Pourquoi le sous-financement de la justice n’explique pas tous les maux: « Un dossier qui disparaît, c’est fréquent »
Magistrats, avocats, huissiers, justiciables… tous se plaignent de l’état de délabrement de la machine judiciaire. Le sous-financement est incontestable, mais il n’explique pas tout.
«En dépit du manque de moyens, les juges bruxellois ont toujours assumé leurs responsabilités, et continueront à le faire, mais ils ne peuvent garantir à eux seuls le bon fonctionnement de la justice» ; «Le gouvernement continue d’enfreindre la loi qui définit le nombre de magistrats, greffiers, secrétaires et employés dans chaque palais. […] La situation est plus que sérieuse, nous devons nous battre pour la démocratie, pour le service public de qualité que la justice devrait être.»
La première salve est tirée par les membres de la magistrature assise du parquet de Bruxelles. C’était en 2010 et elle visait Stefaan De Clerck, lequel reprochait aux magistrats d’être mal organisés et de manquer de souplesse. La seconde est signée Manuela Cadelli, ex-présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM). Cette fois c’est Koen Geens qui en prend pour son grade. Nous sommes en mars 2018, en pleine vague d’attentats terroristes sur le sol européen, et le monde judiciaire est réuni place Poelaert, à Bruxelles, pour faire entendre sa voix. De Clerck, Geens mais aussi Dehaene, Moureaux, Gol, Wathelet, Onkelinx, De Block, Van Quickenborne…Tous ceux qui se sont installés dans la fonction ministérielle se sont vu adresser les mêmes reproches: manque de personnel, manque de moyens, manque de considération et d’écoute pour une justice exsangue.
La crispation politique autour de la justice a débuté lorsqu’est apparue la volonté de fédéraliser l’Etat.
Depuis quand la justice se sent-elle plumée, délaissée? Pas depuis toujours, mais un petit bout de temps quand même, retrace Xavier Rousseaux, professeur d’histoire du droit et de la justice à l’UCLouvain et chercheur FNRS. «La crispation politique autour de la justice a débuté dans les années 1960, lorsqu’est apparue la volonté de fédéraliser l’Etat. Avant cela, la question de son organisation ne s’étendait même pas sur trois lignes dans les programmes gouvernementaux. Dans l’opinion publique aussi, son fonctionnement est devenu un sujet sensible. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi: cela signifie que le citoyen trouve qu’elle remplit une fonction importante, et qu’il nourrit beaucoup d’attentes à son sujet. On observe une tendance assez identique avec les soins de santé aujourd’hui.»
«Alors que dans les années 1970 et 1980, la modernisation de l’institution judiciaire n’était promue que par une minorité de magistrats et n’était pas un enjeu majeur pour les parlementaires, elle devient une priorité», analyse Cécile Vigour, directrice de recherche CNRS au Centre Emile Durkheim, à Bordeaux. Les réformes lancées après l’affaire Dutroux étaient fondées sur le renforcement simultané des pouvoirs de la magistrature et des contrôles de celle-ci, et approfondies par la mise en œuvre d’autres réformes dans les administrations belges.
«Longtemps étrangère à une approche en matière de coût et d’organisation en raison de la force de la culture professionnelle juridique, la justice est confrontée, en Belgique, mais aussi dans de nombreux pays occidentaux, à la prégnance croissante d’une logique d’efficience. Or, cette dynamique de changement met en évidence une certaine concurrence entre régulations de type juridique, politique et managérial dans l’exercice de la justice», contextualisait déjà en 2008 la chercheuse dont les travaux portent sur le rapport entre le citoyen et le troisième pouvoir.
L’individu ou le système?
Depuis l’attentat qui a coûté la vie à deux supporters suédois dans le centre de Bruxelles, le 16 octobre, cette efficience et cette infaillibilité sont à nouveau mises en doute. En situation illégale, radicalisé, recherché par la Tunisie qui réclamait son extradition, Abdessalem Lassoued aurait dû attirer l’attention des autorités belges et, plus particulièrement, du magistrat en charge du dossier et qui n’a pas assuré le suivi.
D’autant que ce n’est pas la première bourde du parquet de Bruxelles. En novembre 2022, Thomas Monjoie, un jeune policier de 29 ans, se faisait poignarder à Schaerbeek par Yassine Mahi, qui s’était préalablement présenté dans un commissariat pour annoncer son intention de commettre un attentat. Son cas avait été examiné et évalué par plusieurs magistrats qui avaient finalement décidé de ne pas le priver de liberté.
Dans les deux affaires, des magistrats bruxellois ont été pointés du doigt. Dans les deux affaires, le manque de moyens alloués à la justice, et plus spécifiquement au parquet de Bruxelles, a été invoqué pour expliquer ces bourdes. Pour y voir plus clair, le Conseil supérieur de la justice, censé veiller à ce que les rouages de la machine judiciaire restent bien huilés, a finalement ouvert une enquête sur ces dysfonctionnements constatés dans le premier parquet du pays.
Que ce soit dans le cas d’Abdessalem Lassoued ou de Yassine Mahi, l’argument du manque d’effectifs laisse ce magistrat bruxellois expérimenté dubitatif. «Le service chargé des relations internationales auquel appartient le magistrat dont la responsabilité est pointée dans le dossier Lassoued est un service habitué à gérer des procédures administratives. Ses magistrats ne font pas de service de garde, ni de nuit. Il ne m’a jamais semblé non plus que c’était un service particulièrement engorgé.»
Pour le magistrat, le fait qu’Abdessalem Lassoued soit passé entre les mailles du filet résulte à la fois d’une succession de malchances et d’un manque de contrôle en interne des dossiers dormants. «Un dossier qui disparaît ou qui est mal rangé, c’est fréquent. Vous changez de bureau et voilà que vous retrouvez deux dossiers qui avaient glissé par terre. Généralement, on ouvre les armoires deux fois par an et on vérifie pour chaque dossier s’il y a quelque chose à faire. Il est donc possible qu’un dossier reste plusieurs mois en attente mais, en principe, si la collaboration avec les services administratifs est optimale, les informations doivent sortir et vous inciter à rouvrir le dossier. Pour cela, il est impératif que le personnel administratif vérifie en permanence qu’aucune nouvelle information n’a été communiquée. Est-ce que cela a été fait? Je ne suis pas certain que davantage de moyens puissent changer quelque chose à la situation. Dans ce cas-ci en tout cas. Si tout le monde faisait correctement son travail, ce serait déjà pas mal.»
Le problème de la justice est peut-être à la fois un manque de moyens et une mauvaise utilisation de ceux-ci, abonde Xavier Rousseaux. «Le sous-financement est une constatation que l’on retrouve dans différentes périodes de l’histoire. Mais il est difficile de déterminer si ce marronnier correspond à une réalité précise. La principale difficulté quand on est un chercheur qui essaie d’objectiver le financement de la justice et si les différents gouvernements ont successivement sous-investi dans ses institutions, c’est l’absence de données claires, précises et uniformisées. On constate que certains secteurs dysfonctionnent mais est-ce lié au manque de moyens, à une gestion très lourde et très peu contrôlée des moyens mis à disposition ou est-ce lié à un accroissement conséquent des demandes qui aggrave l’arriéré judiciaire?»
Des données liées au fonctionnement de la justice et à ses dépenses figurent dans les rapports annuels de la Cepej, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, qui réunit des experts des Etats membres du Conseil de l’Europe. Pour la Belgique, certains chiffres sont effectivement manquants. Dans son rapport de 2020, basé sur les données de 2018, la Cepej s’interroge sur la disparité quant au nombre de juges professionnels en Europe. Une zone cohérente située en Europe centrale et du Sud-Est compte plus de vingt juges pour cent mille habitants. Il s’agit essentiellement de systèmes juridiques d’influence germanique, notamment l’Autriche, l’Allemagne, la Grèce ou encore la Hongrie et la Pologne. En revanche, d’autres pays d’Europe occidentale et méridionale disposant d’un système juridique inspiré de la common law et du droit napoléonien, ont un nombre de juges professionnels plus faible pour un même nombre d’habitants. C’est notamment le cas de la Belgique (13,3 pour cent mille habitants) mais aussi de la France, des Pays-Bas ou du Royaume-Uni. En ce qui concerne les procureurs, la plupart des pays européens emploient de deux à quinze procureurs pour cent mille habitants. Entre 2010 et 2018, la Belgique, elle, en comptait 7,7. Une autre spécificité du système napoléonien qui s’appuie sur une hiérarchie forte, incarnée chez nous par le procureur du roi et ses substituts.
Un plan Marshall pour redresser la justice
En outre, il semble que le PIB ait une importance encore plus grande que la taille de la population, pointe la Cepej. Par exemple, les Etats d’Europe occidentale les plus densément peuplés, dont la Belgique, ont un nombre plutôt faible d’avocats par rapport à leur PIB (moins de cent avocats par milliard d’euros de PIB). Si on ne regarde que les compteurs, il faut rappeler que les réformes successives de la justice menées ces dernières années et la création de tribunaux spécialisés de première instance, ont permis de réduire le nombre d’implantations géographiques de 267 en 2016 à 253 en 2018. Autres données intéressantes: la Belgique est le pays européen qui enregistre la plus forte hausse d’affaires civiles et commerciales en première instance. Une tendance qui s’explique notamment par la présence, essentiellement à Bruxelles et en périphérie, de grosses multinationales et d’entreprises de haut niveau qui augmentent la charge de travail des services concernés. Elle fait aussi partie des nations les plus touchées par la hausse du nombre de dossiers de demandes d’asile et de droits de séjour des étrangers.
Selon un autre rapport de la Cepej (données de 2020), le budget alloué au système judiciaire par habitant est de 87 euros, et il correspond à 0,22% du PIB. La moyenne européenne est de 0,44%. «La justice coûte par citoyen autant qu’une paire de baskets, s’indigne la présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM), Pascale Monteiro Barreto. Les rapports du Cepej montrent que les problèmes se posent à tous les niveaux. En juin 2016, les magistrats avaient mené une action pour dénoncer le coût du système judiciaire. Le premier magistrat du pays, Jean de Codt, avait alors qualifié le Belgique d’Etat voyou. Aujourd’hui, on constate que la justice ne se trouve toujours pas dans la moyenne européenne en ce qui concerne son financement. Il est urgent d’adopter un plan Marshall pour le système judiciaire et de développer une vision qui tienne compte de la densité de la population, du nombre d’avocats et de la spécificité de chaque arrondissement judiciaire. Il faut des magistrats mais également des greffiers et du personnel administratif.»
Les chiffres publiés dans La Libre, le 28 septembre dernier, confirment les carences dans la plupart des juridictions: 257 magistrats pour l’ensemble des cours d’appel au lieu des 275 prévus, dont 73 à Bruxelles au lieu de 82. A peine 714 magistrats pour la première instance sur les 767 postes qu’imposent les cadres. Pour l’ensemble des parquets du pays, 84% des cadres sont remplis. Mais il manque trois magistrats au parquet fédéral. Or, ce sont eux qui gèrent les principales affaires de criminalité organisée, le terrorisme mais aussi le trafic de drogue ou d’êtres humains. Car si la petite criminalité n’a pas tant explosé ces dernières années, les mégadossiers énergivores aux ramifications internationales sont plus nombreux. Xavier Rousseaux souligne également que l’arriéré ne fait que s’accroître. «Les procédures se sont complexifiées, les devoirs d’enquête sont plus spécifiques. Une série de facteurs d’externalité sont apparus et font que la justice est débordée. On n’expédie plus un procès d’assises en une journée. A cela s’ajoute la complexité liée aux arrondissements judiciaires très peuplés, au bilinguisme. Il ne faut pas oublier non plus que Bruxelles a la particularité de devoir traiter les affaires du Parlement européen, en plus du reste.»
Dernier écueil: le blocage de la nomination du futur procureur général de Bruxelles par les membres néerlandophones du Conseil supérieur de la justice. Début octobre, deux candidats au poste, Paul Dhaeyer, président du tribunal francophone de l’entreprise de Bruxelles, et Frédéric Van Leeuw, l’actuel procureur fédéral, devaient être entendus. Ce qui, avec la juge Laurence Massart, à la tête de la Cour d’appel de Bruxelles, aurait fait deux francophones au plus haut niveau et aurait rompu l’équilibre linguistique. Même imbroglio à la belge au parquet de Bruxelles, privé de capitaine depuis le départ de Jean-Marc Meilleur. Depuis 2021, le mandat est occupé par Tim De Wolf en attendant le déblocage communautaire.
Dire que rien, absolument rien, n’a été fait, n’est-ce pas être de mauvaise foi? Plusieurs réformes visant notamment à moderniser la justice, à réformer les codes et à simplifier justement toute une série de procédures ont abouti au cours des précédentes législatures. Dans le domaine judiciaire, certains services ont été reboostés.
C’est vrai, reconnaissent Xavier Rousseaux, Pascale Monteiro Barreto et notre magistrat bruxellois. Mais ce qui domine, c’est le sentiment de ne pas être écouté. «Cette impression qu’on veut vider le centre au profit des périphéries. Qu’on cherche à accuser un chien d’avoir la rage pour mieux l’abattre», analyse le premier. De n’être plus qu’une «caisse de résonance de l’exécutif», dénonce la seconde. «D’avoir une justice hiérarchisée comme une armée mexicaine», se plaint le troisième.
Les promesses du gouvernement de gonfler les effectifs de la police judiciaire de Bruxelles, de la police des chemins de fer, et de nommer un procureur général à Bruxelles donneront-elles un nouveau souffle? L’arrivée du nouveau ministre de la Justice, Paul Van Tigchelt, un expert en sécurité à la réputation irréprochable, ancien directeur de l’Ocam, permettra-t-elle de renouer le dialogue? «Vous voulez parler du chef cab’ adjoint de Van Quickenborne?», ironise un des trois.
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- CNRS
- Centre Emile Durkheim
- Abdessalem Lassoued
- Thomas Monjoie
- Yassine Mahi
- Conseil supérieur de la justice
- Cepej
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- Etats
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- Jean de Codt
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- Frédéric Van Leeuw
- Laurence Massart
- Jean-Marc Meilleur
- Tim De Wolf
- Paul Van Tigchelt
- Ocam
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