© Extrait de William Boyd, «Sweet Caress», Bloomsbury, 2015.

Le personnage préféré de Carine Doutrelepont: « Amory Clay, parce qu’elle prouve qu’on peut vivre plusieurs vies »

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Super-héros, aventurière, salaud, battante, loser, grande âme… Quel est votre personnage de fiction préféré? Chaque semaine, une personnalité se prête au jeu. En révélant beaucoup d’elle-même.

Carine Doutrelepont a beaucoup hésité. Entre John Reed, ce journaliste et écrivain américain communiste qui couvre la révolution russe, en 1917, incarné par Warren Beatty dans le film Reds, «mais c’est un personnage qui a existé, même s’il est devenu un personnage de fiction», Merlin l’enchanteur et Samantha, de Ma sorcière bien-aimée, «deux figures de mon enfance», et l’héroïne photographe de Les Vies multiples d’Amory Clay, le roman de William Boyd, paru en 2015. C’est cette femme avant-gardiste, au prénom masculin parce que son père voulait un garçon, que l’avocate Carine Doutrelepont, elle-même photographe, a finalement choisie. Sans pour autant reléguer les trois autres au placard. Et en s’expliquant avec minutie, recherchant le terme précis, alternant intuitions et convictions, cadres bien tracés et horizons sans clôture, propos graves et bulles de rire.

Amory montre qu’il faut parfois s’en remettre au hasard, parce qu’il fait bien les choses.

Pourquoi avoir tant hésité entre quatre personnages?

Parce que tous les quatre ont des valeurs qui me sont chères: la liberté d’abord, le courage et l’engagement ensuite, la capacité d’enchantement, un côté généreux, souvent positif. Ces personnages m’amusent et me passionnent par moments. Ils sont flamboyants, fougueux, authentiques avec à la fois une grande force et une fragilité, alliance contrastée qui m’émeut. Et qu’on retrouve chez certains êtres, dans la nature en général, les volcans en particulier. Les volcans nous exposent à cette puissance incroyable, à des lumières extra- ordinaires et à des ténèbres saisissantes, fumantes. Nos propres lumières et ténèbres, parfois. Le volcan permet un lien métaphorique avec l’être humain. A tout ce dont la nature humaine peut être: éruptive, calme, noble, sereine, violente… C’est le cycle de la création, de la destruction et de la renaissance. Se promener sur ses flancs, découvrir le cratère rougeoyant est énergisant de beauté. Il nous donne la sensation de nous renouveler parce que lui-même, intrinsèquement, se renouvelle. Il nous transmet une intensité, qui brûle et sommeille en nous. Enfin, Amory s’est battue contre l’extrême droite et John Reed pour le droit fondamental à la liberté d’expression, deux combats pour la liberté. Donc chacun me parle, m’a marquée. Cette capacité à prendre des risques, à s’engager pour défendre des personnes, des causes et des idées liées à l’émancipation humaine, c’est passionnant.

Pourquoi est-ce Amory Clay qui a finalement émergé?

Parce qu’elle est intrépide, déterminée, insoumise, qu’elle n’a pas froid aux yeux, est créative, touchante, attachante, un peu fantasque à certains égards et prouve qu’on peut cumuler différentes vies, même sans s’en rendre compte. Le fait qu’elle soit photographe est évidemment important, et elle y met du cœur. Sa façon d’aborder les humains – qui la rapproche de John Reed, d’ailleurs – pour les capter, les informer, pour promouvoir une dynamique collective, pour consulter, puis décider sans imposer nécessairement, en restant respectueuse. Et en vivant l’instant. Elle a une manière de vivre le monde, de montrer, par-delà elle, qu’il n’y a pas de lumière sans ombre et que l’impermanence est présente. C’est le message d’Amory Clay, que je partage intimement. Son oncle lui dit «Vis ta vie», et pour lui, et elle ensuite, ça signifie quitter sa zone de confort, vivre ses passions, être elle-même, assumer ses choix. Laisser aussi la vie venir à soi, pour permettre une ouverture et un éveil permanent. J’aime qu’elle laisse le hasard faire les choses, l’inattendu porter ses richesses, qu’elle ne force pas et qu’elle soit inspirée par d’autres, comme son oncle et son père, même si ce dernier est un personnage très compliqué, abîmé par la vie.

«At the Lido», 1924.
«At the Lido», 1924. © Extrait de William Boyd, «Sweet Caress», Bloomsbury, 2015.

Elle n’arrête pas de larguer les amarres…

Oui, c’est vrai. Elle voyage et part souvent. Avec elle, nous faisons un joli tour des villes et des époques. Mais c’est très métaphorique dans son cas. A travers ses nombreuses péripéties, William Boyd tente sans doute de montrer qu’il ne faut pas que la méthodo-logie, la technique, les cadres indispensables à une profession, à la vie elle-même, déteignent sur la personnalité. Dans notre société, dans notre éducation, le contrôle est omniprésent – le contrôle de soi en particulier. Amory témoigne du fait que tout, ou presque, est possible mais qu’il faut souvent lâcher prise, laisser les choses venir, s’en remettre par moments au hasard, parce qu’il fait bien les choses. La vie, je crois, c’est ça: un balancement entre détermination, maîtrise et accueil des événements qui arrivent spontanément, joyeux ou tristes. Donc, ne pas partir ne signifie pas forcément rester immobile, en soi et sans mouvements autour de nous. Moi, j’ai eu l’impression de partager avec Amory ce moteur qui la pousse à rencontrer, avancer, changer, découvrir, filmer, capter et, en même temps, j’ai cette envie de laisser les choses venir à moi. «Rien n’est plus imminent que l’impossible», disait Victor Hugo.

La photo me donne un sentiment d’éternité. C’est une manière de prolonger la vie.

Vous inspirez-vous de sa façon de vivre ou de photographier?

Pas vraiment. Nos vies ne sont pas comparables, ni notre manière d’embrasser l’amitié ou l’amour. Mais elle m’a permis d’identifier certaines facettes de ce que je suis, de ce qui me porte, dont je n’avais pas toujours conscience. Et éclairée sur ce qui me pousse à photographier. Elle dit, au début du roman: «Je sentais confusément qu’il était en mon pouvoir d’arrêter la marche impitoyable du temps et de figer cette scène, cet instant fugace.» J’ai compris alors pourquoi j’étais emportée, presque au-delà de moi, par la photo- graphie, pourquoi j’en fais avec tant d’intensité ; la photo me donne un sentiment d’éternité. Parce que le temps s’arrête, parce qu’on le capture. Je crois que c’est une manière de prolonger la vie, de lutter contre la mort. Mais, vous savez, dans le métier d’avocate et celui de photographe, on a la chance de rencontrer beaucoup de gens attachants et éclairants. Et, personnellement, bien des proches m’ont inspirée. Mon père, ingénieur devenu archéologue: son amour et sa contemplation des pierres ont indirectement influencé mon attirance pour les terres volcaniques. Ma mère, qui aime la sécurité, la stabilité, la rationalité, ce qui a dû tempérer certains aspects chez moi, un peu plus aventuriers ou rêveurs. Le psychiatre et explorateur Bertrand Piccard, aussi ; l’écouter, le lire, le rencontrer m’a permis de surmonter ma peur de voler. Il m’a donné cette énergie de prendre des photos aériennes et c’est devenu une passion. Il m’a ouvert un chemin, psychiquement. Enfin des amis plus âgés, Roger Ramaekers et Jean-François Verstrynge, par leurs merveilleuses intelligence et bienveillance, leur totale absence de censure, ont été de constants allumeurs d’étoiles.

Auriez-vous voulu être Amory?

Plutôt Samantha, parce que, forcément, tout serait facile. Le courage ne serait même plus nécessaire! Je resterais évidemment moi-même mais avec, en plus, ses pouvoirs magiques qui allégeraient les difficultés et les contraintes. Et puis, cette «sorcière bien aimée» incarne ces personnages de fiction qui remontent à l’enfance mais restent en nous, parce qu’ils apportent une part d’imaginaire, de fluidité, de simplicité, d’espace que la vie réelle n’offre pas toujours mais que l’on peut trouver en soi. Etre Samantha permettrait de contourner les contraintes du quotidien et de préserver la légèreté, qui procure un tel bien être.

Bio express Carine Doutrelepont

Naît, à Louvain, en été, dans les années 1960. Après ses secondaires, elle entame la philosophie et le droit à l’ULB, où elle décroche son doctorat en droit, en 1991. Avocate aux barreaux de Bruxelles et de Paris, professeure à l’ULB, elle a été juge consulaire, représentante belge auprès de l’ONU et conseillère au Sénat et à la Commission européenne. Elle mène en parallèle une carrière de photographe et a créé la Fondation Mediasonge, qui défend la culture « dans une acceptation large, incluant la nature, l’histoire, la liberté d’expression et la lutte contre les discriminations».

Bio express Amory Clay

Naît, en Ecosse, en hiver, au début du siècle dernier dans une famille aisée. Elle s’éprend de photo après la Première Guerre mondiale, avant d’en faire son métier: photographe d’événements mondains, puis de mode, puis grand reporter, intégrant un milieu jusque-là exclusivement masculin où elle couvrira la prostitution à Berlin, la montée du nazisme en Angleterre, la Libération à Paris, la guerre du Vietnam et les coulisses du mouvement hippie en Californie. Passionnée, libre, baroudeuse, elle mène une vie amoureuse mouvementée avant de se retirer sur une petite île écossaise, où elle se suicide en 1983.

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