Deux poids, deux mesures: la leçon d’un licenciement abusif à l’Autorité de protection des données
L’État belge vient d’être condamné pour avoir licencié abusivement Charlotte Dereppe, l’une des lanceuses d’alerte dans l’affaire qui a secoué l’APD en pleine crise Covid. L’épilogue d’un dossier très mal géré, à l’issue duquel les hommes mis en cause ont rapidement retrouvé un quotidien professionnel réconfortant.
L’une, Alexandra Jaspar, avait claqué la porte avec fracas fin 2021, dénonçant le manque d’indépendance de l’Autorité de protection des données (APD). L’autre, Charlotte Dereppe, avait été licenciée quelques mois plus tard, au même titre que le directeur général David Stevens, dont les deux femmes, respectivement directrice du centre de connaissances et cheffe du service de Première ligne, avaient dénoncé les errements au sein d’une Autorité devenue tristement «inopérante» — le tout avait été confirmé, au moins partiellement, par un audit de la Cour des comptes.
L’État belge a laissé Madame Dereppe affronter seule le climat psychosocial particulièrement tendu au sein de l’APD, sans lui apporter la moindre marque de soutien, malgré les signalement qu’elle avait eu le courage d’effectuer et qui s’avéreront justifiés à différents égards
Extrait du jugement du tribunal de première instance de Bruxelles
Le tribunal de première instance de Bruxelles a jugé, voilà quelques jours, que Charlotte Dereppe n’avait, en réalité, pas commis de faute grave, et qu’elle a bien été victime de représailles sous forme d’inertie de l’État belge, lequel n’a pas réagi de façon adéquate aux signalements effectués par les deux femmes. Charlotte Dereppe devrait être indemnisée autour de 300.000 euros.
Surtout, le tribunal a estimé que la lanceuse d’alerte a dû «affronter seule le climat psychosocial particulièrement tendu au sein de l’APD, sans [que l’État lui apporte] la moindre marque de soutien, malgré les signalement qu’elle avait eu le courage d’effectuer et qui s’avéreront justifiés à différents égards (incompatibilités et/ou conflits d’intérêts dénoncés par la Commission européenne/dysfonctionnements graves au sein du comité de direction/fonds publics dépensés à des fins personnelles par les membres du comité de direction, etc.)».
Débat brûlant
Charlotte Dereppe comme Alexandra Jaspar avaient par ailleurs pointé du doigt un certain Frank Robben, membre de la chambre d’avis de l’APD mais surtout, haut fonctionnaire présent à tous les étages de l’environnement «data-sensible» de l’administration belge, en sa qualité d’administrateur général de la banque carrefour de la sécurité sociale, de président du conseil d’administration de la Smals (qui gère les données informatiques de l’administration) et d’administrateur général d’eHealth, la plateforme d’échange entre les acteurs des soins de santé.
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En pleine crise Covid, et alors que la question du traçage des citoyens et de la centralisation des données échauffaient les esprits, l’alerte sonnée par les deux femmes avait fini par résonner très fort, suscitant un débat de société dépassant largement le simple cadre de l’APD.
Politiques inertes
Concrètement, c’est par un courrier confidentiel — qui n’avait pas tardé à fuiter — qu’Alexandra Jaspar et Charlotte Dereppe avaient, en septembre 2020, alerté la Chambre des représentants sur les multiples dysfonctionnements de l’Autorité, chargée de faire respecter le fameux règlement européen sur la protection des données (RGPD). En vain.
D’atermoiements en discussions stériles et procédurières, le politique n’avait su saisir l’urgence et il avait fallu une intervention de la Commission européenne — effarée par la situation — pour que la Belgique daigne (à peine) rectifier le tir. Frank Robben avait dû quitter la chambre d’avis de l’APD (après s’y être accroché mordicus), après quoi les protagonistes restants — Charlotte Dereppe et David Stevens, donc — avaient été auditionnés à huis-clos, écopant du même tarif: levée de mandats, autrement dit, licenciement.
Pour les hommes: business as usual
Si le quotidien professionnel des deux lanceuses d’alerte a été diversement affecté (Alexandra Jaspar avait notament rebondi chez Deloitte peu après sa démission), force est de constater que les deux hommes cités dans ce dossier ont été relativement épargnés, voire choyés du moins professionnellement parlant. Frank Robben a poursuivi ses activités au sein d’eHealth, de la Smals et de la sécurité sociale, développant même de nouveaux projets confiés par le gouvernement, tandis que David Stevens dirige, depuis septembre 2023, l’Institut flamand des droits de l’homme. Ce dernier, encore récemment mis en cause pour sa gestion au sein de l’APD dans un article de nos confrères de l’Echo, s’attend à ce que «la décision de lever [s]on mandat de directeur» soit elle aussi bientôt déclarée «illégale», tout en estimant que, «si elle n’avait pas démissionné plus tôt, [s]a collègue Alexandra Jaspar serait devenue présidente (NDLR: de l’APD).» Un cynisme à la hauteur de l’amertume de Jaspar lorsque celle-ci a démissionné — de guerre lasse — en pointant précisément ses agissements…
Que l’on se rassure, David Stevens semble aujourd’hui beaucoup plus apaisé depuis qu’il a pris la tête de l’institut flamand des droits de l’homme, dont il défend avec vigueur, via Linkedin, le plan stratégique 2025-2029 : «Faire des droits de l’homme une réalité». «Avec autant de collègues talentueux et motivés, ce sera sans aucun doute un voyage passionnant!», assure-t-il.
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