Jean Van Hamme : Général Lover
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’auteur et scénariste Jean Van Hamme.
C’est par un très beau samedi après-midi que vous sonnez chez le scénariste le plus célèbre de Belgique : Jean Van Hamme. Papa de Largo Winch, Thorgal, XIII et Epoxy, entre autres, et accessoirement de Thomas Van Hamme (présentateur vedette et transfuge RTBF/RTL-TVI), l’auteur aux 43 millions d’albums de BD ne vous espérait pas si tôt (entendez : à l’heure) et vous le fait remarquer. Niché au dernier étage d’un immeuble seventies, il vous attend pourtant dans l’encadrement d’une double porte d’entrée d’inspiration asiatique dont les poignées dorées en rehaussent la couleur brique laquée. Si les lieux sont aussi chics que dans un Largo Winch, l’ambiance est un peu à l’image de son propriétaire : contrastée. Allure de général, ton de caporal, il reçoit en bermuda, bras de chemise et Dockside. Pince-sans-rire du début à la fin de l’entretien, il rend impossible de déterminer si vous le dérangez ou si vous l’amusez avec vos drôles de questions. Il joue cependant le jeu, parce que « c’est l’exercice qui veut ça »… mais franchement « je ne m’intéresse pas du tout à ma personne », répétera-t-il sur un ton presque de reproche.
Avec ses airs de militaire à la retraite, il vous invite à vous installer dans son bureau où les Post-it multicolores au nom de ses célèbres bandes dessinées tapissent les placards renfermant les précieuses séries. Au milieu de son bureau de style classique, vous apercevez – malgré vous – un relevé de droits d’auteur qui vous colle le vertige tandis qu’une bibliothèque débordant de polars, livres d’espionnage et autres littératures viriles vous fait face. Un univers de mec, qui n’est pas sans rappeler ses créations. « J’ai quand même fait Lady S », se défend-il. « Mais, c’est vrai que c’est mon univers. J’ai sans doute un petit côté macho même si avec ma femme, ça me semble bien difficile de l’être », confie-t-il, sourire en coin. Il dépose votre café, précise que la petite cuillère a été chipée sur un vol de la Sabena – comme toute sa collection, glanée sur les long-courriers – et vous prie un peu fermement de ne pas repartir avec.
Femmes et kaki
Pour commencer : La Naissance de Vénus, de Sandro Botticelli. « J’ai choisi cette oeuvre car elle m’a accompagné durant toute mon enfance. J’avais 2 ans quand ma mère est morte et c’est un ami de mon père qui, sur le mur de ma chambre, réalisa en sépia cette grande Vénus sortant de sa coquille Saint-Jacques. Grâce à Vénus en tout cas, je savais à peu près à quoi ressemblait une femme même si je ne savais pas qu’elles ne sortaient pas toutes d’un coquillage », plaisante-t-il. « Au fond, elle était la seule présence féminine de cette maison car même si mon père avait des maîtresses, aucune ne vivait avec nous. Quand je la regarde maintenant, même si elle est très belle, je la trouve absente. Elle est tout le contraire de ce que j’aime chez une femme. Hors des canons classiques ou physiques (blondes, brunes, rousses, petits seins, gros seins), j’aime les femmes qui ont de l’humour, de l’esprit et de la répartie, celles qui ne se laissent pas faire. Les dévouées à leurs maris, entre le ménage et la cuisine, quel ennui ! »
Marié depuis quarante ans et fidèle à son épouse, qu’il trouve toujours belle et brillante, l’homme insiste sur son peu de mérite : « Je n’ai jamais eu envie d’aller voir ailleurs, je suis trop bien chez moi. » Sa mère lui a-t-elle manqué ? La réponse fuse comme une balle : « Pas du tout ! Ce qui vous manque, c’est quelque chose que vous avez connu. Moi, j’avais à peine connu ma mère. Sans doute aussi parce que mon père a compensé son absence ; il était très maternel et présent. En un mot, il était parfait. Je n’ai d’ailleurs quitté la maison qu’après mon service militaire, qui reste pour moi un excellent souvenir. Oh oui, j’ai adoré ! Mais attention, je n’étais pas derrière un bureau comme un planqué, nous on jouait à faire la guéguerre, c’était physique, j’étais officier éclaireur. » Cinquante ans plus tard, Jean Van Hamme en rougit presque de fierté.
La lumière et l’argent
On enchaîne sur Les Parapluies, d’Auguste Renoir. « C’est à Londres, où je travaillais à l’époque, que j’ai découvert ce tableau. » Car avant d’être le scénariste à succès, Jean Van Hamme vivait une autre vie. Une licence à Solvay, une seconde en journalisme, une troisième en droit administratif et une agrégation en économie politique… Lui qui écrivait depuis toujours n’avait en fait jamais imaginé pouvoir faire de l’écriture un métier. Avec un CV comme le sien, c’est peu dire qu’il était plus taillé pour courir le monde en dirigeant des multinationales. C’est en 1968, alors qu’il est toujours employé pour une grosse boîte, qu’il publie sa première BD. Avec les événements de mai, elle est accueillie dans une relative indifférence.
Mais Jean Van Hamme s’accroche et continue d’écrire. Le grand saut ne se fait que huit ans plus tard, lorsque son employeur lui propose un job en or au Mexique. « Je me suis rendu compte que je me trompais de vie. Si j’acceptais ce poste, j’étais foutu. Jamais plus je ne pourrais revenir en arrière. Donc, je décide de démissionner. Un long cheminement pour vivre de ma plume démarre. Des années de vaches maigres, puis je lance Thorgal… Mais c’est vers 1980-1982 que je me rends compte que j’ai réellement des chances de réussir. C’est sans doute une des plus belles périodes de ma vie : j’avais réussi mon pari, j’étais heureux. Tout le reste, la réussite, l’argent qui sont arrivés après, ce n’est qu’une énorme cerise sur un énorme gâteau. Je dirais juste que ça fait plaisir car c’est la reconnaissance du public. Mais le fait que ça me rapporte de l’argent, pffffff », souffle-t-il en levant le bras. « Je m’en fous. Il se fait qu’on a un bel appartement mais si demain nous devions le vendre et retourner vivre dans un deux-pièces, je rachète une 2 CV, on fait nos courses chez Aldi : pas de problème. Finalement, l’argent, ça ne sert qu’à mettre vos proches à l’abri du besoin et à faire des voyages. Donc, je voyage beaucoup et je loge toute la famille dans mes différents appartements. Voilà. »
Il allume une cigarette, même s’il « ne devrait pas » et retombe sur Renoir. « Ce tableau est mon préféré, plus que les autres. Je l’adore. Tous les personnages de Renoir sont lumineux mais cette femme, en plus d’être très belle, est lumineuse dans sa solitude. Tout le monde semble préoccupé par quelque chose d’autre mais pas elle… C’est un peu cliché de dire ça mais elle sait qu’elle n’a pas d’avenir : au XIXe, les femmes travaillaient toute leur vie, elles trouvaient parfois un mari qui la plupart du temps, buvait ou les battait. C’était dur pour elles, à l’époque. Oui, cette femme est terriblement émouvante, tout le contraire de Vénus. Je ne pense pas que j’aurai les moyens de me l’offrir, cette oeuvre, mais si j’avais la chance de la posséder, je la mettrais dans le salon pour la partager avec ma famille. D’un autre côté, je n’aurais pas fort envie de devoir multiplier ma police d’assurance par mille, donc j’opterais plutôt pour une reproduction. »
Raconteur d’histoires
Troisième choix ? Un buste de Néfertiti. « Avec ma femme, nous voyageons beaucoup. Ce buste, c’est à Berlin que nous l’avons découvert. Personnellement, je suis assez fan d’archéologie et de sculpture. Historiquement, elle est très intéressante puisqu’elle était la femme du premier mec qui a inventé le monothéisme, Aménophis, devenu Akhenaton. Très influente au niveau politique, elle soutenait son mari tout en étant une très belle femme. Elle avait lâché ses espions contre les prêtres de l’ancien régime qui voulaient assassiner le pharaon. Même si les oreilles de Néfertiti sont ratées, il faut reconnaître qu’elle était une femme extraordinaire, l’antithèse de la femme-objet. Un peu comme ma femme qui, plus encore qu’un soutien dans ma carrière, a toujours été ma première lectrice, ma première critique. »
Et le fait d’avoir quitté ses personnages et, pratiquement, la bande dessinée ? « Ça ne me rend ni triste, ni nostalgique. Bien sûr, je « suis » un peu ce qu’ils deviennent sous la plume d’autres scénaristes mais ça ne me fait rien. Je m’en fiche. Mon principal défaut – et ma principale qualité – est que « je m’aime bien », figurez-vous. J’ai donc tendance à me préserver de toute forme de souffrance (dont la nostalgie fait partie) et mon nouveau projet m’accapare tellement. »
Jean Van Hamme se consacre donc aujourd’hui à sa grande passion : le théâtre. Le seul sujet dont il vous parlera avec fougue. « C’est vrai, je ne suis pas un enthousiaste, encore moins un démonstratif. Mes enfants me le reprochent souvent. Par contre, j’ai d’excellentes glandes lacrymales. Au cinéma par exemple, ce ne sont plus les mouchoirs qu’il faut sortir mais les draps de lit. Je suppose que ça compense… »
Complice, il détaille sa première pièce, Prescription, prévue pour la saison 2017-2018. « C’est l’histoire d’un vieux meurtre non élucidé qui ressurgit trente-quatre ans plus tard à l’occasion d’un huis clos orchestré pour remettre en présence les assassins potentiels. Oui, c’est tout à fait du Agatha Christie ! Je suis un classique, je ne vais pas faire des pièces à tendance philosophico-politique. Je suis un raconteur d’histoires, pas un écrivain ! Même si les dix romans que j’ai écrits n’ont pas été des échecs – j’ai été publié et l’éditeur est rentré dans ses frais – il faut reconnaître que cette expérience n’a pas été une victoire splendide non plus. Tout le monde n’a pas la sotte idée de faire 50 nuances de gris ou de très bons « romans photos ». J’adore le théâtre et je n’attendrai pas que Prescription soit jouée pour me mettre à l’écriture de la pièce suivante. En tout cas, même si je n’en ai pas besoin, j’aimerais beaucoup que ça marche. Aujourd’hui, c’est ma plus grande envie. »
La photographe vient d’arriver. Il est temps de prendre la pose. « Et si on utilisait un parapluie pour rappeler le tableau de Renoir, ce serait amusant non ? », se demande-t-on. Un peu interloqué et légèrement rougissant, Jean Van Hamme se demande à quelle sauce il va être mangé mais c’est l’oeil rieur qu’il file déballer sa collection de parapluies. « Me faire poser chez moi, en parapluie et bermuda, celle-là, on ne me l’avait encore jamais faite ! » Il choisit le parapluie le plus sobre, même s’il aurait préféré prendre son « double-parapluie », qu’il utilise avec son épouse et que, pour l’heure, il ne réussit pas à ouvrir. Clic-Clac, l’oiseau est dans la boîte. Finalement, Jean Van Hamme s’est bien amusé.
PAR MARINA LAURENT
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