Jean-Louis Vincent : « Tirer les leçons plutôt que chercher des boucs émissaires » (entretien)
A 71 ans, l’ancien chef de service des soins intensifs de l’hôpital Erasme, Jean-Louis Vincent, à Bruxelles, aujourd’hui consultant et professeur, est toujours aussi hyperactif. Il pose un regard sans concession mais nuancé sur la crise du Covid-19, sa prévisibilité et sa gestion. Et s’apprête à ouvrir une nouvelle édition du plus grand symposium international de soins intensifs (6 000 participants en 2019) en visioconférence cette année.
Vous aviez déjà envisagé une pandémie de type coronavirus, il y a cinq ans, lors d’une conférence à l’Académie de médecine. Le Covid-19 n’a donc pas été une surprise pour vous ?
Oui et non. On s’attendait à vivre, un jour, une telle pandémie, mais sans savoir quand. Lorsqu’en décembre dernier, une nouvelle infection respiratoire décelée en Chine a été évoquée, de manière anodine, à la fin d’un journal parlé, j’ai senti que cela pouvait se passer à ce moment-là. Mais ma conférence d’avril 2015 n’avait rien de visionnaire. Après le H1N1, le Sras, Ebola, une pandémie comme celle que nous vivons actuellement était assez prévisible. Dans mon exposé, je cherchais à voir si nous étions prêts pour affronter la prochaine pandémie.
Quel était votre constat ?
Il s’agissait davantage d’un questionnement que d’un constat, à savoir : que faire quand on ne dispose plus de lits en suffisance, de matériel ou de personnel, dans les services d’urgence et de soins intensifs (USI) ? Lors d’un événement localisé comme les attentats de Bruxelles ou l’explosion de gaz à Ghislenghien, il s’agit d’un hotspot, comme on dit dans notre jargon. On peut dispatcher les blessés les moins graves dans les hôpitaux plus éloignés et les plus graves dans les plus proches, appeler des renforts dans d’autres hôpitaux, voire dans d’autres pays. Mais, avec le coronavirus, non seulement le hotspot est partout, mais le personnel soignant est lui-même touché par le virus. C’est beaucoup plus compliqué.
La communication des autorités publiques doit être sensiblement améliorée.
Et que fait-on lorsqu’il n’y a plus assez de lits ?
Il existe un schéma de référence que j’avais déjà élaboré lors du H1N1, à la demande de Laurette Onkelinx, alors ministre de la Santé. Trois stades de « triage » sont prévus, avec des critères de pathologies comme un coma irréversible, par exemple, pour le stade 1, des critères d’âge aussi – les plus de 85 ans – pour les stades suivants. Cela peut paraître choquant, mais quand on est confronté à la situation, on ne peut improviser ni appliquer le principe du » premier arrivé, premier servi « . Il faut des critères transparents, les mêmes pour tout le monde, pour permettre aux équipes médicales de prendre des décisions difficiles.
Ce genre de décision a-t-elle été prise souvent durant la première vague du coronavirus ?
C’est arrivé, bien sûr. Cela arrive également en temps normal, lorsque, certains jours, les soins intensifs sont pleins. Le malade qui est refusé n’est pas condamné pour autant. Il sera soigné mais fera l’objet d’une surveillance moins importante qu’en soins intensifs. Les choix faits pendant le Covid n’ont pas été inhabituels, en Belgique. On n’a pas laissé mourir quelqu’un qui aurait sans doute survécu, comme cela s’est passé en Italie ou à New York. Notre pays dispose d’un nombre assez important de lits de soins intensifs par rapport à la moyenne européenne, moins qu’en Allemagne mais davantage qu’aux Pays-Bas, en Italie et au Royaume-Uni.
Vous aviez aussi planifié une réorganisation de l’hôpital pour augmenter le nombre de lits USI, en cas de pandémie. C’est ce qui s’est passé en avril dernier ?
Oui, on est passé de cinq à huit unités, notamment en investissant les locaux de l’hôpital de jour qui était à l’arrêt à cause du Covid. Au niveau du matériel, nous avons eu assez de respirateurs et d’Ecmo (oxygénation par membrane extracorporelle). A New York, certains hôpitaux ont parfois dû brancher deux malades sur un même respirateur… C’est davantage au niveau du personnel soignant que la situation a été compliquée. Il a fallu transférer aux soins intensifs des infirmières d’autres services qui, pleines de bonne volonté, n’étaient forcément pas à jour avec les techniques USI, dont les respirateurs et les Ecmo. Il a fallu s’organiser pour que les plus qualifiés supervisent les autres.
Dans ce contexte, la crise des masques dans les hôpitaux vous-a-t-elle choqué ?
Le non-remplacement du stock stratégique était une erreur claire de la part de la ministre de la Santé. Etre à court de masques dans les hôpitaux et les maisons de repos est tout à fait anormal. Mais on sait qu’au sein du gouvernement, chaque ministre tire à soi la couverture budgétaire et Maggie De Block a dû penser qu’on pouvait attendre pour les masques… Cela dit, les hôpitaux ont aussi commis des erreurs. Leurs réserves de masques n’étaient pas sous clé et, au début de la pandémie, il y a eu beaucoup de vols, sans doute du personnel. On aurait dû le prévoir.
La haie de déshonneur à la Première ministre était justifiée, selon vous ?
Je comprends le geste. Les soignants en avaient tellement marre qu’ils devaient l’exprimer de manière forte. Mais je ne pense pas que Sophie Wilmès, elle-même, a mal fait son boulot au point de mériter ça. De manière générale, on vit une période où la critique, surtout via les réseaux sociaux, est facile et virulente. Mais jeter la pierre aux politiques fait surtout plaisir à l’extrême droite flamande et l’extrême gauche francophone. Cela ne sert à rien de chercher des boucs émissaires. Je pense que beaucoup ont projeté leur anxiété sur les politiques en les tenant responsables de tout.
Vous n’êtes pas critique ?
Ne pas critiquer tous azimuts ne signifie pas qu’il ne faut pas tirer les leçons de ce qui s’est passé, mais calmement. En premier lieu, je pense que la communication des autorités doit être sensiblement améliorée et que les ministres doivent prendre leurs responsabilités, sans se ranger derrière les experts. C’était plus apparent en France où le Premier ministre disait clairement, seul face aux téléspectateurs, avoir pris ses décisions après avoir consulté les experts. La différence est subtile mais importante. Il est crucial que, dans une telle crise, chacun reste à la place, d’autant que beaucoup de scientifiques se sont érigés en experts sans en avoir les compétences. Je l’ai même constaté à l’Académie de médecine.
La fatigue psychologique des infirmières doit être prise très au sérieux.
A-t-on donné trop de pouvoir aux experts ?
On n’a pas toujours bien accordé les rôles des uns et des autres. Je pense aussi que la pression de l’opinion n’y est pas pour rien. Mais les experts eux-mêmes n’ont pas toujours pu développer, comme ils l’auraient sans doute souhaité, ce qu’ils savent sur le virus. Ils n’ont eu, chaque fois, que deux ou trois minutes au journal télévisé. Or les chiffres, les gestes barrières, les risques de contamination sont complexes à décrire.
N’aurait-on pas dû confiner le pays plus tôt ?
C’est facile à dire aujourd’hui. Dans le contexte de fin février-début mars, ce genre de décision n’était pas simple à prendre. Il s’agit finalement d’un choix politique sur le coût d’une vie humaine, en fonction de la paralysie des activités économiques : en Allemagne, où l’on a confiné rapidement, le coût d’une vie humaine s’élève ainsi à un million de dollars. Au Royaume-Uni, qui a tardé à confiner, à 100 000 dollars. Même chose pour le testing. Faut-il dépister la population entière ? Je n’en suis pas certain. Il faudrait le faire tous les jours pour tout le monde alors, car un individu testé négatif peut-être contaminé le lendemain.
Si une réelle deuxième vague a lieu, le personnel soignant est-il prêt psychologiquement ?
La fatigue psychologique et le préburnout des infirmières et des médecins doivent être pris très au sérieux. Malheureusement, l’Inami ne couvre que très peu de supports psychologiques. A l’hôpital Erasme, on a pu engager une psychologue privée à mi-temps pour le personnel, grâce à un fonds privé que j’avais mis sur pied il y a quelques années.
Ne tarde-t-on pas à trouver un remède contre le Covid 19 ? Et comment l’expliquer ?
On a perdu beaucoup trop de temps avec la controverse très médiatisée sur l’hydroxychloroquine (HCQ). En Belgique et en France, cela a biaisé les études cliniques sur le HCQ car beaucoup de personnes hospitalisées en avaient déjà pris ou ont exigé d’en recevoir. Impossible donc de tester un grand nombre de patients en comparant les résultats de l’HCQ avec ceux d’un placebo. Finalement, deux professeurs d’Oxford l’ont fait avec 11 000 patients. Leur essai clinique, Recovery, a conclu, début juin, que ce médicament ne servait à rien contre le Covid.
Cela a retardé d’autres études sur d’autres remèdes possibles ?
Oui. C’est regrettable. Il faudra aussi tirer les leçons de cet épisode. Quasi chaque hôpital s’est lancé dans sa petite étude, alors qu’il faut travailler en réseau, entre institutions, même de pays différents. J’ai aussi constaté, lorsqu’on a pensé que le plasma contenant des anticorps pouvait être efficace, qu’il y a deux Croix-Rouge en Belgique, la francophone et la néerlandophone. Les deux se rencontrent lors de meetings internationaux, mais pas en Belgique… Résultat : on n’a pas vraiment avancé au niveau des remèdes. Il reste beaucoup de solutions à tester, comme des anticorps spécifiques qui semblent prometteurs.
Bio express
- 1949 Naissance à Schaerbeek, le 20 mai.
- 1977 Suit la formation Critical and Intensive Care à l’université de Californie du Sud.
- 1979 Est engagé à l’hôpital universitaire Erasme.
- 1980 Crée le symposium international consacré aux soins intensifs et aux urgences (Isicem).
- 2009 Professeur ordinaire à l’ULB.
- 2015 Nommé baron, à l’issue de sa carrière comme chef de service des soins intensifs d’Erasme.
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