Mardi, Alexander De Croo a exigé des réponses concernant la présence du terroriste sur le sol belge.

Attentat à Bruxelles: « Il faut oser poser la question de la responsabilité des services de renseignement »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

L’attentat perpétré par le Tunisien en séjour illégal mais qui ne vivait pas caché, fiché mais pas pour terrorisme, rappelle que le dispositif de détection des profils radicalisés peut encore avoir des faiblesses.

La question se pose à nouveau et elle se posera tant que des attentats seront commis sur notre sol : aurait-on pu empêcher cela ? Le terrorisme, en tant que figure criminelle, a la particularité de ne pouvoir s’accomplir qu’en déjouant les dispositifs de sécurité et en devançant l’adaptation des systèmes de prévention. Il se caractérise par son imprévisibilité, le choix de cibles relativement aléatoires et les peurs collectives qu’il inspire. C’est donc essentiellement sur l’efficacité de l’anticipation de la menace et sur la détection d’auteurs potentiels que repose cette lourde charge qu’est la prévention de la menace terroriste.

Abdessalem Lassoued doit-il être considéré comme un individu radicalisé qui serait parvenu à « passer sous le radar » comme on pouvait l’entendre quelques heures après les faits ? Il est vrai que plusieurs
éléments de son parcours interpellent. Le fait, premièrement, que ce Tunisien de 45 ans se soit trouvé en Belgique alors que son séjour avait été jugé illégal. En novembre 2019, Abdessalem Lassoued avait introduit une demande d’asile mais avait reçu une décision négative. Radié du registre national en février 2021, il faisait l’objet d’un ordre de quitter le territoire mais cet ordre ne lui a jamais été remis étant donné qu’il ne se trouvait pas au domicile renseigné. Pour autant, on ne peut pas dire qu’il se soit évaporé dans la nature, vu qu’il occupait un appartement schaerbeekois avec son épouse, sa fille et sa belle-fille.

Le fait, aussi, qu’il ne figurait pas dans la banque de données des personnes radicalisées de l’Ocam (Organe de coordination pour l’analyse de la menace), alors qu’en juillet 2016, des services de sécurité
étrangers alertaient la Belgique sur son intention de rejoindre une zone de conflit pour participer au djihad. Pas fiché, mais pas inconnu des services de sécurité pour autant. Abdessalem Lassoued était soupçonné de faits relevant du trafic d’êtres humains et d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Il avait, en outre, été condamné pour vol avec violence en Tunisie.

Au lendemain de la fusillade, la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), n’était pas en mesure de déterminer si Abdessalem Lassoued avait agi seul ou non, ajoutant que divers scénarios étaient étudiés par le parquet fédéral. Dans un premier temps, l’attaque a été envisagée comme des représailles aux manifestations en Suède durant lesquelles des activistes ont piétiné et brûlé le Coran. Puis, un lien n’était plus tout à fait exclu avec la situation au Proche-Orient. Le terroriste avait en effet partagé sur les réseaux sociaux des messages de soutien au peuple palestinien. « Y a-t-il un lien à faire entre ce qui s’est passé à Bruxelles, à Arras, avec le contexte israélo-palestinien ?

On ne peut pour l’instant pas le prouver, analyse le criminologue et spécialiste du terrorisme Michaël Dantinne (ULiège), mais rien ne nous dit non plus que ce qui se passe en Israël n’a pas alimenté le processus de décision en vue du passage à l’acte, comme des gouttes d’eau remplissant un vase. »

Des mailles plus serrées

Tous ces éléments auraient-ils dû faire vibrer les antennes des services de police et de renseignement ? On se souvient que l’examen du déroulement des faits après les attentats de Paris, puis de Bruxelles, avait mis en évidence des failles béantes dans le dispositif de détection des profils potentiellement dangereux et dans le suivi des individus radicalisés.

La Belgique a-t-elle tiré les enseignements de ces manquements ? Incontestablement. Depuis 2016, les mécanismes de détection et les procédures de contrôle et de suivi des profils inquiétants ont été réévalués en profondeur et largement renforcés. Les mailles du filet ont été resserrées. Après les attentats du 11 septembre 2001, plusieurs listes d’individus devant faire l’objet d’une surveillance particulière ou d’un signalement ont été ouvertes.

Sur quels critères les inscrit-on ? L’évaluation par les services de sécurité et de renseignement se fait au regard de leur comportement, de leurs prises de position, de leurs fréquentations ou de leurs antécédents judiciaires. Il existe actuellement plusieurs banques de données, dont la Banque de données commune, la BDC. Créée en 2016, elle est gérée par la police et l’Ocam et alimentée par ces deux organes ainsi que par la Sûreté de l’Etat, les services de renseignement, les maisons de justice, les cellules de sécurité intégrales et les task forces locales. Bref, une petite armée d’acteurs de terrain qui, auparavant, ne se parlaient pas forcément et n’avaient pas accès aux mêmes informations.

Les quelque sept cents personnes qui figurent dans la BDC sont fichées pour des faits de terrorisme, de prosélytisme, d’extrémisme potentiellement violent ou d’incitation à la haine. Elles sont censées être tenues à l’oeil dans leurs comportements ou leurs déplacements par les services de sécurité. Le fait est qu’Abdessalem Lassoued n’en faisait pas partie. Qui, dès lors, aurait dû le surveiller ?

« Peut-on dire que le système fonctionne mieux ? Certainement, tranche Nadia Fadil, sociologue, anthropologue à la KU Leuven et spécialiste de l’islam. Mais le risque zéro n’existe pas. Il est important
de pouvoir gérer l’indignation que suscite cette attaque sans pour autant se sentir obligé de renforcer un dispositif qui est déjà bien présent, au risque de cibler injustement des personnes ou des groupes qui ne doivent pas l’être parce qu’ils n’ont aucun lien avec les faits. »

… Question de cadre

La chute de Daech en Syrie et en Irak et l’essoufflement du phénomène djihadiste qui avaient permis à l’Europe de profiter d’une période de relative accalmie avaient incité l’Ocam à affirmer que la menace terroriste se manifesterait davantage à travers des attaques perpétrées par des individus endoctrinés, perturbés ou un peu des deux. Des électrons libres, imprégnés de discours haineux mais détachés de tout réseau. « Ce n’est pas un retour soudain. Le terrorisme ne s’est jamais arrêté. Il a changé de forme,
d’intensité.
On a tendance à opérer une lecture trop belgo-centrée. Un attentat a coûté la vie d’un policier (NDLR : Thomas Montjoie) à Bruxelles il y a moins d’un an. Entre-temps, toute une série de projets terroristes ont été déjoués. Ce n’est donc pas un retour, mais la triste concrétisation d’un projet radical. Cependant, la Belgique n’est pas le seul pays concerné, et tout le monde partage un même contexte », rappelle le criminologue de l’ULiège.

La question de la radicalisation n’est d’ailleurs plus abordée en ces termes. On parle davantage de polarisation ou de tribalisation, soit d’une forme de repli accentué par la succession de différentes crises. Quant au djihadisme, il n’est plus l’unique préoccupation des services de prévention, de surveillance et de renseignement. D’autres profils potentiellement violents, militants d’extrême droite ou conspirationnistes, viennent s’ajouter à la pile de dossiers.

« Dans le contexte actuel, la radicalisation résulte plus fréquemment de la conjonction de variables socioaffectives et sociopolitiques qui alimentent chez ces individus des sentiments d’injustice, de discrimination, d’humiliation ou d’échec, les amenant in fine à une remise en question de leur place au sein de la société et de leur adhésion aux valeurs collectives du vivre-ensemble », pointe un rapport publié en 2022 par le Crea, le Centre de ressources et d’appui du Réseau de prise en charge des extrémismes et des radicalismes violents de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Abdessalem Lassoued était-il l’un de ces terroristes sans commanditaire, sans instruction ? Rien, dans les premiers éléments de l’enquête, ne semble indiquer qu’il s’agissait d’un individu perturbé. Et bien qu’il se
soit revendiqué de l’Etat islamique, aucun élément concret ne le relie (à ce stade) directement à la nébuleuse. A part peut-être cette volonté affichée de partir en zone de guerre en 2016. A l’époque, Abdessalem Lassoued approchait de la quarantaine, ce qui le différenciait de la plupart des autres candidats au djihad, nettement plus jeunes. Il affichait déjà un profil atypique. Le lieu dans lequel il a été localisé avant d’être abattu, dans un bar proche de son logement, montre aussi qu’il n’avait a priori aucune base de repli, aucune cache où l’auraient attendu des complices. A priori, donc, ce terroriste n’a
rien d’un Abdeslam ou d’un Abrini.

La Belgique doit-elle encore améliorer son système de surveillance et ses services de renseignement ? Peut-être. Solitaire ou non, instable ou non, le fait est qu’Abdessalem Lassoued soit parvenu à se procurer une arme de guerre sans éveiller les soupçons, à tirer sur des cibles en plein centre-ville et à prendre la fuite, prouve qu’il y a encore des faiblesses dans le dispositif.

Mardi, Alexander De Croo a exigé des réponses concernant la présence du terroriste sur le sol belge alors qu’il avait reçu de multiples ordres de quitter le territoire, et sur le fait qu’il n’ait pas fait l’objet d’une
surveillance. Il a ajouté qu’il fallait à présent voir si « nous avions fait une bonne évaluation ». Pour Bernard Clerfayt, c’est tout vu : le pouvoir fédéral a fait preuve d’une absence d’intelligence ou de gestion. Raison pour laquelle le ministre bruxellois des Pouvoirs locaux s’est empressé de réclamer la tête de la secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, Nicole de Moor. Le bourgmestre empêché de Schaerbeek a également remis en question la compétence de la Sûreté de l’Etat et a pointé un problème de partage de l’information qui laisse à nouveau les communes sur le carreau. « Il faut oser poser la question de la responsabilité des services de renseignement, c’est certain. Il faudra se donner les moyens de savoir si on a fait les choses correctement. Inévitablement, le jeu politique va commencer. Mais n’oublions pas que le coupable, c’est lui. Les services de renseignement se font critiquer lorsque cela survient, mais sont rarement applaudis quand ils déjouent des projets terroristes », conclut Michaël Dantinne.

« Il sera intéressant d’observer quel cadre on utilisera pour analyser les événements : si on considérera que l’attentat a été commis par un loup solitaire, une personne animée par une idéologie extrémiste
ou par une intention bien précise, analyse Nadia Fadil. Le travail d’interprétation par la police, les médias, les faiseurs d’opinion, ainsi que la manière dont le débat public évoluera, détermineront le type de mesures vers lesquelles on s’orientera. Selon ce choix, on aura une lecture différente et on traitera le problème différemment. Si on décide que le cadre de la question est plus large et qu’il est question
d’idéologie, il faudra mobiliser un arsenal beaucoup plus important que s’il s’agit d’un acte isolé. » Un arsenal qu’il faudra financer à grand renfort de moyens matériels et humains. Suivront-ils ?

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