L’avocate Caroline Poiré a plaidé de nombreuses affaires d’agresseurs sexuels. Son travail se concentre désormais sur l’accompagnement, l’écoute et la défense des victimes. © BELGAIMAGE

Affaire des viols de Mazan: «Ce procès est celui de la banalité du mal»

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

L’affaire des viols de Mazan: un dossier judiciaire hors norme et pourtant terriblement ordinaire dans ce qu’il révèle de la domination masculine. Avocate pénaliste depuis une vingtaine d’années, Caroline Poiré a plaidé dans de nombreuses affaires d’agression sexuelle. Selon elle, il faut admettre que les stéréotypes autour du viol façonnent le regard porté par la société sur l’auteur et la victime pour pouvoir opérer un travail de déconstruction.

Pendant deux décennies, Caroline Poiré a exercé le métier d’avocate au barreau de Bruxelles et a plaidé dans de nombreux dossiers d’envergure. En 2022, elle renonce à défendre les agresseurs et fonde l’association d’avocats «Defendere». Elle concentre son travail sur l’accompagnement, l’écoute et la défense des victimes. La même année, et un an après la création du mouvement «Balance ton bar», elle obtient la condamnation à cinquante mois de prison ferme du videur d’un café du cimetière d’Ixelles pour le viol d’une jeune femme dans les toilettes de l’établissement. La pénaliste a également participé à la conception de la pièce Classement sans suite, dans laquelle elle tient un rôle, reconnue «spectacle d’intérêt public» par la Commission communautaire française (Cocof) et présentée au dernier Festival d’Avignon.

«L’avocat aussi doit veiller à ne pas être responsable d’une victimisation secondaire, même lorsqu’il est du côté de l’accusé.»

Que vous inspire l’affaire des viols de Mazan, au regard de l’évolution de la société et de l’onde de choc que furent les mouvements MeToo ou Balance ton bar?

C’est une mise en lumière de ce que dénoncent depuis longtemps les mouvements visant à libérer la parole des victimes et à démontrer l’existence de stéréotypes de genre. En 2020, Amnesty International a publié les résultats d’un sondage mené en collaboration avec SOS Viol: ils montraient justement à quel point ces stéréotypes de genre restent profondément ancrés dans la société. L’un de ces constats est que, dans l’inconscient collectif, l’auteur d’une violence sexuelle est généralement un étranger, ou du moins un individu qui ne nous ressemble pas. Cette représentation nous permet de prendre de la distance, de nous convaincre que, contrairement aux auteurs de ces faits, nous ne serions potentiellement pas capables de les commettre. Or, la grande majorité des victimes connaissent leur agresseur. Il peut être un membre de la famille, un collègue, un ami, un médecin, un professeur de sport, de danse, de musique… La réalité, c’est que l’auteur de violences sexuelles ou de violences intrafamiliales n’a pas de profil spécifique, qu’on parle d’âge, d’origine ou du métier exercé. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’il s’agit généralement et majoritairement d’hommes et qu’ils sont présents dans toutes les couches de la société.

On constate aussi une méconnaissance de ce qui est répréhensible. Par exemple, il n’est pas acquis pour tout le monde que le viol entre époux en fait partie…

Cela fait effectivement partie de ces idées qu’il est très difficile de déconstruire et qui s’inscrivent dans un rapport de domination de l’homme sur la femme. C’est aussi une conception héritée du devoir conjugal; notre société a donc du mal à s’en défaire. Il en existe bien d’autres: il suffit de se rendre dans les cours de récréation pour s’apercevoir que ce sont les garçons qui occupent l’espace tandis que les filles les regardent jouer au foot. On attend de ces mêmes garçons qu’ils ne pleurent pas, qu’ils se montrent fort, qu’ils sachent se défendre et, parfois, d’avoir un rapport de domination envers l’autre. A la fille, on demandera d’observer le silence, de se mettre en retrait. Nous sommes tous le fruit de ces constructions sociales. Il faut en prendre conscience, accepter qu’elles existent. Ce n’est qu’à cette condition qu’il devient possible de déconstruire et d’essayer d’établir un rapport entre hommes et femmes sans domination.

En qualifiant les violeurs de monstres, ne risque-t-on pas de les présenter comme une classe d’hommes différente des autres? De renforcer les stéréotypes autour du viol et des violeurs?

Les médias ont effectivement pour responsabilité de ne pas décrire cet homme, qui a un profil tout à fait commun, comme un monstre. A partir du moment où l’auteur d’une agression sexuelle est considéré de la sorte, il se crée une distance entre lui et les autres. Cela empêche les autres de s’identifier à lui et de se demander si leurs comportements sexistes ne participent pas, d’une certaine manière, à un processus beaucoup plus grave. Ce qui est particulier dans le procès des viols de Mazan, c’est la pluralité d’auteurs. Hormis cette spécificité, il s’agit d’une affaire comme j’ai pu en rencontrer plusieurs dans ma pratique. En réalité, ce à quoi nous assistons, c’est la banalité du mal.

Le mouvement «Balance ton bar» a libéré la parole d’une partie des victimes. Mais n’a pas fait chuter le nombre d’affaires de viol. © BELGAIMAGE

Que ce soit à la barre, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, jusqu’où peuvent aller les avocats pour défendre leurs clients accusés de viol?

Quand un avocat intervient dans ce type de procès, qu’il se situe du côté de la partie civile ou du côté des accusés, il endosse une responsabilité. Notamment celle de ne pas participer à une forme de victimisation secondaire. Il s’agit d’un mécanisme qui occasionne un dommage supplémentaire pour la victime. Ce dommage n’est pas en lien direct avec l’infraction, il est répercuté par les professionnels à qui elle a affaire, comme les policiers ou les professionnels de la santé. L’avocat aussi doit veiller à ne pas être responsable d’une victimisation secondaire, même lorsqu’il est du côté de l’accusé. Qu’un avocat puisse dire «il y a viol et viol», comme c’est le cas au procès de Mazan, est totalement déplacé. Le code pénal (NDLR: belge) est très clair: lorsque la victime est inconsciente, elle ne peut évidemment pas donner son libre consentement. Ce que l’avocat a peut-être voulu dire, c’est qu’il va essayer de renverser la charge de la preuve. De prouver qu’en réalité son client ne savait pas que la femme était inconsciente. Bien évidemment, chaque accusé a le droit d’être défendu jusqu’au prononcé de la décision. Il bénéficie de la présomption d’innocence. Mais à un moment donné, dans ce type de procès, où il est question de l’intégrité sexuelle d’une personne, il s’agit d’être extrêmement prudent.

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