui au procès des attentats de Paris.
Najim Laachraoui, c’est l’énigme. Présenté comme l’intello de la cellule au seul motif qu’il a entamé des études universitaires, cet aîné d’une famille schaerbeekoise de cinq enfants est aussi un révolté. En classe, il aime débattre et argumenter, mais de temps à autre ses propos trahissent une colère face à l’injustice, se remémore l’un de ses enseignants. «Des élèves particulièrement intelligents comme Najim Laachraoui peuvent très vite identifier les failles et chercher autour d’eux des narratifs qui leur permettent de critiquer. Dans cette quête de réponses, ils tomberont sur toutes sortes de contenus disponibles. Et à l’époque, il y avait notamment de la propagande fondamentaliste.» Et l’enseignant de poursuivre: «Najim est quelqu’un à qui on a souvent dit bravo. Il était bon en maths, en physique, en chimie. Ce qui est intéressant dans son profil, c’est qu’il a joué le jeu de l’école, le jeu des points, parce qu’il y croyait vraiment. Mais il a probablement été déçu des réponses apportées en secondaire, puis dans le monde universitaire, sur les questions de diversité et de démocratie.»
La garantie d’une place au paradis
Finalement, dans les messages laissés en bout de course à leurs proches, certains kamikazes évoquent une «renaissance». Car si ce qui rassemble ces hommes est l’idéologie djihadiste, s’y ajoute également un sentiment de culpabilité et de honte, sublimé par la promesse d’un au-delà qui finit par les convaincre de sacrifier leur vie à cette cause. Dans un enregistrement dans lequel il s’adresse à sa mère, Ibrahim El Bakraoui justifie son acte par une réponse à l’oppression dont les musulmans seraient victimes. A ses yeux, l’EI représente un espoir de dignité retrouvée. C’est aussi ce qu’écrit son frère, Khalid El Bakraoui, dans une lettre à son épouse: « Sache Nawal qu’il y a toujours eu des Etat islamique. Le dernier a été detruit début des annes 1920, mais ensuite les gens ont abandonner le djihad et Allah depuis n’a cesser de nous humilier […] Mais aujourd’hui nous avons un Etat islamique qui a remporter beaucoup de victoir.»
Ce rêve d’un nouveau califat sera contrarié par la coalition internationale, deux mois après la création de l’EI. Ce qui permettra aux kamikazes de justifier les attentats: une réponse aux victimes civiles de la coalition. «Ils ne se considèrent pas comme des terroristes, mais comme des soldats vengeurs.» Cette version de soi est développée par Ibrahim El Bakraoui: «Mais les musulmans, c’est pas des serpillières. Les musulmans, quand tu leur donnes une claque, ils te donnent pas l’autre joue, au contraire, ils répondent agressivement.»
Qu’a donc finalement convaincu Ibrahim El Bakraoui de renoncer «à ses projets» d’ouvrir un commerce au Maroc et Khalid El Bakraoui d’abandonner sa femme enceinte? La culpabilité d’être des délinquants, de ne pas être de «bons» musulmans, de vivre dans le «péché». Le martyre efface cette culpabilité, assuré qu’il est d’avoir une place au paradis et une jouissance éternelle, et d’être soulagé de la peur du châtiment et de l’enfer.
Alors qu’ils s’ennuyaient dans leur planque de Charleroi, deux kamikazes des attentats de Paris étaient entrés dans une librairie islamique. Le gérant s’est souvenu qu’ils cherchaient des livres décrivant «le paradis»…
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