Jean-Luc Crucke sur son projet de recomposition politique : « Quand on voit la personnalité de celui qui préside le MR… »
En conflit avec Georges-Louis Bouchez et sa ligne, Jean-Luc Crucke affine son projet de recomposition politique, à la fois, dit-il, «libéral, écologique et social». Il répète qu’il y a de «bonnes idées» dans tous les partis, et espère réunir «ceux qui veulent rassembler plutôt que ceux qui veulent diviser». Suivez son regard…
Jean-Luc Crucke est un de ceux qui ont fait l’actualité politique de 2022. Cette année, il a été ministre wallon, puis ministre démissionnaire, puis candidat officiel à la Cour constitutionnelle, et il y a renoncé, avant d’annoncer être atteint d’un cancer, heureusement opéré à temps. «J’ai attendu 59 ans avant de faire mon premier check-up, parce que tant qu’il n’y a pas de symptomes, on ne se sent pas concerné. ça aussi, ça a changé ma vision du monde», explique-t-il devant un jus de pomme bio. Aujourd’hui, le Frasnois se dit en excellente santé. Il est toujours député wallon et, au moins jusqu’au 31 décembre 2022, membre du MR.
Mais le plan qu’il porte, et qu’il a accepté de présenter au Vif, pour recomposer le paysage politique interdit à peu près tout voisinage avec son actuel président, Georges-Louis Bouchez.
Le 8 juin dernier, vous annonciez, dans La Libre, renoncer à siéger à la Cour constitutionnelle. A quel moment prenez-vous cette décision, y a-t-il eu un basculement, un déclic?
Jean-Luc Crucke. Ce n’ est pas un moment précis, ce fut un long cheminement. D’ ailleurs, je le dis toujours: on m’a laissé beaucoup trop de temps pour réfléchir. Quand je démissionne du gouvernement wallon, en janvier, je le fais pour des raisons qui sont toujours valables, à savoir que je ne suis pas du tout en accord avec la ligne politique du président de mon parti, le MR, et que j’estime ne pas pouvoir représenter cette ligne-là au sein du gouvernement. C’est purement logique. Je ne veux pas me compromettre. Et puis, c’est vrai que ça fait alors cinq ans que je suis ministre, trente ans que je fais de la politique, avec une vie de dingue, même si les gens ne le voient pas toujours, et je me suis dit qu’il était temps de faire autre chose.
Cette autre chose, c’est donc la Cour constitutionnelle…
Oui, ça m’avait déjà été proposé avant, et là, j’accepte.
Mais, dites-vous, on vous a laissé trop de temps…
J’ai eu du temps pour prendre le recul nécessaire, ce qu’on ne fait pas assez dans la vie politique, on a toujours le nez dans le guidon et on ne prend pas le temps de la réflexion. Tout se bouscule toujours tellement qu’on confond parfois vitesse et précipitation. Là, j’ai disposé d’un moment où j’ai pu avoir un autre rythme de vie, rencontrer beaucoup de gens, lire beaucoup, notamment le rapport du Giec. Je ne suis pas certain qu’on soit nombreux, en politique, à l’avoir fait. Ce temps de réflexion m’a permis de me demander où je pouvais être le plus utile.
Je veux que ce soit l’électeur qui me dise « Jean-Luc, on n’a plus besoin de toi, tu dégages » ou qu’il y a une voie pour autre chose.
Et la réponse, vous l’avez?
Oui, c’est ce cheminement qui, en juin, m’a conduit à aller voir le président et à lui dire, «voilà, je n’irai pas à la Cour, parce que mon combat pour demain se veut politique, et est différent de ce que je vois aujourd’hui, par rapport à un certain nombre de valeurs». A refaire, je démissionnerais encore au mois de janvier, et je n’irais pas non plus à la Cour, pour continuer le combat politique – ou le débat, plutôt, je n’aime pas le terme combat. Avec, après, la sanction qui ne pourra venir que de l’électeur, qu’elle soit positive ou négative…
Vous serez donc candidat aux prochaines élections, au printemps 2024?
A coup sûr! Je serai présent sur une liste, je veux que ce soit l’électeur qui me dise «Jean-Luc, on n’a plus besoin de toi, tu dégages», ou que cette sensibilité différente est porteuse pour demain, et qu’il y a une voie pour autre chose. Avec ce que j’ai vécu, avec le cancer, quand on est passé par là, quand on voit la porte où personne ne veut jamais arriver, qu’on parvient à s’en sortir, on n’a plus peur de la peur. Je n’ai plus peur!
A ce moment-là, beaucoup d’observateurs affirment que vous vous positionnez pour devenir président du MR. Dans Le Vif, nous avons dit exactement le contraire. Qui avait raison?
On assimile, parfois à raison, le pouvoir avec la présidence d’un parti. C’est une grande erreur et un grand problème. La présidence d’un parti doit être une œuvre collective. Elle n’est jamais issue que d’un mouvement collectif. Je vois bien que certains présidents de parti personnalisent à l’extrême… Il faut faire ça autrement. Je veux un système avec des hommes et des femmes qui travaillent vraiment ensemble, pas où de temps en temps le président réunit un bureau de parti pour faire passer les messages qu’il a envie de diffuser. Ce qui est important, ce n’est pas l’homme ou la femme, c’est le contenu, le message.
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Mais vous voulez encore changer le message, le contenu, de votre parti? Ou allez-vous le quitter?
Aujourd’hui, il ne faut pas se leurrer, je crois que quand on voit la personnalité de celui qui le préside, la manière dont il a organisé le truc… Mais je n’en fais pas une question de personne… Il faut d’abord un projet, des valeurs, et il faut qu’elles soient défendues collectivement. Les décisions importantes doivent l’être aussi. C’est un détail, mais, par exemple, je n’accepte pas qu’un président décide seul qui devient ministre ou pas. Votre sort est entre les mains d’une personne qui, selon ses affinités ou ses craintes, décide? Quand je vois, au MR, le nombre de parlementaires qui font un boulot de dingue, et puis, chaque fois que c’est possible, d’un claquement de doigts…
… on «sort des lapins de son chapeau»?
Il suffit de regarder ce qui s’est passé avec Alexia Bertrand quand Hadja Lahbib a été désignée… Sa blessure est totalement compréhensible. Il faut mettre fin à cette attitude qui ne tient pas compte de l’aspect humain. C’est révélateur d’une politique qui ne se préoccupe que de pouvoir, pas de projets.
A propos de projets, où en sont vos contacts autour des Clés, ces cercles libéraux, écologiques et sociaux qu’en juin vous disiez vouloir lancer?
C’est surtout une idée sur laquelle je travaille. Je crois qu’il faut se fonder sur plusieurs valeurs.
Un, la lutte contre le réchauffement climatique et le rétablissement de la biodiversité. Si on ne comprend pas qu’on est en train de foutre ce monde en l’air, et si on n’a pas le courage, à un certain moment, de prendre des mesures impopulaires mais néanmoins nécessaires, clairement, on ne remplit pas notre mission.
Deux, je crois au libéralisme économique. Je dis libéralisme et pas néolibéralisme. D’ailleurs, Reagan disait que les libéraux étaient des gens dangereux. Eh bien oui, quand on est conservateur, quand on est populiste, on peut avoir peur des libéraux. Mais sur le plan économique, on peut être de droite, en se disant qu’ en matière de marché de l’emploi, on doit avoir plus de gens qui travaillent. Mais alors, sur le plan fiscal, il faut que celui qui travaille puisse empocher une part plus importante du revenu de son travail. Pas celui qui place en Bourse, qui a hérité, etc. C’est ça, le vrai libéralisme: une économie tournée vers les travailleurs plutôt que vers les rentiers. A cet égard, la réforme fiscale telle que proposée par le professeur Mark Delanote, et soutenue au sein du gouvernement d’Alexander De Croo, par Vincent Van Peteghem, est une magnifique occasion. Il faut avancer là-dessus!
Et trois, sur une dimension plus sociale, il faut être plus à gauche, oui. Ce n’est pas normal de diviser la société comme certains le font. Il y a quelques jours, je lisais qu’une personne était morte de froid dans le zoning de Tournai, tout près de chez moi. Est-on encore dans une société qui peut accepter ça? Et où on peut encore soutenir des théories qui n’ont ni queue ni tête sur la responsabilité individuelle?
Bref, c’est le retour du centre…
S’il y a bien une position dans laquelle je ne me retrouve pas, c’est le centre, parce que le centre, ça signifie «ni de gauche ni de droite». Je crois qu’à certains moments il faut être de gauche, et à d’autres, il faut être de droite, tout dépend du problème posé. Or, ce schéma-là, je ne le retrouve pas sur l’échiquier politique. Dans tous les partis, il y a de bonnes idées. Dans tous les partis démocratiques, entendons-nous, parce que s’il y a une frontière infranchissable à tracer, c’est avec les extrêmes. Même flirter avec les extrêmes est terriblement dangereux. Ce qu’il faut, pour moi, c’est rassembler des idées qu’on trouve un peu partout, pour en faire une recomposition politique, un rassemblement des démocrates, de ceux qui se disent «on ne détient peut-être pas la vérité, mais en en parlant ensemble, en en discutant, on va s’en approcher». Certains disent que c’est ce que Macron a fait en France, et je crois que son idée de départ est belle. Peut-être que les ors du pouvoir l’en ont un peu écarté…
Il y a, dites-vous, de bonnes idées dans tous les partis, mais le vôtre est souvent très réticent face aux initiatives écologistes, en tout cas celles qu’Ecolo présente comme nécessaires dans la lutte contre le changement climatique…
C’est toujours la même chose: si on joue à faire peur, on braquera des personnes qui pourraient se sentir en danger. Il y a un grand travail pédagogique à accomplir, il faut arrêter de prendre les gens pour des cons. Certains jouent sur la peur parce qu’ils considèrent qu’à brève échéance, c’est une manière de gagner des voix. Je pense le contraire. Il faut oser dire qu’être frileux aujourd’hui, c’est mettre en danger les futures générations.
Mais le MR est justement un de ceux qui résistent le plus fermement à l’adoption d’une mesure aussi basique que la limitation de la vitesse sur les autoroutes, par exemple.
Une fois de plus, quand on adopte un langage trop directif, abrupt, dans un sens comme dans l’autre, chez les conservateurs comme chez ceux qui veulent tout changer, on perd. La vitesse sur les autoroutes est un bel exemple… J’ai assisté récemment à une conférence de Jean-Marc Jancovici (NDLR: ingénieur et consultant, expert en matière d’énergie et de changement climatique), que tout le monde cite pour le moment. C’est magnifique de le citer, mais certains ne retiennent que ce qui les arrange…
Comme le nucléaire, chez vos camarades du MR, notamment…
Oui. Je n’ai jamais été pronucléaire, mais je crois qu’aujourd’hui, nous n’avons pas d’autre solution que d’avoir un mix énergétique avec du nucléaire, il faut être réaliste. Mais ce même Jancovici, il dit aussi qu’il faut une forme de sobriété. Il prend lui-même comme exemple le 100 km/h sur les autoroutes! Est-ce une insulte ou une agression de demander de rouler à 110 ou 100 sur les autoroutes? Sincèrement… C’est ce que je demande, moi: pas seulement entendre ou lire les experts, mais aussi, le plus possible, les écouter. Il y a un triangle à reconfigurer, que composent les hommes et femmes politiques, les experts et les citoyens. Aujourd’hui, le politique est trop souvent frileux, craintif, notamment à l’égard des groupes de pression. Hommes et femmes politiques prennent des décisions qui ne concernent que des détails, et la masse des citoyens ne s’y retrouve évidemment plus… Or, on peut s’aider des experts pour se mettre en mouvement, avec les citoyens avec lesquels, en dialogue, on détermine nos objectifs. Une fois ceux-ci fixés, les experts sont là pour nous offrir une méthode afin de les atteindre. C’est ce qui s’est passé avec la réforme fiscale, à l’échelon fédéral. Un objectif, louable, était porté par Alexander De Croo et Vincent Van Peteghem, ministre des Finances. Tous les citoyens qui travaillent, aujourd’hui, comprennent qu’il faut moins imposer leur revenu. Là, les experts ont donné une voie, qui permettait de rassembler tout le monde. On a raté le coche, en juillet.
À certains moments il faut être de gauche, et à d’autres il faut être de droite.
… Et c’est votre président de parti qui, immédiatement, a publiquement rejeté les pistes ébauchées. Quelques jours avant, vous aviez, raconte-t-on, frôlé l’exclusion du MR. «C’est la dernière fois qu’une telle déclaration est possible», avait signifié Georges-Louis Bouchez. Juste avant, vous aviez estimé «voir parfois un peu de Trump» en lui. Vous avez changé d’avis à son sujet?
Non. Je n’ai pas changé d’avis, mais la personne ne m’intéresse pas. Je ne rentrerai pas dans un conflit de personnes. J’ai bien lu – c’était, en plus, au moment où j’apprenais que j’avais le cancer – qu’il se faisait plus de souci pour son boulanger ou son boucher que pour moi, quelque chose comme ça… J’ai pris la phrase pour ce qu’elle était, je n’en attendais ni plus ni moins de sa part, ce n’est pas grave. Mais il faut faire attention à ce style, qui crée beaucoup de dégâts. En politique, les relations humaines sont fondamentales. Le désaccord aussi est fondamental, c’est le sel de la démocratie. Mais ce n’est pas pour ça qu’il faut diminuer l’autre, le mépriser. Moi, je ne veux pas participer à cela. Si certains veulent le faire avec moi, qu’ils n’attendent pas un comportement similaire de ma part.
Vous vous considérez toujours membre du MR?
Je suis libéral et je le revendique, mais je ne suis pas conservateur, je ne suis pas populiste…
Mais vous payez encore vos cotisations?
J’ai payé pour 2022, oui…
Et pour 2023?
Hum… Nous verrons… A chaque jour suffit sa peine. Clairement, j’ai beaucoup d’amis dans la famille libérale, au MR comme à l’Open VLD. Beaucoup de libéraux réfléchissent autrement que ces accents, plus provocateurs, plus populistes, que j’entends… Je crois aussi qu’en politique, aujourd’hui, il faut oser. Oser, risquer, gagner, comme disait l’ancien ministre Arnaud Decléty. Et pour oser, il faut une recomposition du paysage politique.
Cela ressemble beaucoup à du Maxime Prévot tout ça, non?
Ce que vous dites ne m’étonne pas, parce que quand on pousse la chanson plus loin que les apparences, aujourd’hui, c’est ça: il y a beaucoup de points communs entre certaines familles politiques, beaucoup de synergies programmatiques possibles. Mais à quoi s’amusent certains? A exacerber les différences. Plutôt que de regrouper sur la base de valeurs communes, certains préfèrent diviser sur la base de l’un ou l’autre point. C’est quand même aberrant! Ça veut dire que pour survivre politiquement, il faudrait être de plus en plus extrême. Je pense au contraire qu’il faut un socle commun de valeurs, sur le climat et la biodiversité, sur le libéralisme économique, sur la dignité sociale, ce socle de valeurs qui nous sont communes, portons-le ensemble.
Avec qui voudriez-vous porter ce socle en 2024, avec les Engagé.e.s, et avec d’autres, peut-être DéFI?
J’ai déjà dit que vous étiez à la fois trop tard, trop tôt et trop curieux. Les discussions, si on veut les mener de manière intelligente, doivent se faire autour d’une table, et pas dans les journaux. Il y a une place, à mon sens, un espace pour ça, et il y a une demande également. Je prends toujours les sondages avec du recul, encore plus maintenant qu’avant, mais on ne peut pas nier que la seule qui soit devant moi chez les réformateurs, c’est Sophie Wilmès, qui n’est pas n’importe qui. Ça veut tout de même bien dire que les gens considèrent qu’il y a peut-être un besoin d’un libéralisme plus social, ce que j’essaie d’exprimer. Mais je ne veux pas jouer en stratégie de parti. Ces stratégies de parti, ça épuise tout le monde!
Bio express de Jean-Luc Crucke
1962 Naissance, le 29 octobre, à Renaix.
1988 Jean-Luc Crucke devient conseiller communal à Frasnes-lez-Anvaing, dont il sera bourgmestre de 1997 à 2018.
2004 Entame sa carrière parlementaire comme député wallon. Jean-Luc Crucke devient ministre wallon en 2017, et est reconduit en 2019.
2022 Le 10 janvier, Jean-Luc Crucke quitte son poste de ministre wallon du Budget pour siéger à la Cour constitutionnelle.
2022 Le 8 juin, Jean-Luc Crucke se ravise, ne quitte pas la vie politique, et lance les Clés, Cercles libéraux, économiques et sociaux.
2002 Le 20 octobre, se déclare atteint d’un cancer. Opéré, Jean-Luc Crucke est aujourd’hui rétabli.
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