Joachim Gérard, la rage de vivre (récit)
Récent vainqueur de l’Open d’Australie de tennis en fauteuil roulant, Joachim Gérard envoie ses services surpuissants comme il traverse la vie: avec une volonté de fer que le handicap ne pourrait faire flancher. Un parcours déjà hors norme, où s’entremêlent passion et émotions.
Un cri rageur et guttural envahit le Melbourne Park. La raquette tombe, le poing s’élève. En ce 17 février 2021, le Belge Joachim Gérard vient de remporter son premier titre en simple du Grand Chelem à l’Open d’Australie, signant ainsi la plus prestigieuse victoire de sa carrière. Une délivrance pour le quatrième joueur mondial, médaillé de bronze aux Jeux paralympiques de Rio en 2016 et quadruple vainqueur du Masters. Une simple étape, en revanche, pour ce compétiteur hors pair de 32 ans, qui vise bien d’autres tournois majeurs et l’or aux Jeux de Tokyo, censés débuter le 24 août prochain. Les cris du coeur sans la clameur du public, il connaît cela depuis toujours. Bien sûr, le coronavirus a aussi perturbé le déroulement de la saison de tennis en fauteuil roulant. Mais tandis que bon nombre de cadors du circuit classique ne parviennent plus à exceller devant des tribunes vides, Joachim Gérard, lui, brille de mille feux. « Le prestige de l’Australian Open fait extrêmement plaisir, raconte-t-il depuis son sobre salon, à Court-Saint-Etienne, où des trophées de toutes tailles ornent les étagères. Mais ce sont surtout les émotions que je vis lors de mes victoires qui sont incroyables, quel que soit le tournoi. Toutes me donnent envie de pleurer des larmes de joie, car je n’ai pas de filtre. »
Enfant, j’ai dû pleurer, demander parfois à ma mère en rentrant pourquoi j’étais différent. Mais ce sont des choses que j’ai enfouies.
De limites, il n’en ressent pas non plus. Bien sûr, ce fauteuil roulant l’accompagne depuis 15 ans. « Peut-être plus par fainéantise que par nécessité au départ », sourit Joachim Gérard, qui l’a définitivement adopté à la fin de ses études secondaires. Mais la paralysie de sa jambe droite, elle, a toujours fait partie de sa normalité. Quand un bébé de neuf mois contracte la polio, probablement à cause du vaccin censé l’en protéger, sa vie ne bascule pas. Elle ne fait que commencer, sur des bases n’appelant ni amertume, ni deuil du passé. « La question de ce que j’aurais fait sans handicap est parfois venue des médias ou des amis, mais je ne me la suis jamais posée personnellement, confirme-t-il. D’autant que j’ai réussi à accomplir des choses incroyables et que j’ai la chance de vivre de ma passion. » Pour le tennis? Plutôt pour le sport en général, comme en témoignent ses épaules de nageur qu’il fut autrefois.
Le moteur familial
Car c’est dans les efforts en tout genre que le jeune Joachim s’épanouit rapidement. L’attelle à sa jambe paralysée lui permet de marcher, voire de courir. Elle est aussi bien nécessaire dans cette maison familiale en colimaçon, située à Limelette, dans le Brabant wallon. « Le sport a été un moyen de me prouver, à moi et aux autres, que je pouvais réaliser de grandes choses », glisse-t-il. Aidé par la bienveillance de son père, couvreur, et de sa mère, employée dans les bureaux d’une grande surface. « Je n’ai commencé à marcher qu’à quatre ans, poursuit-il, mais mes parents m’ont toujours considéré comme une personne normale. Juste avant l’école primaire, ils m’ont fait apprendre la natation, afin que je ne sois pas mis de côté lors des cours. » A côté du soutien de ses deux soeurs, son frère aîné, Mathias, a lui aussi joué un rôle majeur. D’emblée, l’esprit de compétiteur de Joachim le pousse à le dépasser. « Au début, c’était au tennis de table, à la maison. Puis, à l’école, mon frère m’a aussi permis de m’inclure. » Au football, Mathias et Joachim, rebaptisés les frères MPenza pour l’occasion, faisaient la paire: le premier débordait et passait la balle au second, qui n’avait plus qu’à mettre le pied pour marquer un goal. Au basket, Joachim compensait ses difficultés à courir par la technique, s’entraînant à tirer des paniers à trois points.
En dehors des terrains, toutefois, c’est plus compliqué. L’enfant n’est pas épargné par les moqueries. « J’ai entendu des « sale handicapé », « tu ne sais pas courir » etc. Autant de paroles qui font mal, se rappelle-t-il. De ce que mes parents m’ont dit, j’ai dû pleurer, demander parfois à ma mère en rentrant pourquoi j’étais différent. Mais ce sont des choses que j’ai enfouies et dont je ne me souviens pas du tout. » Squash en famille, badminton, baseball, tir à l’arc… Touche-à-tout, il se tourne plus assidûment vers la natation dès l’âge de 8 ans. Il s’entraîne plusieurs fois par semaine, participe à des compétitions avec des personnes à mobilité réduite. « C’est le premier sport qui m’a mis dans ce monde-là. Je ne partais dès lors plus avec un handicap, mais ex aequo avec mes adversaires. »
2000: le déclic
A 12 ans, Joachim Gérard est loin d’imaginer la portée de l’opération imminente de sa jambe droite, qui présente alors un déficit de six centimètres en longueur, dont cinq au niveau du tibia-péroné. Les chirurgiens appliquent la méthode d’allongement d’Ilizarov, qui consiste à couper les os, rattachés à un fixateur, et à les écarter d’un millimètre par jour. « L’attirail avec les broches autour de ma jambe, que je cherchais à cacher avec un essuie, m’a beaucoup fait réfléchir à l’époque. Etrangement, je faisais fort attention au regard des gens, alors que ça ne changeait pas grand- chose par rapport à l’habitude. Cette période m’a fait prendre conscience qu’il ne fallait pas prêter attention à ces regards. »
A cela s’ajoute un autre déclic, sportif celui-là. Cloué pour la première fois sur une chaise roulante pendant six mois, Joachim s’essaie par hasard au tennis avec son père à la mer, pendant l’été 2000. « Je n’ai fait que taper des balles molles dans mon fauteuil d’hôpital, avec une raquette pourrie, se souvient-il dans un sourire. Mais plus ou moins au même moment se tenait le tournoi de Géronsart, à Namur, le Belgian Open. Là-bas, j’ai pu voir du vrai tennis en fauteuil roulant. Quelques semaines plus tard, encore doté de mon attirail, je jouais dans un vrai fauteuil de tennis. C’est vite devenu mon deuxième sport, après la natation, qui est restée mon activité principale jusqu’à mes 17-18 ans. »
Evidemment, on aimerait avoir plus de reconnaissance, mais je sais que ce n’est pas nous qui attirons les spectateurs et les télévisions.
Dès l’adolescence, Joachim Gérard se bâtit ainsi un physique de colosse, sur lequel s’appuie principalement son jeu. Faire les points, prendre des risques, telles sont les forces de celui qui est aujourd’hui le meilleur serveur du circuit, et l’un des meilleurs retourneurs. En 2004, durant sa cinquième année de secondaire, il termine à la troisième place de la Coupe du monde par équipe de tennis chez les juniors, avant de décrocher le titre en 2005 et en 2006. Entre-temps, il obtient avec son partenaire d’entraînement une dérogation auprès du Lycée Martin V, à Louvain-la-Neuve, pour s’inscrire à un programme de tennis-études. Sa semaine se compose alors de 21 heures de cours généraux et de dix heures de tennis, qu’il complète encore par deux heures de natation. Il prend alors progressivement conscience de l’intérêt d’une carrière potentielle dans le tennis. « On savait qu’il y avait un peu d’argent de ce côté et pas du tout dans la natation, mais ce n’est pas la raison principale », assure-t-il. A l’époque, il est loin de savoir jusqu’où lui mènera ce choix.
Après une année de spéciale maths, il s’inscrit dans cette matière à l’université en 2008, juste après avoir réalisé un premier rêve: celui de participer aux Jeux – il n’aime pas l’adjectif paralympique – de Pékin. Si ses parents tiennent à ce qu’il obtienne un diplôme, il ne se voit pas poursuivre à l’université, s’estimant trop livré à lui-même. De fin 2009 à début 2012, il opte finalement pour des études d’informatique à l’Ephec, à Louvain-la-Neuve. Un cursus classique qu’il combine avec six à huit heures hebdomadaires de tennis, de musculation et d’entraînements physiques.
2013: le sésame vers les grands chelems
Durant les deux années qui suivent, le parcours personnel de Joachim Gérard s’accélère de manière fulgurante. Déjà champion de Belgique en simple de façon ininterrompue depuis 2006, il se qualifie à nouveau pour les Jeux de 2012. Enchaîne les tournois en Europe. Obtient pour de bon son diplôme en 2013, après avoir mené à bien son stage en entreprise. Décroche un contrat de sportif de haut niveau de l’Adeps. Surtout, il intègre le top 7 mondial, ce qui, dans le monde du tennis en fauteuil, lui ouvre pour la première fois la porte des quatre grands chelems. Au-delà du prestige et de l’expérience qu’apporte le contact avec les meilleurs joueurs du monde, c’est aussi une bouffée d’air financière. « A mes débuts, sur le tour classique, je touchais environ 1 000 euros quand je remportais un tournoi, ce qui équivalait plus ou moins à mes dépenses, puisque je m’y rendais avec mon coach. » En constante progression, la dotation des tournois de tennis en fauteuil roulant, même majeurs, reste cependant minime. Si Joachim Gérard a perçu 27 000 euros après sa victoire à l’Open d’Australie, ce montant ne rivalise en rien avec les 2,75 millions de dollars (près d’1,8 million d’euros) empochés par Novak Djokovic, ni même avec les 100 000 dollars (64 000 euros) perçus pour une défaite au premier Tour. Le champion belge ne s’en offusque pas. « Evidemment, on aimerait avoir plus de reconnaissance, mais je sais que ce n’est pas nous qui attirons les spectateurs et les télévisions. »
Bien qu’elle se provoque, la « chance » fait partie de ces mots que Joachim Gérard, accompagné sportivement par un staff d’une petite dizaine de personnes, glisse fréquemment. « Je suis reconnaissant envers toute ma famille, insiste celui qui s’entraîne au club Justine Henin, à Limelette. Ce que je suis devenu, c’est en grande partie grâce à eux. » Et s’il compte un jour fonder la sienne, le plus jeune âge de sa compagne Victoria, infirmière, lui permet de se consacrer pleinement au tennis. Son jeu très physique ne lui permettra peut-être pas d’atteindre la longévité de l’actuelle sixième mondial, le Français de 50 ans Stéphane Houdet. « Mais je suis parti pour plusieurs années encore », sourit-il. Et d’autant plus d’émotions à la clé.
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