Justice pour les sorcières ? Pourquoi le féminisme s’empare (pas toujours à raison) de ce symbole
Comment la nouvelle vague féministe enrôle sous son panache blanc les innombrables victimes de la répression de la sorcellerie de jadis pour en faire des martyres de l’odieuse loi des hommes. Quand la version des faits résiste moyennement au fin mot de l’histoire.
Elles reviennent de loin, les voilà à présent entre de bonnes mains. Preuve en est donnée en ce jour de mars 2022 lorsque, le temps d’un détour par le campus de l’UCLouvain pour enfourcher son cheval de bataille, l’écoféministe Sandrine Rousseau, députée EELV (Europe Ecologie Les Verts), ménage une petite place dans son plaidoyer à toutes «ces femmes brûlées en place publique, accusées de sorcellerie, victimes d’un régime de terreur absolue».
Justice pour les sorcières de jadis. Elles sont pas mal de sortie en ce moment, quoi de plus normal puisque c’est MeToo qui invite et régale. La mouvance néoféministe s’enflamme pour leur funeste sort. Elle a en la matière sa bible, sa feuille de route toute tracée par Silvia Federici, Italo-Américaine, professeure émérite d’une université de l’Etat de New York, philosophe, écrivaine, militante marxiste et féministe dans sa version radicale, autrice en 2021 d’Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide (éd. La Fabrique). Ou la savante démonstration que la condamnation pour sorcellerie fut érigée à la fin du Moyen Age en arme de répression massive contre la gent féminine. Ou comment l’Etat, l’Eglise et les puissances économiques conjuguèrent leurs forces pour mieux briser la menace que les femmes incarnaient contre l’ordre capitaliste naissant. Qui d’autre qu’une féministe engagée pour dévoiler ainsi le fin mot d’une histoire trop longtemps négligée? «Les historiens trouvaient les femmes à ce point insignifiantes que seule une poignée d’entre eux se sont penchés sur la chasse aux sorcières», assurait Silvia Federici à l’hebdomadaire Knack, en avril dernier.
La sorcellerie, un féminicide organisé comparable à l’esclavagisme colonial ou à l’extermination des camps nazis?
80% de femmes victimes
La charge est lourde, le crime signé, ses mobiles démasqués et la vraie nature de son ampleur révélée. Soixante mille à cent mille condamnés au bûcher dont 80% de femmes, pour crimes de sorcellerie à l’échelle du continent européen du XVe siècle au XVIIe siècle, intense période de chasse aux sorcières: c’est plus qu’un carnage, soutient Silvia Federici, c’est un crime de masse organisé à placer sur le même pied que l’esclavagisme colonial ou l’extermination dans les camps de concentration nazis. C’est l’effrayant tribut payé par les femmes pour leur résistance à l’exclusion sociale. En un mot comme en cent, c’est un mégaféminicide délibéré.
Sandrine Rousseau, elle aussi, a cru trouver les mots justes pour dresser, devant son auditoire néolouvaniste, un portrait-robot de ces victimes de la folie meurtrière des hommes, à prendre au sens littéral des termes: «Elles avaient en commun de ne pas dépendre des hommes, soit parce qu’elles étaient des lesbiennes, soit des veuves, soit des femmes séparées de leur mari. Autre caractéristique, c’était des guérisseuses, pratiquantes d’une médecine populaire, naturelle. Comme elles guérissaient et accouchaient les femmes, elles étaient assez puissantes puisqu’elles connaissaient les secrets des uns et des autres et pouvaient ainsi transmettre une parole de résistance, résistance que l’on a cassée par le mouvement des sorcières qui a énormément discipliné les femmes.»
Ces quelques réflexions ont joué les prolongations sur la twittosphère, une fois portées à la connaissance de deux médiévistes français de l’université de Paris-Sorbonne, un homme et une femme, engagés dans un projet collectif de diffusion de la recherche en histoire médiévale, Actuel Moyen Age. C’est que le duo a peu apprécié cette lecture des faits et saisi l’occasion pour faire la leçon à la parlementaire française, en s’excusant à l’avance de faire œuvre d’«historiens casse-pieds». A les lire, l’oratrice écologiste serait en l’occurrence bien mal inspirée par la prose controversée de Silvia Federici qui «essaie à tout prix, quitte à déformer la réalité historique, de faire de la répression des sorcières une sorte d’aube du patriarcat et du capitalisme», au fil d’un récit «malhonnête et reposant sur des erreurs grossières».
Où ça, une «guerre contre les femmes»?
Où ça, une justice aveugle et expéditive? «Il est tout à fait faux de dire qu’on torturait et brûlait vif pour un oui ou pour un non. Les procédures étaient longues, la torture réglementée. De nombreuses accusées n’ont jamais été torturées. D’autres ont pu se défendre et gagner leur procès.» Comment ça, une affaire de lesbiennes, de veuves ou de séparées de leur mari? «Parfois, ce sont aussi des femmes parfaitement intégrées à la communauté, mariées, mères, qui travaillent, etc. On ne peut pas réduire les femmes condamnées pour sorcellerie à une seule caractéristique.» Où ça, «une parole de résistance»? «Pur fantasme. Parler de “mouvement des sorcières” laisse entendre que c’est quelque chose d’organisé, voire de structuré, ce qui est faux. Invoquer une “parole de résistance” des femmes, c’est prêter aux victimes de ces procès une cohérence qu’elles n’avaient pas, en gommant leurs différences. Beaucoup sont accusées d’être des sorcières sans avoir jamais revendiqué ce qualificatif.» En somme, cette «guerre contre les femmes» n’a pas eu lieu.
Tout faux, élève Rousseau? Les médiévistes lui concèdent volontiers un statut dérangeant de guérisseuse vu que «derrière la répression des sorcières joue la construction d’un monopole masculin des savoirs médicaux. Les hommes cherchent bel et bien à évincer les femmes de la médecine.» Pas de quoi éviter à l’écoféministe la cote d’exclusion.
Femme, dérangeante, sulfureuse, incomprise, tentatrice, victime d’une société où le patriarcat est roi et le mâle ultradominant: la sorcière coche les cases du militantisme féministe. Il y a belle lurette qu’elle a été enrôlée sous sa bannière, que «sa figure, nez crochu et balai à la main, est de toutes les manifestations féministes, rappelle l’historienne Valérie Piette (ULB), spécialiste de l’histoire des femmes et du genre. On a fait rentrer l’image de la sorcière dans l’histoire du mouvement au travers d’une vision romantisée qui a le mérite de faire parler le présent et le passé. Il faut tout de même un fond de vérité historique pour que cela fonctionne.»
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Celles et ceux qui font profession de remuer avec rigueur et minutie le passé préfèrent s’en tenir à l’état actuel des connaissances. Que s’est-il donc réellement déroulé en ces temps passablement reculés? Un trait saute aux yeux, que personne ne songe plus à contester et qui pèse évidemment lourd dans le dossier d’accusation ficelé par les activistes féministes: la chasse aux sorcières porte bien son nom tant il est statistiquement avéré que la femme, et de très loin, en fut la principale victime. «C’est vrai, admettent d’ailleurs nos deux médiévistes français, c’est même le gros changement du XVe siècle, alors qu’avant les sorciers étaient surtout des hommes. Et, de fait, cela participe bel et bien d’un nouveau rapport aux femmes qui s’installe alors peu à peu en Europe.» La sorcellerie se conjugue désormais avant tout au féminin.
On-dit, ragots, fake news
Mais pourquoi diable tant de haine? «La sorcière, c’est la rebouteuse qui soigne, tâche dévolue à la femme dans la société traditionnelle, mais aussi qui maîtrise les forces surnaturelles. Pour les penseurs de l’Eglise, elle fait alors figure de suppôt de Satan, d’agent de la subversion qui corrompt les hommes par le sexe et la maladie», détaille Xavier Rousseaux (UCLouvain), spécialiste en histoire du crime et de la justice. Lui prêter les pires intentions, l’accabler de tous les maux que l’on ne s’explique pas, famines, épidémies ou catastrophes naturelles, devient une bien fâcheuse habitude, d’autant que le refroidissement climatique d’alors appauvrit les campagnes et exige des boucs émissaires.
Des fins de vie absolument dramatiques se comptent ainsi par dizaines de milliers, au nom de ressorts souvent sordides et bassement matériels, considère Baudouin Decharneux (ULB), philosophe et historien des religions: «Il s’agissait souvent de s’emparer des quelques biens de femmes isolées, fragilisées. N’oublions pas non plus que des femmes seules, donc disponibles, pouvaient être perçues comme un danger pour l’univers familial.» Mieux valait écarter cette tentation pour un mari en éliminant purement et simplement sa source. On-dit, fake news, ragots font alors leur sinistre office, alimentent des accusations de faire commerce avec le diable, et pour peu que la femme soit marginalisée, excentrique ou mentalement dérangée, le soupçon d’être possédée du démon prend corps. Fatal engrenage lorsqu’il mène au bûcher, à la noyade ou à la strangulation.
Le sort réservé à tant de malheureuses n’a pas attendu la nouvelle vague féministe pour émouvoir et dépasser le stade de l’attraction touristique et de l’exhibition à des fins carnavalesques ou folkloriques. «Le mouvement en faveur des sorcières est assez cyclique, il resurgit à peu près tous les dix ans», constate Valérie Piette (1). Ici et là en Europe, des citadins ou des villageois se mobilisent pour plaider la cause de ces victimes, réclamer un pardon pour le mal infligé, alimentés dans leur combat par des historiens locaux qui partent à la chasse aux indices et preuves d’erreurs judiciaires. La Flandre, théâtre d’une chasse aux sorcières particulièrement féroce aux XVIe et XVIIe siècles comme en témoignent les quelque trois cents procès recensés, est aussi, plus que la Wallonie, gagnée par le mouvement. Plus d’une autorité communale y est déjà allée d’une forme de réhabilitation officielle. Klaas Van Gelder, historien à la VUB et archiviste, spécialiste de la justice telle qu’elle se rendait du XVIe siècle au XVIIIe siècle, observe que «ces initiatives relèvent souvent du citymarketing, de considérations de nature touristique».
Réduire la répression de la sorcellerie à une victimisation générale des femmes, c’est retomber dans ce qu’on prétend dénoncer, une instrumentalisation de l’histoire.
Le temps des réhabilitations
Et puis, l’heure est, en Occident, aux vastes examens de conscience, aux remords tardifs, à la déconstruction des discours. Le lourd passé colonial est passé au crible, le martyr des sorcières s’invite aussi à l’agenda. On quitte ainsi l’échelon local pour monter dans les tours, la question d’une réparation solennelle devient affaire de parlement et de gouvernement et 2022 aura été une année faste à cet égard. Le pouvoir catalan a donné le ton en janvier dernier, à l’initiative des groupes indépendantistes de gauche qui obtiennent de l’assemblée régionale ce geste fort pour les centaines de femmes exécutées entre le XVe siècle et le XVIIIe siècle en Catalogne, «victimes d’une persécution misogyne», d’un «féminicide institutionnalisé», dixit Pere Aragonès, président de la Généralité de Catalogne. Plus au nord, l’Ecosse, sous la pression d’une campagne portée par une avocate et une écrivaine auprès du parlement régional, y est à son tour allée de son mea culpa. Le 8 mars, Journée internationale pour les droits des femmes, Nicola Sturgeon, Première ministre, présente des excuses officielles pour les quelque 2 500 victimes d’une loi de 1563 sur la sorcellerie et exprime son profond regret pour «cette scandaleuse injustice historique» en partie «motivée par la misogynie dans son sens littéral: la haine des femmes».
Catalogne, Ecosse, deux régions à l’humeur indépendantiste, en quête d’émancipation et de légitimité, mues par une envie de se singulariser face à un pouvoir central, espagnol ou anglais, qui reste muet, et donc insensible, face à une reconnaissance des erreurs du passé. De quoi donner des idées dans une Flandre également gagnée par des pulsions autonomistes? Il se fait que l’affaire des sorcières y est aussi remontée en haut lieu, jusqu’au ministre-président Jan Jambon (N-VA), interpellé l’été dernier par une parlementaire Groen. La députée Elisabeth Meuleman lui suggérait de ne pas laisser sans suite le cahier de doléances que venait de lui soumettre, par billet d’humeur paru dans la presse, un groupe de lecture intitulé Femina Libera, tout entier acquis à la thèse de Silvia Federici: à quand donc, monsieur le ministre-président, «un pardon politique flamand»? Une campagne de sensibilisation à l’histoire de la sorcellerie avec jour de commémoration à la clé, chaque 23 octobre, date de la mise à mort en 1684, à Belsele, de la veuve Martha van Wetteren, dernière femme brûlée vive au plat pays? A quand, enfin, une réhabilitation des victimes? Une approche critique des stéréotypes à l’égard des sorcières?
Point de grand pardon à l’horizon. Jan Jambon s’en est tenu à des considérations juridico-historiques pour décliner l’invitation. Pas question de remettre en doute la terrible injustice historique. Mais que la Flandre en l’an de grâce 2022 doive s’en excuser solennellement, «c’est une autre question» qui n’a pas lieu d’être soulevée, considère le chef du gouvernement flamand. C’est trop demander à la Flandre d’aujourd’hui qu’elle s’identifie juridiquement au comté de Flandre, au duché de Brabant, à ces Pays-Bas méridionaux alors sous régime espagnol, pour assumer des forfaits perpétrés voici quatre cents ans. A l’extrême rigueur, s’il fallait désigner un lointain successeur légal à ces entités disparues depuis des lustres, «ce serait plutôt l’Etat belge», renvoie Jan Jambon, qui n’oublie jamais qu’il est nationaliste flamand et qu’une patate chaude à refiler au pouvoir central est toujours bonne à prendre.
Détour donc par l’étage fédéral qui compte en son sein une secrétaire d’Etat à l’Egalité des genres incarnée par l’Ecolo Sarah Schlitz. Laquelle juge la position du dirigeant flamand «regrettable et méprisante envers des femmes», trop facile aussi «alors que la Belgique a une responsabilité dans ce qui s’est passé et dans la réhabilitation de la mémoire de ce passé». Sarah Schlitz déclare pour le reste «ne pas avoir de religion» quant à l’opportunité d’engager le débat dans une enceinte parlementaire ou d’aller jusqu’à envisager des excuses officielles. Mais salue toute démarche «citoyenne, collective» qui contribue à tirer de l’oubli «ce qui reste un impensé collectif, ce féminicide organisé, manifestation de la domination subie par les femmes et de la haine à l’égard de celles qui ne rentraient pas dans le rang».
Aucun parlement, aucun gouvernement, n’est plus à l’abri d’une pétition ou d’une autre forme d’interpellation qui obligerait des autorités à prendre position. C’est une question de temps dans l’espace francophone, pronostique Valérie Piette, qui constate qu’il y a désormais sur cette question «plus qu’un frémissement, une amorce de réflexion» qui dépasse la simple marque d’intérêt.
Alors ce mea culpa officiel, c’est pour bientôt? La perspective fait sursauter Hervé Hasquin, historien (ULB) et spécialiste des Temps modernes: «Demander à un gouvernement qu’il s’excuse pour des pratiques de sorcellerie évidemment dramatiques et qu’il faudrait d’ailleurs dénoncer et enseigner à l’école, c’est le sommet du ridicule», tranche l’ex-parlementaire MR qui fut ministre-président de la Communauté française et imagine fort bien le classement vertical qu’il aurait réservé à un tel appel du pied.
Pas forcément des saintes
On s’emballe? On se calme, invitent plutôt les historiens qui demandent à nuancer, à recadrer, à ne pas se tromper de cible: «Quelle est la part des responsabilités imputable aux autorités politiques ou religieuses dans ce mouvement général de persécutions qui venait le plus souvent d’en bas?, interroge Monique Weis, historienne de l’époque moderne à l’université du Luxembourg. On sait aussi que ces autorités tentaient parfois de freiner ces accès de vindicte populaire. Il ne faudrait pas passer à côté de la dimension de violence de masse, irrationnelle.» Hommes et femmes pouvaient être de la curée.
Rien de tel, pour démêler le vrai du faux, que de juger sereinement sur pièces. Précaution élémentaire alors que le rééquilibrage des genres par féminisation de l’espace public est à l’ordre du jour et qu’en la matière, souligne Xavier Rousseaux, il y a déficit de femmes éligibles pour avoir laissé des traces dans l’histoire. «Va-t-on donner un nom de rue à quelqu’un dont on ne connaît pas le passé? Au risque de reproduire les erreurs dénoncées en héroïsant des “grands hommes” douteux? On ne peut ni diaboliser ni enjoliver le passé, toutes les condamnées et exécutées pour sorcellerie n’étaient pas non plus forcément des saintes et des victimes.» Mais parfois des empoisonneuses de mari.
Ne chercher que la femme/féministe au pied d’un bûcher serait réparer une injustice en en commettant une autre. «Attention à ne pas “produire” de “nouvelles victimes” en oubliant les minorités. Des enfants et des hommes ont également été victimes de procès», rappelle Xavier Rousseaux. La répression de la sorcellerie ne peut être réduite à une victimisation générale des femmes, sous peine de retomber dans ce que l’on prétend dénoncer, une instrumentalisation de l’histoire par une partie de l’humanité.» A défaut de déterrer une guerre des sexes, sortir de l’oubli ces supplices est d’une brûlante actualité alors que le sexisme a la vie dure, que le lynchage prospère sur les réseaux sociaux, que règnent sur la Toile l’infox et les théories complotistes. Que s’épanouit encore tout ce qui a nourri autrefois la chasse aux sorciers et sorcières.
(1) Witches. Histoires de sorcières, catalogue de l’exposition ULB / Ville de Bruxelles, 2021.
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