Qatargate, affaire Reynders… L’appareil judiciaire belge sous tension: «Le politique veut-il que la justice fonctionne réellement?» (enquête)
La justice belge traite actuellement de nombreux dossiers complexes à forte coloration internationale, alors que le burnout guette juges et policiers.
Bruxelles, automne 2023. Des policiers de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) sont sur le point –pensent-ils– de mettre la main sur une liste de noms en lien avec de l’évasion fiscale de haut vol. Mais il faut aller vite, car ils n’ont été avertis que quelques heures plus tôt de la présence dans la capitale d’une personnalité susceptible de leur amener sur un plateau ces dizaines d’identités associées aux sociétés-écrans impliquées. Les enquêteurs savent aussi qu’une liste similaire se trouve chez une avocate bruxelloise, un tuyau qu’ils prennent manifestement au sérieux. Alors ils le font savoir au ministère public, attendant un avis dont ils pensent qu’il sera positif. Après tout, que coûterait une descente qui, dans le pire des cas, ferait chou blanc? Réponse, par téléphone et confirmée par e-mail: «Ne prendre aucune action», si l’on en croit un procès verbal rédigé par la suite par l’OCRC, que nous nous sommes procuré.
Qu’elle eût abouti ou non, cette opération avortée reflète l’engorgement judiciaire et le manque de moyens et/ou de volonté dévolus à la lutte contre la grande criminalité et la délinquance en col blanc, spectaculairement revenus sous le feu des projecteurs depuis l’éclatement du Qatargate fin 2022.
2024, année chargée
C’est qu’entre-temps, au moins une demi-douzaine d’affaires à forte coloration internationale ont fait surface, requérant souvent, comme pour le Qatargate, une réactivité inédite des forces policières et judiciaires. Dès janvier 2024, le parquet fédéral ouvrait ainsi une enquête sur Frank Creyelman, ancien député du Vlaams Belang soupçonné d’avoir collaboré avec un espion chinois, dans le but notamment de brouiller les relations américano-européennes. Une affaire qui a conduit le gouvernement à envisager des peines jusqu’à dix ans ans de prison pour espionnage et jusqu’à cinq ans pour ingérence étrangère –sentences qui pourraient être alourdies en cas de circonstances aggravantes.
Mais cela est-il vraiment dissuasif? Six mois après l’affaire Creyelman, fin mai, à quelques jours des élections européennes, de nouveaux indices d’ingérence –russe, cette fois– ont conduit le parquet fédéral à ouvrir une autre enquête, les enquêteurs soupçonnant cette fois que des membres du Parlement européen avaient pu être «approchés et payés pour promouvoir la propagande russe via le « site Web d’information » Voice of Europe». En conséquence, le domicile schaerbeekois et le bureau au Parlement européen d’un assistant avaient été dûment perquisitionnés…
Quelques jours plus tôt, le 10 mai, c’était le Maroc –déjà potentiellement impliqué dans le Qatargate– qui intriguait la justice, en marge de l’intense lobbying déployé par le royaume chérifien pour promouvoir son plan «d’autonomie» pour le Sahara occidental, un territoire disputé que le pays revendique. Cette fois-ci, c’est le parquet de Bruxelles qui a ouvert l’enquête, sur base d’un PV rédigé par… l’OCRC, pour des soupçons d’influence, d’ingérence et de corruption.
La justice discrimine et exclut en ce qu’elle traite relativement rapidement les “petits”, mais pas les gros poissons, dans un délai raisonnable –voire pas du tout.
Manuela Cadelli, juge d’instruction, administratrice de l’Association syndicale des magistrats (ASM).
Outre une autre affaire d’espionnage par la Chine –par la voie informatique, impliquant le piratage de parlementaires belges–, on ajoutera à ce tableau déjà bien rempli l’affaire Reynders, ex-Commissaire européen à la Justice, ancien vice-Premier ministre belge, soupçonné de blanchiment; une supposition qui, si elle s’avérait fondée, amènerait potentiellement d’autres soupçons, cette fois de corruption.
Dans ce cas précis, le temps judiciaire s’est étiré sur plus de deux ans: d’une première alerte en mars 2022, l’affaire n’a été prise à bras-le-corps qu’il y a un an, avant les fameuses perquisitions de décembre dernier (une fois Didier Reynders dépouillé de son mandat). Un délai sans doute dû à plusieurs facteurs, supposent certains magistrats, mais qui alimente le soupçon de laxisme quand il s’agit de s’attaquer à des figures de pouvoir.
Police et justice sous surveillance
Du côté policier, et singulièrement de l’OCRC (quelque 70 enquêteurs), l’ampleur des affaires à traiter, couplée à des moyens limités et à une volonté manifeste de contrôle du politique, fait grincer des dents. L’automne dernier, une note de la Direction centrale de la répression de la criminalité grave et organisée (DJSOC) stipulant que les enquêteurs rédigeant un PV devaient désormais passer par leur hiérarchie avant de l’envoyer au parquet, avait mis les agents en émoi.
Un malaise interne qui n’a pas fait réagir le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt (Open VLD). Lequel, d’après certains magistrats, ne renâclait pas à faire part de son mécontentement –en cas de sortie d’un magistrat un peu trop bruyant dans la presse– du temps où celui-ci était le chef de cabinet de Vincent Van Quickenborne. «Et la séparation des pouvoirs, alors?», s’était étranglé l’un d’eux lors de l’accession de Van Tigchelt au poste de ministre.
Le genre d’escarmouche qui passe mal dans les rangs de la magistrature, laquelle ne cesse d’alerter, depuis dix ans, sur le manque de moyens dont pâtit la justice belge. «La justice discrimine et exclut en ce qu’elle traite relativement rapidement les « petits », mais pas les gros poissons, dans un délai raisonnable –voire pas du tout», fait remarquer la juge Manuela Cadelli, également administratrice de l’Association syndicale des magistrats (ASM). Les parquetiers (procureurs, substituts du procureur) passent leur temps à trier, avec tout ce que cela recouvre de déshumanisant. Aujourd’hui, il faut bien se rendre compte qu’il y a un type de classement sans suite appelé « pas de moyens »», fait-elle remarquer, insistant sur la distinction entre le ministère public (procureur) et le juge d’instruction, qui est un pouvoir judiciaire «indépendant, mais qui rend compte (NDLR: entre autres, devant la chambre du conseil)».
«La vraie question est: le politique veut-il que la justice fonctionne réellement?»
Un juge d’instruction.
«Je pense que la vraie question est: le politique veut-il que la justice fonctionne réellement? Personnellement, je pense que la réponse est non», tance pour sa part ce juge d’instruction essoré par des années de manque de moyens humains et matériels. Au point, faute d’imprimante fonctionnelle, de devoir monter des stratagèmes avec son greffier pour imprimer en toute discrétion des PV d’audition soumis au secret de l’instruction. Mais s’il n’y avait que ça…
«On manque d’enquêteurs pour monter correctement des dossiers dans des temps raisonnables, et malgré la motivation de la plupart des effectifs, il y a des dossiers d’enquête qui ne sont pas menés parce qu’on n’a pas les équipes pour, c’est une réalité. Et donc, on fait des choix. On agit très vite pour attraper le menu fretin parce que si on veut attraper plus haut il faut un ou deux enquêteurs dessus à temps plein pendant deux mois, trois mois, quatre mois… Par exemple, dans les dossiers de stups aujourd’hui, on met en avant les petits coups d’éclat mais on enquête peu, on ne remonte jamais la filière.»
Troisième pouvoir affaibli
Un temps envisagée par le politique, la suppression du juge d’instruction n’est finalement plus à l’ordre du jour, alors qu’une nouvelle mouture du code pénal entrera en vigueur en 2026. Mais la suspicion de laisser-aller politique en matière de traitement de la grande criminalité demeure. «Le juge d’instruction instruit à charge et à décharge et n’est pas subordonné à une politique en matière de criminalité, c’est la différence avec un procureur qui représente le ministère public, une émanation de l’exécutif, insiste la juge Manuela Cadelli. Il faut bien comprendre qu’un parquetier peut tout à fait classer sans suite, tout seul dans son bureau. Et il n’est pas obligé de soumettre sa décision à un autre juge. Le juge d’instruction saisi d’une plainte, lui, n’a pas de pouvoir d’appréciation sur l’intérêt, l’opportunité.»
«Nous sommes le troisième pouvoir, notre indépendance doit être garantie si l’on veut la paix sociale dans notre démocratie», avertit enfin cette autre juge d’instruction, qui estime qu’un refinancement –à tous les niveaux– de la justice, est incontournable. Pour enfin «axer la politique criminelle sur la grande criminalité, qu’il s’agisse de la criminalité financière ou sociale ou de la criminalité portant atteinte à l’intégrité physique ou aux biens», ainsi que le suggérait l’ASM avant les dernières élections, déplorant que «l’ensemble des parquets et auditorats du pays croulent sous les dossiers…» La future coalition l’entendra-t-elle?
La transparence, l’autre remède anticorruption
Dans le sillage de l’invasion russe en Ukraine et du Qatargate, l’Union européenne s’est inquiétée des multiples affaires d’ingérence et de corruption en son sein, observant qu’il «existe de plus en plus de preuves de cas de piratage de députés à la veille d’élections, de lobbying déguisé par l’intermédiaire d’auxiliaires, de publications de fausses études visant à dissimuler un bilan en matière de droits de l’homme et de sites web qui se présentent comme des plateformes de médias indépendantes tout en favorisant de manière dissimulée des campagnes d’ingérence politique.»
Les citoyens européens en sont bien conscients, une enquête Eurobaromètre montrant que «81 % des personnes interrogées dans l’UE estiment que les ingérences étrangères dans nos systèmes démocratiques sont un problème grave auquel il convient de s’attaquer», rappelle l’Union, qui doit de toute façon s’en remettre aux systèmes judiciaires des États membre (ceux-ci peuvent évidemment collaborer, notamment par l’entremise du nouveau parquet européen), afin de traiter ces dossiers complexes. Entre autres pistes, la Commission européenne rappelle qu’«un système politique et institutionnel fondé sur l’intégrité, la transparence et la responsabilité dans la vie publique est la meilleure garantie possible contre la corruption , et les organismes publics devraient viser les normes de transparence les plus élevées, qui constituent un élément important des efforts plus larges pour lutter contre la corruption.
En mars 2024, un rapport présenté devant le sénat citait abondamment ces recommandations en matière de «transparence du financement de la vie politique, car l’un des plus grands dangers d’ingérence étrangère est bien sûr le financement de partis politiques par des pays comme la Russie ou la Chine», actant au passage, en matière d’ingérence, le lien avec la corruption et «l’implication d’acteurs non gouvernementaux, tels que des organisations criminelles ou mafieuses, de grandes entités économiques ou financières ou d’autres groupes.» Une «tendance [qui] nous oblige à revoir les approches et tactiques que nous déployons pour lutter contre l’ingérence et à adapter la législation pour combattre ces phénomènes.»
Et la justice dans tout cela? Parmi ses recommandations, le rapport sénatorial proposait de «rationaliser le processus de passage d’un ‘dossier de renseignements’ vers un ‘dossier judiciaire’ de sorte que la transition se déroule sans accroc dès que des preuves suffisantes d’une infraction ont été récoltées. L’efficacité s’en trouve accrue dès lors que l’information est transmise plus aisément au parquet, ce qui permet de prendre plus rapidement des mesures plus efficaces.»
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