François-Xavier Druet
J’attends mon maître
Sans doute avez-vous eu déjà l’occasion, comme moi, de lire cette phrase sur la façade d’un magasin. En dessous d’elle un crochet et, parfois, le dessin d’un chien.
Ce matin, comme je faisais le pied de grue à proximité de cette fresque, j’imaginais de la retoucher : remplacer le chien par un humain. Et la formule n’avait rien perdu de sa pertinence : l’attente du maître a quelque chose d’universel.
Elle inspirait déjà Ésope au vie siècle avant notre ère. Il raconte que des grenouilles, fâchées de l’anarchie où elles vivent, envoient des messagers à Zeus pour demander un roi. Zeus abuse de leur naïveté : il lance un morceau de bois dans le marais. D’abord effrayées par le bruit, les grenouilles plongent dans les profondeurs. Mais devant l’inertie du « roi », elles remontent, le méprisent et sautent sur lui. Mortifiées d’avoir un tel roi, elles retournent chez Zeus. Impatienté, il leur délègue un serpent d’eau qui les dévore. Leçon : mieux vaut un chef nonchalant que malfaisant. Mais les grenouilles n’ont pas voulu du premier…
Après le chien et la grenouille, l’homme aussi attend son maître. Voyons d’abord si le principe est d’application dans le domaine politique avant d’élargir le cadre.
Dans nos démocraties, paraît-il, le citoyen serait son propre maître : il détiendrait, à parts égales avec tous les autres, la portion de pouvoir prévue par le régime. Mais pensez-vous qu’il s’en tienne à cet état de fait ? Pas du tout. Il attend le chef providentiel qui utilisera mieux que lui son pouvoir. Aux États-Unis, le désir immodéré d’un leader prêt à tout a réuni un nombre suffisant de suffrages pour que soit désigné comme responsable un irresponsable. En Russie, l’empereur du Kremlin sera bientôt son propre successeur : choisi d’avance comme maître pour la quatrième fois, il aura monopolisé le pouvoir pendant vingt-quatre ans. Ailleurs en Europe, combien de partis, entre autres d’extrême droite, font florès parce qu’ils parviennent à faire passer leur chef de file pour le maître tant attendu.
Cet appétit n’est pas que contemporain : l’Histoire fourmille d’exemples d’autocrates arrivés au sommet par des moyens divers, mais accueillis comme des messies par une bonne partie, au moins, de la population. À toutes époques, trop de citoyens renoncent – pourquoi ? – à exercer leur propre pouvoir et laissent l’initiative à des gouvernants professionnels et ambitieux.
À toutes époques, trop de citoyens renoncent à exercer leur propre pouvoir et laissent l’initiative à des gouvernants professionnels et ambitieux.
Si, dans le champ politique, l’individu délègue ainsi sa puissance d’action, serait-ce pour mieux prendre les choses en main dans les autres sphères ? C’est loin d’être sûr.
« J’attends mon maître », dit, par exemple, l’addict : drogue, alcool, médicaments, sexe, jeux de hasard, jeux vidéos, marottes compulsives en tous genres, allant des trains électriques aux capsules de bouteilles, des autos miniatures aux reliques de telle ou telle vedette, autant de maîtres prêts à prendre le pouvoir qu’on leur laisse. Et à en abuser.
« J’attends mon maître », dit aussi le « radicalisé ». Fragiles de nature ou fragilisés par les vicissitudes de la vie, certains êtres recherchent, parfois désespérément, une autorité forte qui leur arrachera des mains les rênes de leur propre destinée. De tout temps, ils sont les interlocuteurs les plus malléables de sectes qui calment leurs angoisses à coups de certitudes préfabriquées. Mais notre temps produit d’autres fanatismes dévastateurs : des gourous illuminés endoctrinent les déboussolés en comblant leur vide par une idéologie quelconque, fût-elle frelatée ? De renoncer à eux-mêmes, ceux-là croient avoir trouvé leur maître.
« J’attends mon maître », dit encore l’accro des réseaux sociaux. Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook le confirme : il souligne à quel point celui qui publie quelque chose sur son compte se met à la merci des « J’aime » ou « Je n’aime pas ». Tous les approbateurs ou détracteurs sont les premiers maîtres de ceux qui espèrent connaître un « lumineux tintement de pseudo-plaisir ». Ainsi est désignée la touche « J’aime » par Justin Rosenstein, son créateur. L’algorithme s’impose comme le second maître, à l’autorité insidieuse, maître à penser à notre place : il n’a pas été conçu pour nous émanciper, mais plutôt pour nous enfermer chacun dans le cercle de ceux qui ont les mêmes goûts et avis que nous.
C’est une constante, semble-t-il, donc, en politique et ailleurs : volontiers, l’individu se soumet. Beaucoup trop ? C’est vous qui voyez… Pour qu’il se conforme moins ou moins vite, l’éducation à l’autonomie critique reste la seule voie de salut. Elle requiert une école – autonome – où des maîtres – autonomes – éveillent les esprits au désir et au plaisir d’être son propre maître.
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