Michel Claise: « Les organisations criminelles ont 200 guerres d’avance »
La criminalité financière coûte cher aux Etats. La Belgique ne fait pas exception, surtout avec le port d’Anvers. À un tel point « qu’on n’en serait pas au milliard près », selon Michel Claise. Devenu une figure médiatique avec le Qatargate, le juge d’instruction bruxellois estime que la classe politique ne mesure pas l’ampleur du problème.
La plupart des Belges ont passé la douloureuse étape annuelle de la déclaration fiscale, qu’il fallait remplir pour le 15 juillet dernier. Michel Claise, lui, garde le nez dans les chiffres et les rapports à longueur de journée. Juge d’instruction à Bruxelles, il était en charge du dossier Qatargate, qu’il a dû laisser tomber pour un potentiel conflit d’intérêts. Un coup dur pour l’homme de 67 ans, qui ne compte pas pour autant relâcher sa croisade contre la criminalité financière. Plus que son boulot, c’est le combat d’une vie.
Les fraudes fiscale et sociale atteindraient 20% du PIB de la Belgique. Qu’en pensez-vous ?
Michel Claise : Que c’est énorme. Vous vous rendez compte de ce que représente une telle somme ? On parle d’une centaine de milliards d’euros, quand même. Ça peut aller du travail au noir dans le café du coin, à la cybercriminalité, en passant par les narcotrafiquants et les grandes escroqueries à l’Etat. Je rappelle que la fraude fiscale la plus basique tient de la criminalité financière.
Au-delà des chiffres, ce genre d’abus financier crée des situations humaines regrettables. Tenez, la fraude sociale dans le secteur de la construction, par exemple. Plusieurs nationalités sont concernées : Bulgares, Roumains, Brésiliens, etc. Le travail au noir, en plus de faire perdre de l’impôt à l’Etat, crée des trous dans la sécurité sociale. Et ces travailleurs étrangers obtiennent parfois des rapatriements grâce à des contrats de travail, ou des allocations de chômage qui ne sont pas dues. Il n’y a pas assez d’inspecteurs sociaux mobilisés pour mener l’enquête, alors que la criminalité financière prend des proportions g-i-g-a-n-t-e-s-q-u-e-s.
Au-delà de certaines estimations globales, peut-on chiffrer les pertes pour l’Etat liées à la criminalité financière ?
Michel Claise : Je vous arrête tout de suite. C’est impossible à chiffrer de manière précise pour le moment. Mais j’ai demandé au parlement fédéral de le faire. J’alerte depuis quatre ans sur le phénomène de corruption, qui gangrène tant la sphère privée que la sphère étatique, et qui va grandissant. Nous avons besoin de concentrer nos moyens là-dessus, en collaboration avec les autres pays, car la tendance n’est pas spécifique à la Belgique. Elle touche toute l’Europe. J’aimerais présenter à la Chambre (des représentants, ndlr) un tableau pour leur montrer à quel point l’argent est blanchi, ce qui crée un énorme déséquilibre pour l’économie.
« Chaque année d’inaction se chiffre en milliers de milliards d’euros »
Michel Claise, juge d’instruction
Comment la criminalité financière touche la Belgique ?
Michel Claise : Le porte-drapeau le plus emblématique est sans doute le port d’Anvers (110 tonnes de cocaïne y ont été saisies par les autorités belges en 2022, un record, ndlr). Dans notre pays, le trafic de cocaïne et de cannabis rapporte bonbon, quand on sait qu’un gramme de coke à Anvers se vend à 50€. Pour que ce type de réseau fonctionne, il faut une organisation criminelle bien rodée. Acheminer la marchandise jusqu’au port. La transmettre à des intermédiaires, à qui l’on remet de l’argent liquide. Et pour pouvoir faire de l’argent ‘propre’, ce que j’appelle le produit financier, les organisations criminelles ont besoin de la corruption et du blanchiment.
Le blanchiment d’argent serait particulièrement problématique.
Michel Claise : Oui. En Europe, le produit financier atteint 1000 milliards d’euros chaque année. Je répète : 1000 milliards chaque année ! Problème : cet argent, qui est sale à la base, est blanchi et devient donc propre aux yeux de la loi ! Donc chaque année d’inaction se chiffre en milliers de milliards d’euros. Le jour où les autorités politiques s’attaqueront à cette véritable catastrophe…
Quelles sont les autres formes de criminalité financière ?
Michel Claise : Sur la première marche du podium européen, je mettrais la cybercriminalité. J’estime – et je ne suis pas le seul – qu’elle correspond à 300 milliards d’euros par an. Cela consiste, par exemple, à prendre l’identité virtuelle d’un chef d’entreprise pour détourner les fonds d’une entreprise. En deuxième lieu, je citerais le trafic d’armes et la contrefaçon, qui représentent une centaine de milliards d’euros. La médaille de bronze revient à la criminalité liée à l’environnement. C’est un phénomène nouveau. Des mecs débarquent avec leur camion dans une rue, prennent les déchets et les facturent, avant de les déverser quelque part. Il y a aussi le trafic de la faune, comme les petites anguilles, dont les Chinois sont friands, qu’on vient capturer pour les revendre ensuite là-bas.
« L’administration fiscale et la justice sont dans un piteux état »
Michel Claise, juge d’instruction
Pour lutter contre la fraude fiscale, il parait que le SPF Finances utilise l’intelligence artificielle. Votre réaction ?
Michel Claise : Sérieux ? Si vous dites ça aux gens qui travaillent là-bas, avec qui j’ai souvent des contacts, je pense qu’ils vous riront au nez. L’administration fiscale est dans un piteux état. Tout comme la justice, et vous voyez que je ne prêche pas pour ma propre paroisse. Sachant que pour vaincre la fraude fiscale il faut passer soit par l’administration fiscale soit par la justice, vous comprenez pourquoi on est dans la mouise.
Les organisations criminelles ont une guerre d’avance sur les Etats dans l’utilisation de l’IA ?
Michel Claise : Elles n’ont pas une guerre d’avance mais 200 guerres d’avance. Les organisations criminelles utilisent toutes sortes de programmes pour différentes choses. Ne me dites pas que vous n’avez jamais eu de hameçonnage (phishing) dans vos mails. La cybercriminalité se base de plus en plus sur l’utilisation des moteurs de recherche et des systèmes d’espionnage. Souvenez-vous de Pegasus (logiciel espion israélien ayant servi à espionner plusieurs personnalités, dont Emmanuel Macron et Charles Michel, ndlr) D’ailleurs, je suis au regret de vous annoncer que nous sommes écoutés en ce moment. Peut-être que l’enregistrement de notre conversation n’a commencé que lorsque j’ai évoqué Pegasus. Si vous avez de la chance (rires)…
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