Didier Reynders, ancien Commissaire européen, est soupçonné de blanchiment. © BELGAIMAGE

Affaire Reynders: un trou noir judiciaire de 1,5 à 3 ans qui aurait pu éteindre l’enquête

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

Soupçonné de blanchiment dès début 2022, l’ancien commissaire européen a cumulé les responsabilités et brigué plusieurs postes internationaux susceptibles de lui procurer une immunité diplomatique.

Le 21 mars 2022, Didier Reynders, commissaire européen à la Justice, intervient à une table ronde consacrée à la gouvernance judiciaire, en compagnie de diverses sommités et représentants d’autorités nationales. L’événement est organisé par un organe consultatif du Conseil de l’Europe, dont le Belge entend briguer le secrétariat général à la fin de sa fonction auprès de l’UE. Un poste qu’il ne décrochera pas, tout comme le second mandat qu’il espérait obtenir au sein de la Commission en cas d’échec.

Ce qu’il ignore également, ce jour-là, c’est que la Loterie nationale a transmis, quelques jours plus tôt (le 17 mars 2022), un signalement qui le concerne au parquet fédéral. Depuis le 7 février au moins, après une analyse approfondie, la Loterie sait en effet que le comportement du joueur Reynders et de son épouse, Bernadette Prignon, ancienne présidente de la cour d’appel de Liège, est anormal. Et qu’il pourrait s’agir de blanchiment d’argent –quelque 200.000 euros ont ainsi transité via des jeux de hasard à une fréquence jamais observée auparavant.

Sans suite immédiate

Ensuite? Rien. Prévenu en mars 2022, d’après les déclarations de la Loterie nationale, le parquet fédéral n’a rien fait, jusqu’à ce que l’institution, qui risquait de perdre les données sur ce joueur «problématique», ne fasse une piqûre de rappel à l’été 2023. Entre-temps, et au-delà, Didier Reynders a pu poursuivre son bout de chemin en tant que Commissaire européen, allant jusqu’à cumuler, fin 2023, deux portefeuilles (Justice et Concurrence, en remplacement de Margrethe Vestager partie solliciter la présidence de la Banque européenne d’investissement (BEI). A peu près au même moment, la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) recevait une alerte d’une banque. Celle de Didier Reynders, là aussi pour une suspicion de blanchiment. Le parquet a bien été prévenu suite à une enquête –là aussi approfondie– de la cellule, qui a identifié des mouvements bancaires suspects pendant une dizaine d’années, pour un montant d’au moins 800.000 euros.

«L’enquête pénale fait suite aux dénonciations de la Loterie nationale et de la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) concernant une suspicion de blanchiment d’argent.»

Parquet de Bruxelles, le 5 décembre dernier.

Et puis? Toujours rien. Début 2024, Reynders se déclare candidat au poste de secrétaire général du Conseil de l’Europe et mène campagne tambour battant. Dans sa ligne de mire, le prestige d’un poste international convoité, et aussi, par extension, les immunités diplomatiques (pour lui et sa conjointe) qui accompagnent la fonction.

Ironiquement, c’est aussi à ce moment-là, le 19 mars 2024, que l’enquête concernant le libéral décolle véritablement, lorsque la Loterie, d’abord réticente, transmet ses informations à la CTIF. Pour, par la suite, «pleinement coopér[er] à l’enquête dans les mois qui ont suivis», dit-elle par voie de communiqué. Le tout débouche sur les perquisitions et l’audition de l’ancien commissaire européen et de son épouse, début décembre. Quelque 7.000 euros en cash sont retrouvés –et c’est très probablement ce que recherchaient les enquêteurs, pour éventuellement parvenir à retracer l’origine de l’argent potentiellement sale.

«L’enquête pénale fait suite aux dénonciations d’une part de la Loterie nationale et d’autre part de la Cellule de traitement des informations financières concernant une suspicion de blanchiment d’argent», précise pour sa part, dans un communiqué laconique daté du 5 décembre, le parquet de Bruxelles.

Le pari de l’attente

Que le parquet ait attendu que Didier Reynders perde son mandat de commissaire européen pour perquisitionner et l’auditionner pourrait s’expliquer, en creux, par le fait que son immunité aurait été violée si cela avait été fait avant. Sauf que, jusqu’au 2 septembre 2024 au moins, Didier Reynders était pressenti pour rempiler à son poste –le MR a finalement retenu Hadja Lahbib pour rejoindre la Commission européenne. Qu’en aurait-il été si Didier Reynders avait été choisi? Même question pour le poste de secrétaire général du Conseil de l’Europe: que ce serait-il passé si Didier Reynders l’avait obtenu, à l’été 2024?

La question se pose avec d’autant plus d’insistance qu’il n’est pas certain que le nom de Didier Reynders ait réellement émergé judiciairement dès 2022. Dans sa longue communication suivant la perquisition de l’ancien commissaire, la Loterie nationale stipule qu’elle a transmis au parquet fédéral, début 2022, un rapport de KPMG –le cabinet d’audit a été mandaté pour analyser le comportement du joueur Reynders, et ses conclusions écartent la thèse du joueur compulsif et confirment les soupçons de blanchiment, identifiés dès fin 2021. Mais ces données ont été anonymisées, dit la Loterie, qui fait valoir «une note verbale», par voie d’avocat, auprès du parquet.

Le nom de Didier Reynders n’aurait donc circulé qu’oralement. Invérifiable. La Loterie nationale parle elle, pudiquement, d’une «déclaration aussi confidentielle que possible». A cela s’ajoute le fait que la Loterie a, dans un premier temps, refusé de communiquer ses informations à la CTIF en janvier 2024. Sur le fond, l’organisme –soumis au contrôle direct du gouvernement – ne le justifie tout simplement pas. Sur la forme, la loi ne l’y obligeait pas. Mais si le nom de Didier Reynders avait été signalé dès 2022 au parquet, qui a par la suite recueilli les informations de la CTIF, comment traduire cette frilosité de dernière minute?

Interrogé, le parquet fédéral, qui a transmis le dossier au parquet de Bruxelles, ne nie pas qu’un signalement peut avoir été fait sans qu’un nom ne soit cité, si d’autres données, numéro de compte, etc. l’identifient. Du côté du parquet de Bruxelles, on se refuse à confirmer que le nom de Didier Reynders a été formellement signalé dès 2022, au nom «du secret de l’enquête». Et l’on renvoie au communiqué du 5 décembre dernier, qui fait état de «dénonciations d’une part de la Loterie nationale et d’autre part de la Cellule de traitement des informations financières». Sans plus de précision, ni sur les noms ni sur les dates.

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