Épilogue surprenant de «l’affaire des bijoux» de Karin Gérard: quand la magistrate poursuit l’auteur d’une pièce de théâtre
Lui est ancien pénaliste et dramaturge. Elle, ex-magistrate, victime d’un fait divers sordide. Elle veut laver son honneur. Lui, sauver le sien. Entre eux, la justice doit statuer des limites de la fiction.
«Marc, ne fais plus jamais ça», murmure le prévenu. Il est presque 18 heures ce 27 novembre, devant la 50e chambre correctionnelle du palais de justice de Bruxelles. La dernière audience de la journée vient de prendre fin. Pendant plusieurs heures, c’est un sujet pour le moins inhabituel qui a été au cœur du débat. Il a été question des limites de la fiction. De ce qu’elle peut faire dire, ou non, à un auteur. Et du mal que cette dernière peut faire, ou non, à la personne qui a servi –malgré elle– de modèle.
Le Marc en question, c’est Uyttendaele, ténor du barreau venu représenter, avec son confrère Jean-Pierre Buyle (autre ténor), Karin Gérard, elle aussi une célébrité du monde judiciaire. Elle est absente, mais on ne parle que d’elle, et du vilain fait divers venu gâcher la fin de sa carrière voilà près de neuf ans. L’ancienne présidente de Cour d’assises de Bruxelles, aujourd’hui retraitée, avait défrayé la chronique, début 2016, après avoir été soupçonnée d’escroquerie à l’assurance. Elle a, depuis, été totalement blanchie. Cette audience, c’est l’épilogue de l’affaire en question. Sauf que, cette fois-ci, c’est elle, «Madame Cour d’assises» (elle en a présidé plus de 200) qui est à l’attaque. Afin de laver son honneur, une bonne fois pour toutes. Et elle est, pour ce faire, entourée d’avocats déterminés à tracer une «ligne rouge» entre le fait divers et la liberté artistique. C’est que l’homme qui s’est intéressé à leur cliente lui voulait du mal, plaident-ils. Et ils entendent le prouver.
Petit monde
L’objet de ce procès passé sous les radars médiatiques est une pièce de théâtre datant de 2017, qui s’inspire du cas de Karin Gérard –d’un peu trop près, à son goût. Sa cible n’est autre que l’auteur, un avocat, que le tonitruant Uyttendaele, en compagnie de Buyle, est confraternellement venu saluer à la fin de sa plaidoirie enflammée, comme si de rien n’était. Tout ce petit monde se connaît, certes, mais plutôt de loin.
Le juge n’en a pas moins pris l’affaire au sérieux. Il faut dire que la 21e pièce de l’auteur, intitulée Souffrez-vous, Madame? ou Présomption d’innocence!, comporte de sérieuses similitudes avec le fait divers dont Karin Gérard fut la protagoniste principale. En bref, on y suit l’histoire d’une magistrate agressée par trois hommes à sa sortie du palais de justice, par une froide nuit d’hiver. Violemment tabassée, ses bijoux lui sont dérobés. Mais rapidement, parce que ses déclarations ultérieures se révèlent floues, et parce que les auteurs du vol sont introuvables, la voilà soupçonnée d’avoir menti pour tromper son assurance…
«C’est une pièce qui est basée sur un fait divers dont on a énormément parlé. Je me suis dit que j’allais imaginer une fin moi-même. Il ne faut pas chercher l’issue de la vraie histoire là-dedans
Marc Helsmoortel, avocat honoraire et dramaturge.
Or, c’est bien ce qui est arrivé à Madame Gérard, au soir du 5 janvier 2016, lorsque trois individus «de type slave», d’après elle, l’ont agressée et dépouillée à sa sortie du palais de justice, lui fracturant le nez. Très vite, la presse a douté de cette version des faits, penchant plutôt pour une chute consécutive à une trop forte alcoolisation dans un café. Ces doutes avaient trouvé écho au sein même du parquet de Bruxelles, qui avait ouvert une enquête, constatant à l’époque qu’aucun élément matériel ne venait étayer le récit de la victime. Le dossier avait même fini par atterrir dans les mains du ministre de la Justice de l’époque.
L’art du faux… avec du vrai
Cette histoire, reprise en chœur par toute la presse, c’était du pain béni pour l’autre Marc –le prévenu, donc. Helsmoortel de son nom, ancien pénaliste qui déteste qu’on le traite de menteur –ce qu’a fait Me Uyttendaele à la fin de sa plaidoirie. Non, il n’entendait faire de mal à personne, contrairement à ce que prétendent les avocats de la plaignante. C’est du théâtre, que diable, l’«art du faux»! Qui peut en douter? Pas lui, en tout cas, qui n’aime rien tant que s’asseoir dans un café, à Bruxelles ou ailleurs, et laisser filer son stylo sur la page blanche.
Pour Helsmoortel, l’offense est contenue dans le décor qui accueille cette passe d’armes sur la liberté de création: le pénaliste y a souvent plaidé lui-même, notamment pour défendre des individus qui avaient déjà un orteil –voire plusieurs– en prison. Et voilà qu’après avoir raccroché en tant qu’avocat, c’est le dramaturge qui se retrouve devant un juge, sommé d’expliciter les rouages de son imagination débordante.
«Sans rancune…», a semblé lui dire Me Uyttendaele avec un sourire carnassier, avant de quitter le palais de justice. Quelques minutes plus tôt, Helsmoortel, sonné par la charge de son ex-confrère, tentait de convaincre une dernière fois le juge de sa bonne foi. Non, s’est-il exclamé, «sur son honneur», il ne connaissait pas personnellement Madame Gérard, laquelle entend bien le faire condamner pour diffamation, calomnie et harcèlement. Pourquoi harcèlement? Parce que la pièce dont il est question –et dont, au passage, l’auteur dit avoir égaré le texte manuscrit, ce qui fait que personne, des avocats aux magistrats, ne l’a lue– fut jouée une quinzaine de fois, courant 2018, au petit théâtre de la Flûte enchantée, à Ixelles. Total des spectateurs: quelque 340 personnes, tout au plus. Interrogé dans la Dernière Heure peu avant la première, Marc Helsmoortel commentait prudemment son travail: «C’est une pièce basée sur un fait divers dont on a énormément parlé. Je me suis dit que j’allais imaginer une fin moi-même. Il ne faut pas chercher l’issue de la vraie histoire là-dedans», déclarait-il.
Depuis, le théâtre a fermé. De la pièce et des questionnements sur la présomption d’innocence, il ne reste qu’une captation, et la description qu’en ont fait un policier et Me Buyle, qui ont pu la voir. D’après ce dernier, l’actrice principale, qui porte cheveux bruns, ressemble à s’y méprendre à Karin Gérard. Un personnage dont il est fait un «portrait sordide», selon Me Uyttendaele; celui d’une alcoolique malhonnête et infidèle de surcroît, que Helsmoortel se serait «payée» au vu et au su du monde judiciaire auquel il appartient. Bref, il ne peut s’agir que de pure «méchanceté». Elle qui a un parcours «sans tache», ont souligné ses conseils, en référence aux jeunes années de Karin Gérard comme libraire et interprète pour payer ses études de droit, jusqu’à son élection à la présidence du Conseil supérieur de la justice et à son anoblissement en 2004 (elle porte le titre de baronne).
Pourtant, tout dans ce tableau n’est pas si rose, et cela apparait manifestement dans le dossier de leur cliente, auquel le dramaturge a certainement eu accès, veulent-ils croire. Et Jean-Pierre Buyle de lister l’ensemble des éléments présents dans la pièce qui relieraient le personnage principal à la facette plus sombre de Karin Gérard, qu’il s’agisse de ses résultats universitaires moyens ou… d’antécédents de vol. Helsmoortel nie vertement avoir jamais eu connaissance du dossier. Mais «on» en voulait à Karin Gérard, ont plaidé ses avocats, qui avaient déjà, par le passé, dénoncé les fuites judiciaires parues dans la presse. Bref, ce qu’aurait fait Helsmoortel a consisté à profiter de la vulnérabilité de leur cliente.
Une goutte d’eau
Il résulte de tout cela que les conséquences, selon eux, ont été dévastatrices pour l’ancienne magistrate, déjà essorée par la procédure à son encontre. Sa dépression? C’est un peu la faute de la pièce. Son cancer? Il a commencé au moment où la pièce était jouée. Certes, c’était une «goutte d’eau» dans l’affaire. Mais c’est cette goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase, à les entendre. Pour Marc Uyttendaele, c’est comme si le dramaturge avait porté un dernier coup au corps déjà supplicié de la magistrate. L’avocat n’a pas manqué de joindre le geste à la parole, mimant le tabassage en règle devant un juge relativement impassible.
«En tant qu’homme de loi, fallait-il écrire sur une affaire en cours?»
Le juge, à l’adresse de Marc Helsmoortel.
Il n’empêche, ça et le reste, ça l’a bousculé, Marc Herlsmoortel. Non, s’est-il défendu, il n’a pas mis en scène la pièce, pas choisi les acteurs. Pour le reste, il n’y avait là rien de personnel. Il a, dit-il, laissé son imagination «contaminer» le fait divers. Bien sûr, qu’il savait qui était Karin Gérard. Mais il ne l’a jamais côtoyée personnellement, seulement professionnellement. Et encore, il n’a même jamais plaidé devant elle. «J’ai été inspiré par des articles de journaux mais j’ai toujours défendu qu’il s’agissait d’une fiction», a-t-il répété face au juge.
La mauvaise réputation
Dans la réalité –comme dans la pièce, d’ailleurs, qui date de 2017– la magistrate mise en cause est acquittée, la Cour de cassation ayant bien prononcé un non-lieu en 2020. Seule différence –mais elle est de taille– entre la réalité et la fiction, c’est que la pièce, dans son dernier acte, met en cause la sincérité de «Madame», lui faisant confesser l’escroquerie quinze ans après les faits, auprès du policier qui a mené l’enquête. «Drôle de vision de la présomption d’innocence», a raillé, en substance, Me Uyttendaele. Pas de quoi rendre cette antihéroïne très «sympathique», a pour sa part constaté le juge, s’interrogeant par la même occasion sur le double statut de l’auteur au moment des faits: «En tant qu’homme de loi, a-t-il lancé à l’endroit de Marc Helsmoortel, fallait-il écrire sur une affaire en cours?»
Face au scepticisme du juge, l’auteur a pu compter sur un allié de poids. Le procureur, qui a requis un non-lieu, puis l’acquittement, au nom de la liberté artistique –même si la demande de Karin Gérard a été jugée «légitime». L’argument de fond en faveur du non-lieu est le suivant: personne, pas même l’auteur, ne conteste l’inspiration en question. Il n’est reste pas moins qu’on parle d’une pièce de théâtre, «qui s’assume comme telle», a fait observer le ministère public, réitérant le fait que Karin Gérard n’est, à sa connaissance, jamais nommée ou citée. Dans ce cas, où est donc la volonté de nuisance?
Pour désamorcer cet avis pour le moins fâcheux du ministère public, les deux avocats de Karin Gérard ont développé une théorie bien rodée. Celle du complot du parquet de Bruxelles contre leur cliente. C’est qu’au moment de l’affaire Gérard, a fait remarquer Me Buyle, le «parquet n’était pas de son côté, comme la presse». Une stratégie que les deux conseils ont appliquée dès le début de «l’affaire Gérard», en 2016. L’un, Uyttendaele, estimant que le parquet ne lui voulait «manifestement pas que du bien», et l’autre, Buyle, assurant que Karin Gérard était en réalité «otage» d’une «guerre des juges». Celle-ci, a fini par suggérer ce dernier devant la 50e chambre, n’était «pas aimée» parce qu’elle administrait des peines «trop clémentes».
Un auteur trop précis?
Que pensait Helsmoortel du travail au quotidien de Karin Gérard en tant que présidente de Cour d’assises? A l’entendre, il était bien loin de ces considérations. Dans un courrier versé au dossier et cité par les avocats de la plaignante, le dramaturge, qui semble s’être interrogé sur l’opportunité d’écrire une telle pièce alors que la «réalité judiciaire devait encore être dite», fait valoir que sa «liberté d’expression ne peut être freinée que par des frontières dictées par [s]on imagination.»
Les quelque 23 pièces écrites par l’auteur ces 30 dernières années sont du moins toutes pétries d’affaires dont les protagonistes sont plus ou moins identifiables (mais jamais nommément cités, ressort-il). Jusqu’ici, personne ne s’en était ému. A moins que l’auteur se soit montré trop précis, cette fois-ci? Et qu’en est-il des spectateurs qui ont assisté aux représentations de la pièce incriminée, lorsque cette dernière fut jouée à la Flûte enchantée? Quelqu’un, hormis son propre avocat, a-t-il identifié Karin Gérard?
En tout et pour tout, il ne subsiste qu’un seul témoignage, celui d’un acteur, qui «pense» que la pièce faisait effectivement allusion à Karin Gérard, d’après Buyle. Mais si celle-ci était à ce point identifiable, s’est interrogée la défense du dramaturge, pourquoi n’a-t-elle lancé aucune procédure en référé pour faire interdire la pièce, au moins momentanément? Ses avocats ont fait valoir l’immense détresse qui était la sienne au moment des faits. Marc Uyttendaele n’a, lui, pas manqué de souligner l’emploi, par l’auteur, de ces mots pour décrire sa pièce: une «contamination» de l’affaire par la fiction, comme si celle-ci, dans ce cas précis, avait agi tel un virus. La métaphore sied en effet parfaitement à ce procès sur le processus de création.
Verdict ce 15 janvier.
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