Breaking Bad à la liégeoise: enquête sur l’explosion des drogues de synthèse en Belgique

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Jamais la Belgique, et en particulier la province de Liège, n’avait dénombré autant de laboratoires de drogues de synthèse. Des arrière-salles de production clandestines qui mettent aux prises une série d’acteurs aux profils éclectiques: des organisateurs néerlandais, des chimistes mexicains, des intermédiaires limbourgeois et des locataires liégeois. Immersion au cœur de l’univers pas si parallèle des amphets, de la crystal meth et de l’ecstasy.

I

Il y a des lundis plus ordinaires. Celui du 15 juillet 2019 restera, en tout cas, dans les annales de la commune de Soumagne, 17.000 âmes, nichée au calme entre Liège et Verviers, dans le Pays de Herve, à une vingtaine de kilomètres des Pays-Bas. Au bout d’un chemin de terre prolongeant la chaussée de Wégimont, des hommes en uniforme, d’autres en combinaison blanche, pour la plupart affublés de bottes, de gants et de masques à gaz, fourmillent à l’entrée d’un hangar agricole: si l’entrepôt long de plusieurs dizaines de mètres avait auparavant accueilli un chenil, il reçoit désormais la visite inopinée de la protection civile et des services de police pour avoir abrité un laboratoire de production de drogues de synthèse.

Du matériel, des tuyaux, des fûts bleus et des bidons blancs contenant des produits chimiques, corrosifs et toxiques, sont minutieusement saisis, puis placés dans un camion pour analyse, avec une poignée de chevaux pour spectateurs. Il s’agit en premier lieu d’éviter la pollution de la Magne, un ruisseau situé à un jet de pierre du bâtiment. A l’intérieur, des traces de BMK, l’un des composants de la famille des amphétamines, permettent aux enquêteurs de valider la thèse d’une fabrication en grande quantité d’un stimulant plus communément appelé «speed».

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1.

Les cerveaux hollandais

Jamais la province de Liège et la Wallonie n’avaient connu pareil «laboratoire pirate», tel que le qualifie François de Brigode le soir même dans le JT de 19 h 30. Seul un important labo de MDMA, démantelé en 2013 dans une ferme de Virelles, une section de Chimay, avait jusque-là alimenté les gros titres.

«La production de drogues de synthèse en Belgique est dans les mains d’organisations criminelles qui disposent d’une grande expérience, explique alors Michel Bruneau, commissaire du service central des drogues de la police fédérale, au micro de la RTBF. On reste dans de l’artisanal, mais à une échelle industrielle. Et pour pouvoir le faire, il faut une expertise.» Ainsi qu’une carte d’identité néerlandaise et une adresse flamande, ou l’inverse: l’essentiel des cerveaux de ces organisations sont des ressortissants des Pays-Bas, tandis que la grande majorité des laboratoires se trouvent de l’autre côté de la frontière linguistique.

Mais depuis cinq ans et le dossier de Soumagne, dont l’instruction est toujours en cours, le phénomène a évolué. Il a même fait «tache d’huile». Sur les 40 ateliers clandestins découverts en Belgique en 2023, une année record en matière de démantèlements (voir l’infographie ci-dessous), six renseignent un code postal en province de Liège, de loin la plus touchée côté francophone. C’est presque autant que dans le Limbourg, pourtant considéré comme un bastion de la production de substances synthétiques en Europe, voire dans le monde.

«La problématique remonte aux années 1990, à une époque où on faisait surtout de l’ecstasy. Cela a toujours été une spécialité belgo-néerlandaise, souligne François Farcy, directeur judiciaire de la police fédérale liégeoise. Les labos étaient généralement installés à la frontière des Pays-Bas, au plus près dans les Fourons, mais depuis quelques années, on a observé un débordement plus fréquent sur notre province, au-delà de la zone purement frontalière, parfois jusque dans le Condroz.» Dans le sillage de cette avancée sur le territoire liégeois: l’apparition de la méthamphétamine, avec l’appui de chimistes mexicains.

François Farcy en sait quelque chose. Il faut dire qu’il a arpenté la région, ses zones grises et frontalières. Avant d’être le «dirju» de la PJF liégeoise, ainsi que le manager «CrimOrg» du Plan national de sécurité (PNS) de 2022 à 2025, il était aussi un officier judiciaire, capitaine de la BSR Spa-Verviers, alors que la gendarmerie belge vivait ses dernières heures. Le 27 mars 2000, le trentenaire fait son apparition au JT de la RTBF. Long manteau rouge sur veste de costume à carreaux, il trifouille dans les cartons d’un garage jonché d’appareils de distillation, de pompes, de bonbonnes, de manomètres et de tubes de refroidissement. «Nous avons là un laboratoire qui permet la fabrication de ce qu’on peut appeler la pâte d’ecstasy, réagit-il à l’époque. Nous n’avons pas trouvé sur place les éléments qui permettent la fabrication des pilules, qui est la phase ultime du processus, au cours de laquelle la pâte est séchée et coupée avec d’autres produits, puis tablettée en comprimés comme dans une usine pharmaceutique.»

«Nous avons là un laboratoire qui permet la fabrication de ce qu’on peut appeler la pâte d’ecstasy.»

Après plusieurs mois de planque, scrutant notamment les activités du laboratoire au travers de jumelles postées dans le grenier de la maison d’en face, la maréchaussée s’était donc décidée à faire irruption dans cette arrière-salle de production pas si artisanale. Si trois personnes avaient été arrêtées – deux de nationalité néerlandaise et une autre d’origine polonaise –, l’enquête avait débuté en 1997 et nécessité des centaines d’écoutes téléphoniques, la prise de photos aériennes, mais également des commissions rogatoires aux Pays-Bas et en Italie. Les forces de l’ordre avaient ensuite estimé qu’au moins quatre opérations de production de 400 kilos chacune avaient eu lieu et qu’environ 50.000 pilules d’ecstasy avaient été livrées.

Marie Stassen se souvient parfaitement de ce que les locaux surnomment encore la «maison de la drogue». C’était la villa Cravatte d’Hombourg, dans la rue de Sippenaeken de son village de toujours, une section de la commune de Plombières dont elle est aujourd’hui la bourgmestre. Une région clairsemée, dite des «trois frontières» parce que la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne s’y rejoignent au sommet du Vaalserberg, une colline culminant tout juste à 322 mètres d’altitude.

«Disons qu’on a un contact routier direct avec les Pays-Bas et l’Allemagne et cela, non pas par l’autoroute ou les grands axes mais plutôt par des chemins de campagnes», illustre celle qui fut élue en 2018 sur une liste citoyenne (OCP), première représentante d’une population d’un peu plus de 10.000 habitants, étalée sur six villages, dispatchée sur une superficie de plus de 53 km² et composée à 20% de ressortissants étrangers. «On a des fermes isolées, des hameaux et aussi l’habitude de cohabiter avec une communauté néerlandophone ou germanophone. On n’est pas non plus très regardant sur ce que fait le voisin. Cela ne choque donc personne de voir des étrangers s’installer dans de vieilles fermes.»

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Alors forcément, connaissant le contexte stratégique de son fief et se rappelant au bon souvenir de son adolescence, Marie Stassen ne cède pas vraiment à la panique lorsque la police locale lui passe un coup de fil, à l’aube du 18 juin 2021. Des perquisitions sont alors en cours sur la route de Gulpen, tout au sud du vaste territoire de la commune. Elle dit même encaisser l’info «comme un fait divers», habituée à voir une plantation de cannabis démantelée «tous les trois ou quatre ans» dans le coin, une fois même dans un cul-de-sac du centre de son village d’Hombourg.

Mais cette fois, c’est du lourd. Un nombre bien trop anormal de véhicules stationnent sur le chemin menant à la ferme située au numéro 357, juste derrière le panneau de bienvenue à Plombières. La protection civile, les pompiers, mais également les forces spéciales, une unité de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) et la Clan lab response unit (CRU), une équipe de la police fédérale rompue aux démantèlements de laboratoires, s’affairent autour de cette bâtisse en retrait de la route, longue de 70 à 80 mètres.

Cela faisait deux jours que les enquêteurs étaient en observation. Après avoir sorti quatre suspects de leur lit, ils découvrent sur la propriété un important arsenal destiné à concevoir de la méthamphétamine, aussi appelée «crystal meth»: des essoreuses, un réacteur métallique, un évaporateur rotatif ou encore deux boîtes – une noire et une blanche contenant un total de 1.848 grammes de cristaux –, plusieurs centaines de kilos de substances en cours de cristallisation, de l’acétone, de la soude caustique, de l’acide chlorhydrique et 380 kilos de peroxyde type D, un composé chimique instable, susceptible d’exploser à une température de plus de quinze degrés. Mise sur pied dans le double garage de la ferme, l’officine pouvait produire 133 kilos de méthamphétamine par semaine. La presse régionale qualifie rapidement l’endroit de « plus grand laboratoire de meth » de Belgique.

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2.

Les chimistes mexicains (arrivés en Uber)

Personne ne connaît mieux le périmètre que Fabrice Peutat. Vêtu d’un col roulé noir et d’un jogging gris, le quadragénaire salue d’une main et tient sa béquille de l’autre. Cet éleveur de vaches laitières se remet doucement d’une opération à la hanche. Il a vécu toute sa vie aux abords de la route de Gulpen: 25 ans dans la ferme du numéro 357, avant de migrer vers l’exploitation du numéro 333, en contrebas. Au cœur de l’été 2020, ses parents partent couler leur pension à Jalhay, leur village d’origine, à 20 bornes de là. Les Peutat décident alors de louer l’ancien foyer familial. Une agence immobilière s’occupe du reste, épluche les dossiers, réunit les garanties financières.

«Je n’ai jamais rien remarqué de louche, si ce n’est une drôle d’odeur.»

L’heureux élu s’appelle Hubertus. Il a 49 ans, est né dans le Limbourg néerlandais, et a tout du «bon locataire». Le loyer tombe sans faute chaque 25 du mois, au départ d’un compte domicilié aux Pays-Bas. «Il est venu voir mon exploitation deux ou trois fois, avec son épouse et son enfant. Sinon, il me saluait bien gentiment. J’allais tous les jours près de chez lui, parfois en soirée, parce que c’est à 150 mètres et que j’y gare des machines», détaille Fabrice Peutat, attablé dans son salon, comme s’il rembobinait la cassette d’une série policière. «Je n’ai jamais rien remarqué de louche, si ce n’est une drôle d’odeur, quelques jours avant la perquisition. Après-coup, on se dit qu’ils ont dû bien observer notre mode de fonctionnement. »

Aux premiers mois de son emménagement, Hubertus ne semble avoir qu’un seul projet en tête: installer une plantation de cannabis. Ses ambitions sont cependant légèrement revues à la hausse, à la faveur d’une rencontre, en mars 2021. Un individu dont il taira toujours le nom, par peur de représailles, lui propose 20.000 euros en échange de la mise à disposition des lieux au cours des mois de mai et juin suivants. Le deal? Assurer un simple rôle d’intendant en cessant la cannabiculture pour passer à la production de drogues de synthèse. A une criminalité plus dure, aussi. Déjà, en 2000, l’équipe de François Farcy avait retrouvé la trace de l’un des frères Aquino dans la «maison de la drogue» d’Hombourg. Cette famille de Maasmechelen, dont les racines siègent au sud de l’Italie, constitue désormais un relais privilégié de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise, et alimente régulièrement les rubriques judiciaires pour l’importation de plusieurs dizaines de tonnes de cocaïne. Au début de ce siècle, l’un des membres de la fratrie, Silvio – tué en 2015 – expédiait des millions de pilules d’ecstasy vers l’Australie.

Un coup d’œil rapide au casier judiciaire d’un dénommé Maurice, qui sera tenu pour «responsable» du laboratoire de meth de Plombières par le tribunal correctionnel de Liège, suffit à comprendre qu’Hubertus a plongé, sans trop s’en rendre compte, dans un engrenage d’une autre dimension. Compatriote néerlandais, engagé selon ses dires comme «agent de sécurité» pour apurer une dette de 70.000 euros, Maurice a cumulé jusqu’ici des condamnations d’une durée totale de 29 années d’emprisonnement, en Espagne, aux Pays-Bas ou à Tongres, dont deux fois pour des faits similaires de détention et de production de drogues de synthèse. Pour le tribunal, dont Le Vif s’est procuré le jugement, voilà «manifestement un professionnel du milieu», ni chimiste, ni logisticien, ni locataire: «Sa présence n’a de sens que parce qu’il exerce un rôle de surveillance du laboratoire», est-il écrit.

Dans cette ferme reculée de la région des trois frontières, Maurice s’attèle ainsi à veiller à la bonne marche des opérations. Pour ce faire, les narcotrafiquants qui lui ont accordé sa confiance – et dont l’identité ne sera pas non plus révélée – ont engagé deux hommes venus du Mexique: Martin, 46 ans, et Osiel, 31 ans. S’ils invoquent leur droit au silence en audience, ils expliquent lors des auditions avoir été recrutés «par un inconnu» comme techniciens de surface, soi-disant chargés de nettoyer les lieux et d’y effectuer des travaux de peinture, pour le modique salaire de 900 euros par semaine. Une version que le tribunal ne jugera tout simplement «pas crédible»: «Ils sont arrivés au moyen d’un taxi Uber» et «disent même avoir ignoré se trouver en Belgique». Pour les enquêteurs de la police fédérale, il ne subsiste pas l’ombre d’un doute: Martin et Osiel sont des chimistes envoyés par le cartel de Sinaloa, l’une des organisations criminelles les plus puissantes du Mexique.

«La méthamphétamine crée une forte dépendance et les bénéfices de sa production sont encore plus importants que ceux de l’amphétamine ou de l’ecstasy.»

Avant les centaines de kilos sortis du double garage de la route de Gulpen, à Plombières, d’autres arrière-salles clandestines avaient déjà conçu de la méthamphétamine de manière industrielle. Un premier labo du genre avait été découvert à Vorselaar, en mars 2018, puis un deuxième à Wuustwezel, en juin 2019, deux communes de la province d’Anvers. Le phénomène s’est ensuite étendu au Limbourg, à Peer, Hasselt, Bilzen, Bourg-Léopold et Maasmechelen. Puis du côté de Liège, à Herstal. En novembre 2021, les services de police comptabilisaient ainsi le démantèlement de sept laboratoires produisant cette substance hautement addictive, parfois injectée par intraveineuse, le plus souvent fumée dans une pipe en verre et dont les effets secondaires rappellent ceux des autres stimulants de la famille des amphétamines – de la paranoïa aux symptômes psychotiques, en passant par les risques d’infarctus.

«La méthamphétamine crée une forte dépendance et les bénéfices de sa production sont encore plus importants que ceux de l’amphétamine ou de la MDMA (NDLR: l’ecstasy). Cela peut expliquer l’augmentation du nombre de laboratoires qui la produisent», résume Tanja Vliegen, premier substitut du procureur du roi du Limbourg. Résultat: selon un rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), établi conjointement avec l’agence Europol, la plus forte augmentation des quantités de drogues saisies sur le Vieux Continent, entre 2010 et 2020, concerne la «meth» (+477%), loin devant la cocaïne (+266%) ou la MDMA (+200%).

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Les barons de la pilule ont donc souhaité explorer ce nouveau marché. Dans le secteur, les enquêtes mènent systématiquement aux Pays-Bas. Les cerveaux du trafic conservent pour la plupart des bases dans le Brabant septentrional, cette province néerlandaise qui lèche les frontières de ses voisines d’Anvers et de Limbourg. S’ils ont fait fortune dans le business de l’ecstasy, ils diversifient également leurs activités dans le cannabis: le 12 septembre 2023, les polices belge et néerlandaise menaient dix perquisitions, mettant la main sur un laboratoire de MDMA à Awans, une plantation à Villers-l’Evêque, en province de Liège, et arrêtant quatre personnes dans la région de Tilburg, dans le Brabant septentrional.

L’exemple le plus parlant de ces têtes pensantes répond au nom de Janus van Wesenbeeck, un natif d’Eindhoven pincé par une infiltration policière, dont l’histoire a inspiré la série Undercover. Son alter ego Ferry Bouman y gère ses affaires depuis le chalet d’un camping de Lommel. «Une partie de mes clients sont aujourd’hui en prison en Allemagne, parce qu’ils y ont transporté de l’ecstasy, les autres ont gagné des millions et se la coulent douce à Los Angeles, ironise un avocat néerlandais, rodé aux pratiques du milieu. Ils essaient de faire la crystal meth la supposée nouvelle cocaïne, mais je ne suis pas certain que cela va fonctionner.»

«Ils essaient de faire de la crystal meth la nouvelle cocaïne, pas certain que cela fonctionnera.»

C’est notamment le cas d’un certain Cornelis, originaire de Tilburg et auto-proclamé «roi de l’ecstasy» aux Pays-Bas. Plus récemment épinglé pour avoir importé des dizaines de tonnes de gaz hilarant, il avait installé dans sa villa anversoise de Poppel, à trois kilomètres de la frontière néerlandaise, une réplique de la statue du taureau de Wall Street. Surtout, il aurait été aux manettes du laboratoire de Wuustwezel, démantelé en juin 2019 dans une porcherie isolée, où œuvraient trois chimistes mexicains, appuyés par un collègue colombien.

Cette collaboration entre structures criminelles néerlandaises et cartels latino-américains répond aux tendances du marché: la méthamphétamine ayant inondé les Etats-Unis, les organisations mexicaines ont mis leur expertise au service de nouveaux partenaires européens, afin d’étendre leur empreinte. Un échange de savoir-faire «salvateur», les réseaux néerlandais ne maîtrisant pas – encore – la dernière étape de la production de crystal meth, à savoir celle de la cristallisation, à l’inverse de leurs homologues d’Amérique centrale.

«Une partie de mes clients sont aujourd’hui en prison, les autres se la coulent douce à Los Angeles.»

«Les cartels mexicains travaillent selon un processus qui utilise du chlorure de mercure et des feuilles d’aluminium, ainsi que beaucoup de verrerie», atteste un document interne de la police fédérale, daté du 10 janvier 2022. «En conséquence, les laboratoires deviennent plus grands et plus professionnels, mais aussi plus dangereux en raison du haut risque de contamination par le mercure.» A Plombières, les 1.848 grammes de cristaux concoctés par Martin et Osiel, finalement condamnés à cinq ans de prison ferme**Le 25 mai 2022, Maurice a également été condamné à sept ans de prison ferme par le tribunal correctionnel de Liège. Hubertus, lui, a écopé de cinq ans d’emprisonnement dont 18 mois de sursis. Tous, Martin et Osiel compris, ont reçu une amende de 8.000 euros chacun., étaient à ce point purs qu’ils avaient presque suscité l’admiration du tribunal: «Leur fabrication nécessite une expertise certaine, a fortiori pour une telle pureté.»

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3.

Les labos clandestins liégeois

En attendant qu’elle devienne la «nouvelle cocaïne», la méthamphétamine est pour l’instant limitée à une utilisation marginale, souvent associée à des pratiques de chemsex, le sexe sous drogue. La grande majorité de sa production transite plutôt vers l’Australie ou le Japon, au gré des opportunités, là où les marges sont les plus élevées. Les Pays-Bas et la Belgique restent avant tout un pôle pour la fabrication de MDMA et d’amphétamines. En 2023, plus d’un quart des usagers de drogue interrogés par Sciensano, l’Institut national de santé publique, déclaraient avoir pris de l’ecstasy, en général dans un bar, un restaurant ou en boîte de nuit, dans le but de se sentir exalté ou euphorique. C’est autant que la cocaïne (26%), bien moins que le cannabis (78%). Le 20 mars dernier, l’OEDT, relayé par Le Soir, rapportait que la concentration de MDMA avait explosé dans les eaux usées de la ville d’Anvers.

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Les traditions perdurent. Et les narcotrafiquants s’organisent en fonction. «Chacun a sa propre tâche: il y a les investisseurs, les personnes qui s’occupent de l’installation, des produits chimiques, du matériel – les chaudières étant, par exemple, conçues sur mesure –, les laborantins», énumère Tanja Vliegen du parquet du Limbourg. «Nous avons constaté que les rôles principaux étaient toujours tenus par des personnes qui restaient dans leur résidence, soit dans leur pays, soit dans leur province, et qui déléguaient les tâches de seconde main à des locaux», abonde Catherine Collignon, premier substitut du procureur du roi liégeois et porte-parole du parquet.

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Ces individus issus du cru se muent également en intermédiaires et monnaient leur carnet d’adresses, leur connaissance de la région. Ils repèrent alors les lieux appropriés à l’implantation d’un laboratoire, si possible à l’abri des regards indiscrets et loin des nez sensibles aux effluves incommodants générés par le mélange de produits chimiques et corrosifs. Ils répondent ainsi à des petites annonces, se renseignent auprès des agences immobilières, contactent directement les propriétaires et les locataires. Ces derniers, pas nécessairement au courant ni conscients de la combine dans laquelle ils s’embarquent, deviennent d’autant plus des proies faciles lorsqu’ils éprouvent des difficultés financières: les sommes et les loyers proposés, parfois chiffrés en dizaines de milliers d’euros, feraient trembler un certain nombre de genoux.

Lorsqu’il est auditionné, Eric, 59 ans, avance justement l’argument des fins de mois difficiles. Aux enquêteurs, il dit vivre avec 2.000 euros, son épouse et leur enfant. Son domicile de Modave, au sud de Huy, est perquisitionné au petit matin du 18 octobre 2022, dans le même temps que six autres descentes, en province de Liège et de Limbourg. Les unités de la police fédérale s’intéressent tout particulièrement au bâtiment «REG 1» d’un entrepôt industriel de Marchin dont ils épient les allées et venues, entre autres par des «contrôles visuels discrets», depuis plus d’un mois. Bordé par la nationale 641, qui épouse le relief du Condroz liégeois, traversé par le Hoyoux, au cœur de la vallée qui porte le nom de cet affluent de la Meuse, l’endroit est encerclé par une dizaine d’habitations, tout au plus, qui forment le lieu-dit Régissa. Leurs fenêtres répercutaient autrefois les bruits métalliques des tôleries Delloye-Matthieu, avant que ces dernières ne passent sous le pavillon d’Arcelor Mittal.

Nicola Del Conte crèche en face de ces hangars de 6.500 m², tout près du REG 1, dont l’état de la toiture laisse deviner la lente décrépitude. Le sexagénaire ouvre la porte de sa maison en chaussons : il reste l’un des derniers témoins de l’âge d’or de la sidérurgie dans les environs. S’il dénombre 45 ans de boîte, et 20 ans en tant qu’agent de gardiennage, il jure ses grands dieux n’avoir «rien vu, rien entendu», comme s’il devait plaider son innocence. «Je vous assure que c’est la vérité», martèle le désormais pensionné, entre deux propositions de café, devant un programme de la Rai.

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Au moment où un laboratoire a secrètement été mis sur pied, à deux pas de chez lui, Nicola était en vacances à Foggia, dans ses Pouilles natales. L’officine était déjà en cours de démantèlement lorsque la patrouille a lancé une «opération offensive», ce fameux 18 octobre 2022. La suite semble sortir des scénarios les plus tordus de la plateforme Netflix: derrière un volet coulissant jaune, au fond à droite du bâtiment, la maréchaussée tombe sur un labo qu’elle estime capable d’avoir produit 360 litres de BMK, soit l’équivalent, après transformation, de 215 litres d’huile d’amphétamines et d’un actif illégal de 384.850 euros.

«Cela permet de supposer qu’une personne devait demeurer dans la zone de production.»

Outre l’odeur, qui imprègne encore les murs, aucune cloison ne sépare les différentes zones du site. Seules des barrières Heras, tantôt affublées d’une bâche, tantôt prolongées par du fil barbelé, font office de séparation. Dans un petit local, de la nourriture et des boissons présentent des traces de moisissures, tandis que des couettes sont amoncelées sur un canapé. Dans son jugement, que Le Vif a pu consulter, le tribunal correctionnel de Liège conclut: cela «permet de supposer qu’une personne devait demeurer dans la zone de production».

Dans le dossier de Marchin, la 17e chambre du palais de justice liégeois, qui centralise les affaires de criminalité organisée, estime qu’Eric a joué un rôle de locataire complice. Chez lui, la police saisit des armes prohibées – un coup de poing américain, une lampe matraque – et d’autres soumises à autorisation, comme des revolvers et des pistolets. Une seule sera reprise dans sa condamnation: certaines seraient factices et la plupart auraient été utilisées pour des films dans lesquels le Modavien, acteur dans le civil, aurait fait une apparition.

Au départ, Eric avait loué le hangar à un particulier pour le bien de son club de motards, le White Boys Society, dont l’appellation suggère à elle seule l’idéologie. La commune de Marchin aurait sommé la bande de quitter les lieux aux alentours du 20 juin 2022, peu enthousiaste à l’idée de voir s’implanter sur son territoire un groupe de bikers. Les Bandidos et les Saturadah, en Flandre, ou les Vakeso Drom, en Wallonie, sont suivis de près par la justice pour leurs activités criminelles présumées, entre trafic de drogue, proxénétisme et règlements de comptes.

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C’est du moins par l’intermédiaire du milieu des deux-roues que Robin, un Limbourgeois de 51 printemps, dit avoir rencontré Eric. Après avoir tenté de botter en touche sur la détention illégale de sa carabine semi-automatique de calibre 22, équipée d’une lunette de visée et d’un silencieux, et justifié ses 70 plants de cannabis par la nécessité de subvenir à ses besoins, il confirme à demi-mot sa position d’intermédiaire: au cours de l’été 2022, il se serait mis à rechercher des entrepôts «pour autrui», sans connaître l’identité de ses employeurs… «Il avait des problèmes d’argent et voulait trouver une solution», note le tribunal.

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Malgré les «fluctuations» de ses déclarations, Robin finit par admettre, au fur et à mesure des auditions, avoir mis en relation Eric et Alex. Ce dernier, également originaire du Limbourg et âgé de 47 ans au moment des faits, est celui qui entretient le contact avec les cerveaux du projet, au moyen d’un téléphone Samsung qui lui a été confié par un homme, «Max», dont le visage derrière le pseudo ne sera pas plus démasqué. Alex endosse surtout le costume du chauffeur-livreur, transportant au volant d’un camion de location des bidons de produits acides ou des citernes de 1.000 litres d’eau, payées en liquide à une société, afin d’alimenter un bâtiment REG 1, notamment dépourvu de toilettes.

Il est finalement confondu par des caméras ANPR, ce système de reconnaissance des plaques d’immatriculation qui l’a pisté à Houthalen d’abord, dans le Limbourg, visitant le hangar d’un ancien laboratoire d’amphétamine, puis à Zele ensuite, en Flandre-Orientale, un mois avant le démantèlement d’un labo de MDMA, survenu le 16 novembre 2022. De plus, des enregistrements vocaux sur son Samsung révèlent des échanges au sujet de loyers, de deals, d’huile, d’un livre de recettes, d’une livraison de 200 kilos vers l’Autriche, d’une quête d’entrepôts dans la périphérie d’Hasselt…

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Mais si Alex écope d’une peine de prison ferme, à l’instar d’Eric et Robin – le seul à faire appel dans ce dossier****Le 22 novembre 2023, Alex a été condamné à cinq ans de prison ferme, avec sursis pour un cinquième, par le tribunal correctionnel de Liège. Eric et Robin ont, eux, écopé de cinq ans d’emprisonnement avec sursis pour deux cinquièmes. Tous ont reçu une amende de 8.000 euros chacun. Seul Robin a fait appel. – il marque un bon point lors de sa défense: la présence de résidus de carbonate de sodium, c’est-à-dire de cristaux de soude blanche, sur les sièges arrière et dans le coffre de sa Ford C-Max, ne démontre pas en soi une infraction. Cette substance, qui peut s’ajouter à la longue liste des ingrédients de l’amphétamine, reste licite parce que disponible en vente libre. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des composants chimiques qui viennent agrémenter le mélange et que le jargon scientifique qualifie de «pré-précurseurs». Ils permettent, par exemple, la production de BMK, l’un des «précurseurs» de l’amphétamine et de la méthamphétamine, ou de PMK, en ce qui concerne la MDMA.

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«Les substances essentielles à la fabrication des drogues, les précurseurs au sens strict, sont interdites, de même que certains « pré-précurseurs ». D’autres produits chimiques nécessaires dans le processus de fabrication sont utilisés de manière tout à fait légale dans l’industrie, mais n’importe qui ne peut pas se procurer n’importe quel produit, en n’importe quelle quantité», tempère Etienne Dans, l’officier responsable du Clan Lab Response Unit (CRU) de la police fédérale. «Les précurseurs sont en général importés de Chine, parfois d’Inde, mais ont progressivement été interdits. C’est la raison pour laquelle les criminels ont commencé à les fabriquer eux-mêmes, il y a une dizaine d’années.» Quand ils ne tentent donc pas de les importer directement par la mer ou les airs: des précurseurs pourraient atterrir à l’aéroport de Liège, l’un des plus importants du continent en matière de fret, tandis que dans le sens inverse, de nombreuses drogues de synthèse décolleraient vers le monde entier. A la mi-décembre 2023, 18,7 kilos de kétamine, ce psychotrope prisé des rave parties, étaient ainsi interceptés à Bierset.

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4.

Les déchets chimiques

Entre-temps, paniqués par un incendie, perturbés par une descente ou simplement arrivés au terme de leur atelier pirate, les réseaux criminels doivent inévitablement se délester de leurs déchets chimiques. Tout est bon pour s’en débarrasser, quitte à mettre les sols, les nappes phréatiques, la biodiversité ou l’humain qui s’en approche en péril: des dizaines de bidons de liquides inflammables sont abandonnés sur site, entassés dans une voiture volée, lâchée ensuite au bord d’une route; des quantités importantes de solvants, comme de l’acétone, sont balancées dans un bois, au beau milieu d’un champ; des litres d’acides sont déversés dans un ruisseau, parfois même enterrés. Ces dépôts sauvages, appelés «dumpings», ont atteint des montants record en 2022: 41 amas de produits toxiques ont alors été cartographiés en Belgique, dont seize uniquement en province de Liège, la plus touchée parmi les dix que compte le royaume.

Cette année-là, la commune d’Aubel était l’une des premières victimes de ces largages pas si aléatoires, mais qui peuvent toujours s’avérer nocifs. Au lieu-dit de Roth, sur les hauteurs de ce pays plutôt renommé pour son jambon, son cidre ou ses sirops, un éleveur de lapins s’est réveillé avec une drôle de surprise. Sa montre affiche à peine huit heures du matin, le 19 février 2022, lorsque Christian Teller découvre sur son terrain, entre les quatre hangars verts où s’agglutinent des dizaines de milliers de mammifères à longues oreilles, tout près des silos permettant de les nourrir, plusieurs rangées de fûts bleus, de bidons blancs laissant apparaître un liquide rougeâtre, ainsi que cinq bonbonnes d’hydrogène et un frigo démantibulé. La maréchaussée locale, la police de l’environnement, puis la protection civile débarquent en renfort. Quatre heures de prélèvements, avant d’établir le diagnostic: les 102 fûts trouvés contiennent l’équivalent de 2.734 litres de composants issus de la production d’ecstasy. Coût estimé pour les évacuer: 30.000 euros, à charge du propriétaire. L’éleveur doit en outre subir un contrôle, en avril, et cette flopée de polluants risque de lui faire perdre sa certification.

undercover
Au cours de ses opérations, la police vit des scénarios à l’image de ceux d’Undercover, la série de Netflix.

«Le propriétaire n’ayant rien demandé, il semblait un peu farfelu d’aller lui réclamer cette somme invraisemblable. La commune a donc décidé qu’elle prendrait en charge l’enlèvement des produits, pour autant que personne d’autre ne puisse le faire», grince encore Francis Geron, l’échevin des travaux et de l’urbanisme, alors présent sur ce plateau de l’extrême nord liégeois, à une période où «là-haut, il fait froid».

Après trois mois de tergiversations et un marché public remporté par Veolia, le collège communal parvient malgré tout à réduire la facture à 4.000 euros. Le classement sans suite du dossier judiciaire souligne au moins la supercherie: la grande route du lieu-dit de Roth, qui joint Berneau à Henri-Chapelle, longe aussi la frontière entre la Wallonie et la Flandre, Aubel et les Fourons. Cinquante mètres plus loin et les fûts devenaient un problème flamand, plus que probablement dans leur région, soit leur juridiction d’origine.

S’ils parviennent en général à brouiller les pistes, le parquet de Liège n’ayant identifié que deux auteurs sur la vingtaine de dossiers de dumping ouverts à partir de 2022, les narcotrafiquants laissent parfois traîner une empreinte, une trace ADN, une étiquette sur un bidon qui suffit aux enquêteurs pour remonter la filière. Le 26 mai 2021, un laboratoire de crystal meth et de MDMA était démantelé à Herstal, à la suite de la découverte de barils à Anderlecht. Début 2023, la police suspectait une officine d’amphétamines, planquée dans un zoning industriel de Trooz, d’être liée à un dépôt, réalisé quelques jours plus tôt à Dilsen-Stokkem, près de Maasmechelen.

«Il est possible que certains groupes criminels fassent traiter leurs déchets dans le circuit habituel.»

Dans les environs de la Cité ardente, le retour au calme en matière de dumpings (voir carte plus haut) ne signifie donc pas nécessairement la fin du phénomène. Il se serait juste déplacé. C’est la fameuse «tache d’huile» et elle n’annonce pas que des bonnes nouvelles: moins les dépôts sont recensés par les forces de l’ordre, plus les déchets chimiques passent entre les mailles de leurs filets, potentiellement déchargés dans les égouts, les toilettes, les eaux usées… «Il est possible que certains groupes criminels fassent traiter leurs déchets dans le circuit habituel. Cela signifierait que ces entreprises régulières de traitement des déchets se livrent à des activités criminelles», signale un rapport interne de la direction générale de la police judiciaire fédérale (DGJ) du 27 novembre 2023, auquel Le Vif a eu accès. «Il n’est pas non plus exclu qu’il y ait davantage de déversements dans les cours d’eau, déversements qui ne sont pas détectés.» Ne dit-on pas qu’il faut se méfier de l’eau qui dort?

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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