La juge Panou à propos de Salah Abdeslam: « Peut-être que ses positions sont plus nuancées aujourd’hui »
Le procès fleuve des attentats de Bruxelles s’annonce éprouvant, et son enjeu colossal pour les parties civiles. Pour la juge d’instruction qui a interrogé presque tous les terroristes du réseau, il n’est pas déraisonnable d’espérer des réponses.
Son nom était dans tous les médias, son visage, nulle part. Question de sécurité. Semaine après semaine, mois après mois, Isabelle Panou a vu défiler dans son bureau douze des quatorze terroristes jugés pour les attentats de Paris et qui, pour certains, le seront également à Bruxelles. Aujourd’hui libérée de son droit de réserve puisqu’elle a quitté ses fonctions de juge d’instruction antiterrorisme, elle s’autorise à parler. Et elle a des choses à dire. L’enquête, les procès, la radicalisation, la personnalité des terroristes, l’extrême droite, les médias… la magistrate réputée intraitable n’esquive aucune question mais ne se prononce que sur ce qu’elle maîtrise, ce sur quoi elle a une légitimité. Agacée qu’elle fut elle-même ces dernières années par les spéculations et les formules à l’emporte-pièce.
Il y a eu des erreurs, c’est clair, mais pour le reste, je prendrais exactement les mêmes décisions aujourd’hui.
Depuis la fin du procès des attentats de Paris, vous êtes libre de vous exprimer dans les médias. Vous attendiez ce moment?
Je ne suis pas votre meilleure cliente, hein, à vous les journalistes? On m’a reproché de ne donner des interviews qu’à la France, puis de favoriser les francophones. Alors je me prête à l’exercice. Cela dit, j’ai des collègues juges d’instruction qui ne sont pas libres de parler mais qui le font quand même…
Après les attentats de Paris, on a vu apparaître une série d’experts, parfois auto-proclamés, en terrorisme. Certains pensaient même pouvoir deviner où se terraient Abdeslam et Abrini. Ça vous agaçait?
C’est ce qui est extraordinaire! Durant les quatre mois de traque d’Abdeslam, personne ne savait où il se trouvait. Vous pensez bien que si on l’avait soupçonné d’être retourné en Syrie, on serait allé le chercher. Cela dit, il faut remettre les choses dans leur contexte: les attentats venaient de se produire et l’émotion était très forte. De l’autre côté de la frontière, que ce soit dans le milieu politique ou judiciaire, il était extrêmement difficile d’admettre qu’une telle enquête, qui concernait principalement la France, soit pilotée depuis la Belgique. Je comprends: si un attentat faisait 130 morts au pied de l’Atomium et que l’enquête était confiée à la justice française, j’aurais la même réaction. Par ailleurs, entrer dans une autre logique, celle du fonctionnement de la justice belge, est loin d’être évident.
Une justice impécunieuse… et cette éternelle question: avec plus de moyens, aurait-on pu éviter les drames de Paris et Bruxelles?
De nombreuses critiques ont été formulées au sujet de la gestion de la période postattentats de Paris car elle était annonciatrice de ce qui allait se passer à Bruxelles. C’est difficile à comprendre mais il faut faire un distinguo entre l’avant et l’après Paris. Nous avons été saisis du dossier le 14 novembre 2015. Tout ce qui s’est passé avant les attentats de Paris ne relève pas de nos investigations. C’est clair, nous – comme d’autres, d’ailleurs – sommes passés à côté de certaines choses, mais je prendrais exactement les mêmes décisions aujourd’hui. Il faut se rendre compte qu’à l’époque, nous n’avions qu’une connaissance partielle du phénomène. Je ne cherche pas à trouver des excuses. Je dis seulement que des erreurs sur une enquête de cinq ans, oui, il y en a eu. Comme dans chaque dossier.
A Paris, les enquêteurs belges ont été bousculés, critiqués. Dans quel état d’esprit se présenteront-ils à l’audience, à Bruxelles?
Je pense que cela se passera de manière très différente. La loi française est établie de telle façon que les dossiers sont séquencés. A l’audience, à Paris, il a donc été demandé aux policiers belges de s’exprimer sur un aspect précis de l’enquête. Le problème, c’est qu’on ne peut pas segmenter un dossier comme celui des attentats: tout est interconnecté. En Belgique, le mode de fonctionnement de la justice est différent. Le juge d’instruction et l’ensemble des enquêteurs concernés viennent à la cour d’assises, ce qui permet de couvrir la totalité du dossier et de répondre à un maximum de questions. Ce qu’un policier qui comparaît seul ne peut évidemment pas faire. Le séquençage du dossier de Paris n’a jamais été notre choix. N’oublions pas non plus que la plupart des policiers mettaient les pieds pour la première fois dans une cour d’assises – habituellement ce sont ceux de la brigade criminelle qui témoignent –, qui plus est dans un système judiciaire qui n’est pas le leur. Je dois ajouter que si certains avocats nous ont aussi reproché des lacunes, ont parlé de plaies béantes, aucun n’a formulé la moindre demande d’investigation. Pas même ceux de Salah Abdeslam. Rien.
Le système français favorise les échanges houleux. Cela fait grimper la tension à l’audience?
Probablement. Au procès de Bruxelles, il y a aura une différence de taille: les avocats ne s’adresseront pas directement aux témoins. Ils passeront toujours par la présidente de la cour. Cette dernière peut balayer une question si elle a déjà été posée ou demander de la reformuler. Le côté agressif des interventions sera atténué.
Quelle sera, selon vous, l’attitude de Salah Abdeslam? Comme il le dit lui-même, «des fois il parle, des fois pas».
Il reste un être humain. J’imagine qu’il a fait un travail sur lui-même et qu’il a pris conscience de certaines choses. On ne peut pas affirmer que tout est noir, que tout n’est que manipulation. Salah Abdeslam a été confronté à des témoignages extrêmement émouvants à Paris. Je ne suis pas dans sa tête, évidemment, mais peut-être aussi qu’il se fatigue dans cette procédure. Ou que ses positions sont plus nuancées aujourd’hui. Comme d’autres accusés au procès de Bruxelles, il a changé d’avocats, ce qui peut modifier sa ligne de défense. Et, je le répète, les individus changent avec le temps: ils s’ouvrent ou, au contraire, se referment. Des évolutions sont possibles.
Les jeunes que j’avais en face de moi n’étaient certainement pas une bande de paumés manipulés.
Reste à savoir si nous sommes capables d’entendre leurs éventuels regrets…
C’est effectivement difficile. Quand la défense vous présente la énième version d’un accusé en assurant que, cette fois, c’est bien la vérité, comment savoir si c’est vrai? Pour ma part, je me confronte aux éléments du dossier que j’ai entre les mains, en ne perdant toutefois pas de vue qu’il y a une part évolutive dans le dossier.
Que vous ont inspiré les suspects d’attentats que vous avez auditionnés?
Certains – qui figurent dans d’autres dossiers que ceux de Bruxelles et de Paris – m’ont plus impressionnée que d’autres. J’ai eu en face de moi des personnes tenant un discours qui n’était pas le mien mais qui restait cohérent.
Cette diversité de profils parmi les radicalisés vous a-t-elle surprise?
Oui. D’autant que, lors des premières vagues de départs vers la Syrie, nous étions confrontés à un écueil juridique: celui de la qualification des faits. Se rendre en Syrie sous prétexte de faire de l’humanitaire n’était pas une infraction. Je n’ai d’ailleurs jamais compris la raison de tout ces départs, pourquoi cette jeunesse a été soudainement happée. Je préfère laisser ces questions aux sociologues, aux anthropologues et aux psychiatres – ce n’est pas mon métier – mais il est vrai que certaines trajectoires interpellent. L’un d’eux, par exemple, était aux portes de l’université. D’autres, certes, n’ont pas un Bac+5 mais sont loin d’être des crétins.
Et tous ne sont pas issus d’un milieu radical…
Il y en a, clairement, mais on aurait tort de généraliser. Tout comme il serait erroné de dire qu’il s’agissait de jeunes marginalisés. La plupart d’entre eux sont issus de familles qui ont accès à la propriété, aux soins de santé, ont été scolarisés dans des établissements tout à fait corrects, avaient une activité commerciale. Ils disposaient en outre d’un réseau familial et amical extrêmement présent et étendu. Tout le monde n’a pas cette chance, me semble-t-il. Certains jeunes basaient leur discours sur un raisonnement philosophique ou religieux et étaient capables d’expliquer leur idéologie. D’autres, a contrario, m’ont semblé nettement plus faibles, notamment en ce qui concerne leurs connaissances géopolitiques. L’un tenait un discours haineux au sujet de la France et de François Hollande mais était incapable de situer la Syrie sur une carte ou de m’expliquer son raisonnement. On recense énormément de profils différents mais une chose est certaine, les jeunes que j’avais en face de moi n’étaient certainement pas une bande de paumés du système qu’on a manipulés. Je pense qu’il ne faut pas minimiser non plus l’effet boule de neige: un acte en entraînant un autre… A un moment donné, vous ne pouvez plus faire marche arrière.
C’est ce que vous ne parvenez pas à comprendre: pourquoi ils ont basculé?
C’est la question que je me poserai jusqu’à mon dernier souffle: comment en est-on arrivé là? A ce jour, je ne peux toujours pas expliquer ce qui fait que quelqu’un bascule. Je ne veux absolument pas prendre leur défense mais il ne faut jamais perdre de vue que ces personnes sont aussi les enfants, les frères de quelqu’un. Derrière eux il y a des familles qui, pour la plupart, ont été complètement dépassées par les événements. Mais je comprends que des victimes ne puissent pas entendre cela.
Jusqu’à se dire «foutu pour foutu, je vais jusqu’au bout, jusqu’à la mort»?
Oui. Quoique certains ont renoncé, ne l’oublions pas. Parmi les divers paramètres, il faut également souligner l’impact qu’a pu avoir la guerre en Syrie dans le processus de basculement.
On assiste à une percée de l’extrême droite violente en Europe. Il y a eu l’affaire Jürgen Conings, l’attentat déjoué à Anvers… Cela vous laisse-t-il une impression de déjà-vu?
Le danger est présent et ne doit pas être négligé. Quand on m’invite à m’exprimer sur le terrorisme, j’insiste toujours sur le fait qu’il n’est pas uniquement islamiste. Il peut venir de l’extrême gauche ou de l’extrême droite. Penser que si un attentat se produit, les auteurs cibleront une certaine catégorie de la population n’est pas raisonnable. Au Bataclan, les terroristes ont frappé indistinctement. Ils n’ont pas demandé qui était musulman et qui ne l’était pas. Ne tombons pas dans la phobie de l’extrême droite, ne faisons pas de raccourcis, mais réfléchissons quand même sérieusement à la problématique. On commettrait également une erreur en s’imaginant que, parce qu’il y a du terrorisme de droite, le terrorisme islamique a disparu. Restons attentifs.
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