Islam : comment la Belgique est devenue un modèle
L’Exécutif des musulmans de Belgique fête cette année son 20e anniversaire. Le culte musulman est globalement traité chez nous comme les autres, sauf sur un point : la lutte contre le radicalisme.
Toute l’Europe s’interroge sur l’organisation et le financement de l’islam, rêvant de faire émerger un » islam européen » qui ferait pièce au radicalisme. En Belgique, la méthode des petits pas et la valorisation du rôle social des religions a fini par porter ses fruits. Sur le plan des subsides, l’islam a rejoint le niveau des autres cultes et organisations philosophiques non confessionnelles reconnues. » Longtemps, son retard a pu alimenter un discours sur la discrimination des musulmans, observe Jean-François Husson, directeur du Centre de recherche en action publique, intégration et gouvernance (Craig) et enseignant à l’UCLouvain et à l’ULiège. Aujourd’hui, leur organe chef de culte est le seul – avec les instances laïques et bouddhistes – à recevoir un financement public qui oscille entre 500 000 et un million d’euros par an. » En 2019, un subside de fonctionnement sera versé à l’Exécutif des musulmans de Belgique. » L’EMB joue un rôle essentiel dans le soutien des communautés islamiques locales, notamment en matière de lutte contre la radicalisation, justifie le cabinet du ministre de la Justice et des Cultes, Koen Geens (CD&V). C’est pourquoi nous continuerons à le soutenir financièrement pour lui permettre de moderniser ses structures, à savoir le Conseil des théologiens, le Conseil de coordination et l’EMB lui-même sur le plan de la communication. » Le ministre Geens a par ailleurs rendu obligatoire la déclaration des dons supérieurs à 3 000 euros reçus de l’étranger ou envoyés à l’étranger par les asbl et fondations du pays, pas seulement musulmanes. Comme partout en Europe, l’empressement autour de l’islam institutionnel n’est pas désintéressé. » Le SPF Justice accompagnera le renouvellement de l’EMB en 2020 « , précise le cabinet de la Justice.
Certaines communes bruxelloises soutiennent des mosquées non reconnues via des subsides facultatifs parfois importants », Jean-François Husson
Tous les niveaux de pouvoir s’y sont mis. En Fédération Wallonie-Bruxelles, des moyens substantiels ont été alloués à l’Institut de promotion des formations sur l’islam, dirigé par Radouane Attiya (ULiège). Au total, » si on neutralise le salaire des imams payés par l’Etat turc dans certaines mosquées qui ne veulent pas d’un autre système, la part du culte islamique dans la prise en charge du traitement des ministres du Culte par l’Etat est tout à fait en ligne avec la part estimée de musulmans en Belgique « , poursuit Jean-François Husson. En Wallonie, on a reconnu d’un seul coup 39 mosquées, » et il y a une réelle volonté d’avancer « . L’administration wallonne des cultes va très loin pour aider les comités de gestion – l’équivalent des fabriques d’église – à établir les comptes de mosquées, en particulier lorsqu’il y a des défaillances. » On n’a pas toujours connu cela pour d’autres cultes, souligne le chercheur. En Région bruxelloise, c’est encore plus ambigu : certaines communes soutiennent des mosquées non reconnues via des subsides facultatifs parfois importants. C’est tout à fait légal, mais quel est le message que l’on souhaite ainsi faire passer ? »
L’union sacrée du vivre-ensemble
Quarante-cinq ans après la reconnaissance de l’islam et vingt ans après la création de l’EMB par un arrêté royal du 3 mai 1999, il manque encore une pièce au puzzle : une émission à la RTBF. La subsidier mettrait à mal le principe de non-discrimination entre les cultes, a admis le ministre des Médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Jean-Claude Marcourt (PS). » C’est trop cher pour nous « , avoue Salah Echallaoui, vice-président de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Il a néanmoins fait installer un petit studio radio dans le sous-sol du siège de l’EMB, la Maison hanséatique, dans le quartier Sainte-Catherine, à Bruxelles. Cette belle demeure patricienne de style Louis XIV a été mise à disposition par le CPAS de Bruxelles, en février 2018. L’accueil y est serein et chaleureux. Rien à voir avec l’atmosphère vaguement oppressante qui pesait sur les anciens locaux de la rue de Laeken. » Déménager, c’était l’une de mes priorités quand je suis arrivé à la tête de l’EMB « , sourit Salah Echallaoui.
De fait, il a fallu des années pour que l’organe chef de culte sorte d’une crise de croissance marquée par le conflit, qu’il se dote d’un personnel compétent et accède à un rapport apaisé avec les autorités. » C’est une constante dans de nombreux pays où plusieurs institutions revendiquent la représentation de l’islam, confirme Jean-François Husson. Quel que soit le système mis en place, cette absence de consensus a été à l’origine de problèmes. » De leur côté, les autorités de tutelle n’ont pas ménagé leur peine pour amener l’islam autour de la table. On ne compte plus les déclarations communes des représentants des cultes et de la laïcité (le bouddhisme attend toujours sa reconnaissance) s’engageant à » bâtir une société qui assure la durabilité de nos valeurs fondamentales « . Une sorte d’union sacrée dans la défense du vivre-ensemble, mais aussi d’intérêts propres. Les cultes font parfois cause commune, que ce soit pour défendre la spécificité des cours de religion (réduits de deux à une heure dans l’enseignement officiel) ou l’abattage rituel, dont l’interdiction en Flandre et en Wallonie afflige aussi bien les juifs que les musulmans, qui ont plaidé l’annulation devant la Cour constitutionnelle, le 23 janvier.
Contrôle défaillant des imams
Il existe cependant une différence de taille entre l’Exécutif des musulmans et ses homologues catholique, protestant, anglican, israélite, orthodoxe et laïque. En principe, l’EMB n’est en charge que du temporel du culte. Il n’est pas compétent pour les questions de fond. Celles-ci sont du ressort du Conseil des théologiens, actuellement présidé par Tahar Toujgani (ou Taher Tusgani), un imam anversois d’origine marocaine, cousin de l’imam de la mosquée Al Khalil de Molenbeek, Mohamed Toujgani.
Ce Conseil des théologiens fait partie intégrante du dispositif de l’EMB, mais à usage interne. A peine quatre de ses avis figurent sur le site embnet.be. Rien de contraire, au demeurant. Des élèves peuvent-ils participer à la dissection d’un rein de porc à l’école ? Oui, » l’islam a toujours encouragé la recherche scientifique « . Des élèves musulmans d’une école catholique peuvent-ils se rendre dans une église ? » Les visites des différents lieux de cultes sont des gestes de « vivre-ensemble » et de respect de l’autre, et constituent à ce titre un devoir pour les musulmans. » Les jurisconsultes musulmans donnent aussi leur avis sur les imams et conseillers islamiques (aumôniers) prétendant à une reconnaissance officielle. Ils n’ont émis qu’un seul communiqué. C’était le 23 mars 2016, pour condamner les attentats de Zaventem et de Maelbeek.
Pourquoi n’ont-ils pas réagi à la vidéo de 2009 montrant Mohamed Toujgani exhorter ses fidèles à tuer les » sionistes » qui avaient pris la place des » Mongols » dans une invocation particulièrement enflammée ? C’est l’EMB qui, le 10 janvier, a condamné » avec la plus grande fermeté de tels propos dont la virulence ne s’atténue pas alors même que le discours de l’imam a été prononcé il y a une dizaine d’années » et même si celui-ci a réalisé » toute la peine que cela engendre au sein de la communauté juive » et présenté » ses plus humbles excuses « .
En réalité, quand il s’agit de rappel à la norme, c’est plutôt l’Exécutif qui fait le boulot, un rôle que lui reprochent certains musulmans ombrageux. » Quand il veut accroître sa légitimité extérieure, l’EMB perd sa légitimité en interne et quand il veut accroître sa légitimité en interne, il perd de son crédit à l’extérieur « , résume Hassan Bousetta, professeur de science politique à l’université de Liège, expert en 2004-2005 lors du processus de renouvellement de l’organe chef de culte. » Après les émeutes dans certaines communes bruxelloises au début des années 1990, par un réflexe napoléonien selon lequel la religion contribue au maintien d’un certain ordre public, on a confié aux représentants de l’islam un rôle de facilitateur à l’égard de la communauté musulmane, prolonge Jean-François Husson. On voit aujourd’hui à quel point l’Etat compte sur les aumôniers musulmans pour endiguer le radicalisme dans les prisons. »
Discriminatoire ? » Au xixe siècle, l’archevêché de Malines-Bruxelles s’est démarqué du Vatican en acceptant la Constitution libérale de 1831, répond Jean-François Husson. A la même époque, on considérait qu’il fallait protéger les Anglicans d’ingérences du gouvernement britannique. On pourrait évoquer d’autres cas passés liés au protestantisme ou au culte orthodoxe. Aujourd’hui, certains courants évangéliques et se réclamant du bouddhisme suscitent des inquiétudes. »
L’imprégnation wahhabite
Lorsque l’Etat belge reconnaît l’islam en 1974, il a pour interlocuteur l’Arabie saoudite, une monarchie pétrolière dont seuls quelques précoces lanceurs d’alerte savent le caractère obscurantiste et l’ambition prosélyte. Mais entre monarchies, on se fait confiance. La Grande Mosquée rayonne son islam wahhabite à travers la Ligue islamique mondiale qui y gère le Centre islamique et culturel de Belgique (CICB). » Un arrêté royal du 13 décembre 1978 en faisait l’interlocuteur officiel de l’Etat, rappelle Jean-François Husson. Il est resté en vigueur jusqu’à la régionalisation de la compétence, en 2002, même si, au début des années 1990, le CICB avait déjà cessé de désigner les professeurs de religion islamique. » Le sujet n’est plus tabou après la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2016 : la Ligue islamique mondiale ou Rabita doit quitter le Cinquantenaire. L’Etat a jusqu’au 31 mars prochain pour résilier la convention emphytéotique lui confiant l’ancien Pavillon oriental.
Problème résolu ? » On se trompe d’adversaire en ciblant exclusivement la Grande Mosquée, avertit l’anthropologue Monique Renaerts, ancienne collaboratrice du Centre pour l’égalité des chances entendue par la commission attentats. Cela fait longtemps que les courants salafistes et Frères musulmans ont leur existence propre. Il aurait fallu prendre cette décision beaucoup plus tôt. » En France, le rapporteur de La Fabrique de l’islamisme (institut Montaigne), Hakim El Karoui, a mis aussi en garde contre l’illusion qu’en tenant certains pays à distance, même s’il faut le faire, le radicalisme disparaîtrait de lui-même.
Après une tentative avortée de résistance devant le Conseil d’Etat, » le Centre islamique et culturel de Belgique et la Ligue islamique ont confirmé par courrier qu’ils marquaient leur accord sur la rupture de la concession « , indique le cabinet du ministre de la Justice. Entre-temps, les employés ont reçu leur lettre de licenciement et, poursuit le cabinet, » tous les collaborateurs étant hébergés dans le complexe de la Grande Mosquée ont formellement été informés qu’ils devront avoir quitté le bâtiment au plus tard le 31 mars. »
Mais c’est toujours le même imam égyptien dépêché par la Rabita qui prononce le prêche du vendredi, en attendant que le Conseil d’Etat se prononce sur le retrait de son permis de séjour. Plusieurs groupes ou personnes de son obédience s’efforcent de monter des associations qui pourraient prétendre à représenter les fidèles du parc du Cinquantenaire. La commission d’enquête parlementaire recommande, en effet, de confier la Grande Mosquée à » une nouvelle structure associant l’Exécutif des musulmans de Belgique et une communauté locale « . L’EMB, on voit. Mais quelle communauté locale ?
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