© Tim Dirven

Julien Moinil, nouveau procureur du Roi de Bruxelles: portrait d’un homme pressé qui aime jouer avec ses limites

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

Méticuleux et acharné, le nouveau procureur du Roi de Bruxelles est déterminé à «apaiser» une ville meurtrie par les trafics. Esquisse d’un obsédé des enquêtes constamment sur la brèche.

Dans la vie, il est des coups de fil dont on se souvient plus que d’autres. Celui qu’a reçu Julien Moinil quelque temps après son arrivée au parquet fédéral, à la fin des années 2010, est de ceux-là. «On a des conversations cryptées sur une ‘target’ belge», lui confie une consœur française exerçant à Marseille. Il ne va pas tergiverser bien longtemps. «OK, je prends…»

C’est le début de l’affaire «Encro/SkyECC», le plus gros dossier stup de l’histoire judiciaire belge. Une mise sous surveillance tentaculaire au cours de laquelle des dizaines et des dizaines de criminels ont été espionnés par la police grâce à des téléphones et des messageries cryptées (EncroChat et Sky ECC,) que les malfaiteurs croyaient, à tort, sécurisés. «J’ai ouvert un PV et mis ça à l’instruction, et voilà», se rappelle le –désormais– procureur du Roi de Bruxelles, depuis son bureau avec vue sur le palais de justice de la place Poelaert en pleine rénovation. Un édifice aussi monstrueusement vaste que le travail qui l’attend à la tête du plus grand parquet du pays, pourtant privé de procureur «officiel» pendant presque quatre ans, dans une ville ébranlée par les fusillades et la criminalité organisée. La tâche est titanesque, mais elle n’effraie pas le (presque) quadragénaire. «C’est vrai, le défi, ici, à Bruxelles est tellement grand, souffle-t-il, l’œil pétillant. Mais on va y arriver, veut-il croire. On va y arriver.»

Dans la lumière

Question réputation, Julien Moinil sait ce qu’il doit à l’affaire Encro/Sky. Le jeune procureur, à peine la trentaine à l’époque, était comme un gosse dans un magasin de bonbons au milieu des centaines de cartons renfermant les inavouables secrets des trafiquants de drogue. Le méga procès qui a suivi, étalé sur les années 2023 et 2024, a braqué la lumière médiatique sur sa personne. Sa notoriété le surprend, encore aujourd’hui. Lui qui rêvait, depuis ses seize ans, de faire justice –et de briller. Non pas comme juge, ou avocat, mais bien comme procureur, au point de traîner ses parents aux portes ouvertes de la faculté de Namur pour leur décrire le rôle d’un substitut.

Son côté (très) bon élève, un peu trop sûr de lui, a pu lui attirer des jalousies. Mais personne pour contester la sincérité de sa vocation –certains de ses camarades le surnommaient déjà «Batman» à l’université, avec parfois un arrière-fond moqueur. Pas de quoi ralentir le jeune homme dans sa quête effrénée de galons (judiciaires) bien brillants. Et des (gros) tracas qui l’accompagnent: dans le sillage du dossier Encro/Sky, sa tête a été mise à prix et il a dû vivre, un temps, sous protection policière. Il a mis fin à cette situation, signant une décharge qui relève l’Etat belge de sa responsabilité s’il devait lui arriver quelque chose.

«Mes gardes du corps faisaient un travail exceptionnel, mais ce n’était pas vivable. Aller au cinéma avec deux policiers derrière vous en permanence, vous ne profitez pas du film de la même manière», glisse-t-il d’un air détaché, admettant vivre principalement pour son travail. «Mon truc, c’est d’abord les enquêtes. Je trouve ça passionnant, j’en fais encore maintenant, même en tant que chef de corps, surtout si c’est sensible. Je ne peux pas m’en empêcher, même si je dois me limiter…»

On le croit volontiers, vu sa journée type, avec la lecture de ses e-mails dès 7 heures, quand remontent les résultats de la veille. «J’analyse tout ce qu’il s’est passé en matière de détention et ce que les juges ont pris comme décisions. C’est ma première étape. Puis direction le bureau, et en général, je ne quitte pas avant 20 ou 21 heures.» Parfois, certains dossiers nécessitent un temps d’écoute particulier, qu’il met un point d’honneur à trouver. Récemment, il a reçu, durant cinq heures, les parents d’enfants potentiellement victimes d’actes pédophiles à la crèche Solbosch de l’ULB. «Pour moi c’est essentiel parce que cela touche aux motivations de ma vocation, qui est de protéger les gens quels qu’ils soient. Cela me paraît normal.»

Je vais toujours jusqu’au bout du bout: je fais exécuter les amendes, les confiscations, les peines de prison.

Sa vie personnelle reprend parfois le samedi –et encore, quand il «s’octroie» ce temps pour lui. Il continue de voyager, aussi, dès qu’il le peut. Mais le boulot n’est jamais bien loin: une fois par an, il est en «stage» dans une juridiction étrangère. Il apprend toujours, cultive partout ses amitiés professionnelles. Sur son bureau, il a posé en évidence une dague d’origine kényane, cadeau d’une juge d’instruction revenue d’une commission rogatoire là-bas –il ne commentera pas la nature de l’affaire en question.

Julien Moinil, ce Flash McQueen

«C’est un excellent juriste, qui analyse tous les aspects de la procédure», confirme le magistrat Frédéric Van Leeuw, qui l’a connu bien avant que les deux hommes travaillent ensemble au parquet fédéral. C’était il y a plus de quinze ans. «Il était alors tout jeune avocat (NDLR: au cabinet Stibbe) et il est venu me  voir pour me dire qu’il voulait faire comme moi», sourit l’actuel procureur général près la cour d’appel de Bruxelles, qui a rappelé cet épisode dans le discours qu’il a prononcé en janvier dernier, à l’occasion de la prestation de serment de son confrère. «Dès votre arrivée au parquet fédéral, je vous avais d’ailleurs surnommé « Flash McQueen »», a blagué Frédéric Van Leeuw, comparant le nouveau procureur de Bruxelles au pilote de Formule 1 Max Verstappen, lequel «a gagné son premier Grand Prix alors qu’il n’avait pas encore son permis de conduire».

«C’est un travailleur infatigable, têtu, qui peut paraître parfois arrogant, mais c’est surtout parce qu’il n’est jamais satisfait et qu’il essaie de pousser sa voiture toujours plus loin et plus vite», a poursuivi Frédéric Van Leeuw, relevant que, «ce faisant, il fleurte parfois avec les limites de la piste […] mais les résultats exceptionnels qu’il obtient font oublier quelques sorties de route dues à ce style de conduite

La plus grosse «sortie de route» de Julien Moinil, jusqu’ici gardée secrète, eut lieu par une nuit d’octobre 2014. Lorsque le jeune homme, alors substitut du procureur du Roi de Bruxelles, a suivi, sans autorisation préalable, une patrouille de police sur le terrain. Ce n’était pas une première, et cela eut le don de faire sortir de ses gonds ledit procureur du Roi de l’époque, Jean-Marc Meilleur. «Je déplore qu’une nouvelle fois, vous ayez mis à mal la confiance de l’ensemble de votre hiérarchie et notre crédibilité envers des partenaires extérieurs», lui a écrit ce dernier dans une missive au ton sévère, lui reprochant principalement de négliger sa «propre sécurité».

«Cet incident est le dernier d’une longue liste depuis votre arrivée au parquet en qualité de stagiaire judiciaire. Je ne peux que le regretter», tempête son prédécesseur, qui lui interdit dès lors de «participer à toute mission de police sur le terrain» et le «dispense de traiter tous les dossiers judiciaires hormis ceux qui [lui] sont confiés par [ses] chefs de section». Et le pire est à venir: défense de «prester les services de nuit et de week-end». Une sacrée punition pour Julien Moinil, qui ne vit, déjà, (presque) que pour son travail. «Vos tâches futures consisteront donc à la rédaction de réquisitoires et de citations directes, je vous dispense formellement de représenter notre office à quelque audience que ce soit», concluait Jean-Marc Meilleur, le priant au passage de se faire discret sur les réseaux sociaux.

Les saisies du patrimoine des criminels, c’est le rétablissement de l’équilibre sociétal, et sans violence, contrairement à la prison qui quoi qu’on en dise est violente.

«C’est vrai que j’ai été imprudent, à aller sur le terrain en étant menacé de mort», reconnaît Julien Moinil, qui défend cependant le bien-fondé de ces «sorties» non autorisées sur le terrain. «Ce n’était pas du tout pour m’encanailler. C’était vraiment pour détecter des cibles en matière de blanchiment. Et ça a fonctionné, puisque j’ai été menacé. A l’époque, j’étais à la section Ecofin et je m’étais étonné que dans certains quartiers, on trouvait des Ferrari, des Porsche, des véhicules très haut de gamme, alors que les personnes n’avaient pas, ou peu, de revenus. C’était une manière pour moi de guider les policiers vers des saisies ou des cibles intéressantes. C’est ce qu’on va continuer à faire aujourd’hui, avec des magistrats qui vont sur le terrain. J’ai créé une section « asset recovery » (NDLR: récupération d’actifs), j’ai mes effectifs. Ici, on enlève le butin. Vous avez commis des détournements pour 300.000 euros? Eh bien, on les récupère. Un million? On vous le reprend. C’est le rétablissement de l’équilibre sociétal, et sans violence, contrairement à la prison qui quoi qu’on en dise est violente.»

Qu’on ne s’y méprenne pas, toutefois: en matière d’exécutions des peines (y compris de prison), Julien Moinil est intraitable. «Regardez les murs autour de nous», montre-t-il en désignant les espaces blancs qui encadrent sa pièce de travail: «On pourrait placarder plein de jugements partout, ça ne sert à rien s’ils ne sont pas effectifs. C’est pour cela que je me bats tellement pour qu’on ait des moyens, que ce soit pour la prison ou les peines alternatives. Donc, je vais toujours jusqu’au bout du bout: je fais exécuter les amendes, les confiscations, les peines de prison. C’est la simple concrétisation de la chaîne pénale: il n’y a rien de pire qu’un arrêt avec deux millions de confiscation d’un délinquant en col blanc, et que vous n’en récupérez rien…»

«Le but, c’est un démantèlement complet», affirme Julien Moinil à propos des groupes criminels à Bruxelles. © BELGA

Langue bien pendue

Quelque temps après sa «sortie de route» en tant que substitut, Julien Moinil a dit au revoir à Bruxelles, à regret. «J’ai demandé à partir. Il y avait une rupture du lien de confiance. J’ai choisi d’aller à Mons, où çe fut extraordinaire. J’ai vraiment adoré. J’ai eu des dossiers sur des bandes de motards, les Hells Angels et les No Surrender, ce qui m’a amené à travailler avec le parquet fédéral, et c’est vrai que cela m’a aidé pour l’intégrer plus tard (NDLR: en 2018). J’étais content qu’on me laisse ma chance, c’était un retour à Bruxelles…»

Ironiquement, c’est à Jean-Marc Meilleur que Julien Moinil a succédé en tant que procureur du Roi. Ce dernier a assisté à la prestation de serment de son ancien substitut, «ce qui a étonné tout le monde». Devenu chef de corps à son tour, Julien Moinil dit «comprendre un peu mieux le point de vue» de son ancien boss… mais il n’en garde pas moins la langue bien pendue, y compris pour fustiger des autorités politiques peu concernées par l’institution judiciaire. Lors d’un procès fictif de l’Etat belge organisé fin mars à l’ULB par l’Association syndicale des magistrats (ASM), il taclait, en qualité de «témoin», les injonctions de la ministre de la Justice afin de ne pas exécuter certains jugements, faute de moyens. Le 16 avril, sur RTL, il traitait carrément d’«escrocs» les membres du gouvernement fédéral, peu enclins à respecter leur propre accord de gouvernement en matière de personnel judiciaire, dont l’institution manque cruellement.

«Mon truc, c’est d’abord les enquêtes. Je trouve ça passionnant.»

Si les ministres de la Justice et de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V) et Bernard Quintin (MR), ont tenu à le voir, il reste sceptique. «Il y a eu une écoute, des prises de notes. Moi, j’attends.» Sous-entendu, des actes, qui pour l’instant ne viennent qu’au compte-gouttes. Sur la centaine de policiers-enquêteurs nécessaires au bon fonctionnement de l’appareil judiciaire, il en a obtenu quinze, grapillés ici et là, à Charleroi ou Liège, des zones qui dès lors s’en trouvent déforcées. Le nouveau procureur s’en contente pour l’instant, ne perdant pas de vue son objectif principal: «Apaiser Bruxelles en matière de sécurité. Mais pour cela, il faut identifier les groupes criminels.» Seconde étape: «Saisie du patrimoine. L’enquête n’est pas terminée tant qu’on n’ a pas tout saisi», insiste-t-il. «Le but c’est le démantèlement complet. Sinon ça ne sert à rien. On n’y arrivera pas si on ne saisit pas. Je ne suis pas le gérant de fortune des criminels, je ne sais pas combien il y a, mais je suis ambitieux et j’aimerais bien qu’on dépasse le milliard.» En combien de temps ? lui demande-t-on. «Je ne sais pas. Cela dépendra des renforts que j’ai.»

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