Comment retrouver une vie normale après avoir participé à un tel jury d’assises? © getty images

Décompression, stress, angoisse: comment les jurés aux assises gèrent l’après-procès

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Les procès d’assises sont chargés d’émotion. Pour les jurés, le retour à la vie ordinaire après une immersion totale dans l’appareil judiciaire peut être source de stress et d’angoisse.

Le travail consciencieux qu’a réalisé le jury de la cour d’assises et le sang-froid dont il a fait preuve tout au long du procès marathon des attentats de Bruxelles ont été unanimement salués par les avocats et les parties civiles. Les douze citoyens et leurs suppléants, tous tirés au sort, ont en effet accompli leur longue et délicate mission avec détermination alors que les circonstances ne furent pas toujours propices à la concentration et à la sérénité. Report du procès, saga des box, illégalité des fouilles à nu des accusés…: les incidents furent nombreux, surtout en début de procédure.

Après plus de sept mois d’audience et 18 jours de délibération, isolés dans un hôtel, surveillés et privés de moyens de communication, les voici libérés de leurs obligations.

Ou presque. Car à la fin des vacances judiciaires, début septembre, ils devront à nouveau se réunir avec les juges de la cour pour statuer sur les peines à infliger à Oussama Atar (présumé mort en Syrie), Salah Abdeslam, Mohamed Abrini, Osama Krayem, Ali El Haddad Asufi, Bilal El Makhoukhi, Sofien Ayari et Hervé Bayingana Muhirwa, tous reconnus comme coauteurs d’attentats terroristes et/ou comme participants à une organisation terroriste.

Ce n’est qu’après avoir accompli cet ultime devoir que ces femmes et ces hommes pourront réellement reprendre le cours de leur vie. Mais un retour rapide à la normalité est-il possible lorsqu’on a été traversé par toutes ces émotions? Est-on toujours le même quand on a entendu autant de récits bouleversants, regardé des terroristes dans les yeux, qu’on a eu accès aux détails les plus sordides, qu’on a encore en tête des photos, des vidéos, des sons?

«La particularité de ces attentats terroristes, contextualise la psychotraumatologue Evelyne Josse, chargée de cours à l’université de Metz, à l’origine du site Résilience Psy, est qu’ils auraient pu toucher n’importe qui. L’identification aux victimes, présente dans de nombreux procès d’assises, est renforcée dans celui des attentats de Bruxelles. Il est difficile pour les jurés de prendre de la distance. Inévitablement, certains se disent que cela aurait pu être eux, leur enfant ou leur conjoint. Ils se posent alors comme une victime potentielle des auteurs, et cela constitue un facteur possible de traumatisation

Des symptômes très similaires à ceux d’une victime directe souffrant de stress post-traumatique peuvent apparaître, tels que des souvenirs répétitifs et envahissants de ce qui a été vu au procès ou des scènes évoquées par les victimes puis imaginées.

Le sommeil peut être perturbé par des cauchemars ou des insomnies. Il est possible d’en venir à éviter tout ce qui rappelle les faits: certains lieux comme les aéroports et les métros, certaines conversations, films ou documentaires. Palpitations, problèmes de concentration… A tous ces troubles peuvent s’ajouter du stress, des angoisses, de la tristesse, un sentiment d’impuissance, des questionnements sur leur rôle dans le procès, la nature humaine, la justice, la morale ou encore la religion, énumère Evelyne Josse.

«Aussi difficile qu’a pu être l’épreuve, et justement parce qu’elle a été très intense, les jurés peuvent tout à la fois éprouver du soulagement mais également un sentiment de vide. Pendant plusieurs mois, ils ont été au cœur de l’histoire, ils ont “fait” l’histoire. Ils ont parfois noué des relations fortes avec d’autres jurés. Aussi étonnant que cela puisse paraître, revenir à la banalité du quotidien peut être source de détresse. C’est souvent dans les jours ou les semaines qui suivent que les difficultés peuvent surgir. Si les jurés s’attendent à expérimenter des situations difficiles pendant le procès, ils sont peut-être moins préparés à celles qu’ils rencontrent après celui-ci. Or, les stress associés au retour à la vie ordinaire peuvent causer du désarroi et avoir des répercussions sur le fonctionnement familial, social et professionnel.»

En décalage

Il est d’ailleurs tout à fait possible que certains jurés se sentent en décalage avec leur entourage, voire incompris. Ceux qui éprouveraient le besoin de se livrer pourraient être déçus de la réaction de leurs proches, de leurs considérations sur le travail des jurés, le verdict rendu ou, au contraire, de leur désintérêt. Des proches qui, en outre, pourraient être préoccupés par leurs propres problèmes ou qui, trop heureux de reprendre une vie normale, se montreraient inattentifs ou peu à l’écoute. Ceux qui n’auront pas envie de s’épancher pourraient, eux, être agacés par les questions insistantes de leur famille, leurs amis ou leurs collègues.

«Frustration et incompréhension peuvent provoquer du ressentiment à l’égard des proches et devenir source de tension, met en garde la psychotraumatologue. Sans compter le fait que les contraintes de la vie ordinaire peuvent revenir en boomerang. Par exemple, un conjoint qui a pris les enfants en charge durant la période du procès s’attend parfois à ce que son partenaire prenne le relais une fois celui-ci terminé. Pour les jurés qui sont à la tête d’une société, le fait d’avoir laissé leurs affaires en souffrance peut aussi être source de stress.»

Pour aider ces jurés de cours d’assises à vivre sereinement cette période de transition et à gérer leurs émotions, le SPF Justice propose dorénavant un soutien psychologique. En interne, les magistrats et les collaborateurs de la justice peuvent aussi bénéficier de séances gratuites. Bien que cela fasse partie de leur travail, ces derniers ne sont pas immunisés contre les coups durs, surtout lorsqu’ils sont confrontés à des éléments de dossier particulièrement éprouvants.

L’offre du SPF Justice ne s’adresse par contre pas aux victimes, ni aux avocats. Si, pour les victimes, le procès représente indéniablement une nouvelle étape particulièrement douloureuse et épuisante émotionnellement, nombreuses sont celles qui ont déjà fait appel à un psychologue après les attentats, ou qui ont pris les devants en reprenant les consultations en vue du procès.

Certains jurés voudront éviter des lieux qui rappellent les faits, comme la station Maelbeek.
Certains jurés voudront éviter des lieux qui rappellent les faits, comme la station Maelbeek. © belgaimage

C’est le bureau-conseil Pobos, spécialisé dans les questions de bien-être, qui a été désigné pour accueillir les demandes, accompagner les jurés ou les orienter vers les thérapeutes qui font partie de son réseau. Cette aide ne pourra être apportée que lorsque le procès sera terminé. Pendant toute la durée des débats, les jurés ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ils restent soumis à l’obligation de se montrer discrets et totalement impartiaux.

Ce qui exclut toute confidence sur leurs états d’âme, quel que soit le statut de la personne à laquelle ils s’adressent, insiste Anouk Heulot, psychologue pour Pobos: «Même s’il s’agit d’une personne qui sait rester neutre, en parler avec elle pourrait mettre en péril la bonne tenue du procès. Le risque d’être influencé par les mots ou la communication non verbale est trop grand. Jusqu’au verdict, les jurés doivent porter ce poids entièrement seuls.»

Accepter sa souffrance

Dans sa pratique, Anouk Heulot a observé ce décalage entre ce que vivent ceux qui ont pris part à des procès terribles, une fois libérés de leurs obligations, et ce à quoi s’attend leur entourage. «Ces personnes ont vécu dans une sorte de bulle, avec pour seule compagnie les autres membres du jury. Durant des semaines, elles ont été confrontées au traumatisme et au chagrin. Un retour brutal à la banalité du quotidien peut être mal vécu. Tout comme la confrontation avec des personnes qui, bien que n’ayant pas tous les éléments du procès en main, formuleraient des opinions sans nuance ou des jugements hâtifs.»

La situation est d’autant plus délicate que le juré peut aussi développer une forme de culpabilité. Un peu comme celle que ressentent certains survivants qui se demandent ce qui justifie qu’eux soient toujours en vie alors que d’autres sont morts.

«Ils se demandent à quel point ils ont le droit de souffrir ou estiment qu’il n’est pas normal de se sentir affecté à ce point. C’est une attitude assez courante qui n’est pas propre au contexte des procès d’assises, on l’observe également dans la pratique privée, précise Anouk Heulot. Cela s’explique par le fait que nous avons été éduqués de cette manière. Or, il est important de pouvoir accepter que l’on souffre, que chacun a droit à son chagrin.»

Points rassurants: ce mal-être, ce stress ou cette angoisse n’ont rien de systématique – certaines personnes vivent mieux les choses que d’autres – et sont généralement temporaires. «Dans le procès actuel, au vu de sa durée, recouvrer un équilibre pourra prendre de quelques semaines à quelques mois, évalue Evelyne Josse. Mais, même si la perturbation émotionnelle disparaît, il y a fort à parier que les jurés se souviendront de ces sept mois comme une des expériences les plus marquantes de leur vie, et probablement comme une expérience particulièrement difficile. Malgré la difficulté, pour certains, ce procès restera aussi dans leur mémoire comme une expérience intéressante et enrichissante.» Une épreuve dont chacun sort grandi.

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