« Interdire est un aveu de faiblesse, y compris sur les réseaux sociaux »
Les réseaux sociaux devraient-ils prendre des mesures contre les discours haineux ? Pour le spécialiste en droit constitutionnel Koen Lemmens (KU Leuven), « en faisant cela nous donnons encore plus de pouvoir à une poignée de multinationales qui ont déjà un pouvoir énorme ».
La liberté d’expression est-elle sous pression ? La discussion revient régulièrement dans les médias ces derniers temps. La semaine dernière, elle a même repris de l’ampleur suite à un arrêt très médiatisé de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Celle-ci a jugé que les utilisateurs de Facebook pouvaient être condamnés pour des commentaires formulés par des tiers. Le jugement concernait l’homme politique français d’extrême droite Julien Sanchez qui a été condamné par les tribunaux français en 2013 parce qu’il n’a rien fait pendant six semaines concernant un discours de haine sur sa page publique Facebook. Tous les commentaires étaient dirigés contre les musulmans. Si pour le président de la N-VA, Bart De Wever la décision de la Cour des droits de l’homme est une ‘ »absurdité juridique », l’expert constitutionnel Koen Lemmens (KU Leuven) est lui plus mitigés à l’égard de l’arrêt.
La CEDH se prononce sur une affaire française, mais dans quelle mesure les politiciens souvent très explicites comme Theo Francken (N-VA) et Tom Van Grieken (VB) vont-ils devoir adapter leur comportement ?
Koen Lemmens : La CEDH part en effet du droit français pour émettre son jugement. Dans le contexte belge, la question se résumera toujours à : « Qu’en est-il de l’article 25 de la Constitution ? Selon notre Constitution, l’auteur est avant tout responsable de ce qu’il écrit. Pas l’éditeur, pas l’imprimeur, pas le distributeur. Ce principe, plus connu sous le nom de responsabilité en cascade, a toujours été interprété comme un moyen d’éviter la censure privée. Toute la discussion consiste maintenant à savoir si l’on peut étendre ce principe de la presse papier aux messages sur Internet.
Quel est votre avis sur ce point ?
Formellement parlant, il n’est pas évident de déterminer qui est l’éditeur sur Internet. Mais, si l’on se penche sur l’esprit de la Constitution, elle stipule vraisemblablement que les gens ne sont pas censés être jugés pour ce que les autres écrivent, surtout quand ces derniers sont connus par leur nom.
On notera aussi que l’un des juges de la Cour a une opinion différente de celle de ses collègues. Elle se demande si cela ne va pas conduire à des formes de censure privée qui poussera les gens à supprimer beaucoup plus vite des réactions à l’avenir. Je dois dire que je trouve cet argument pas complètement infondé. Et donc, pour répondre à la question, je dirais qu’a priori il n’en irait pas de même en Belgique. Mais est-il impossible qu’un juge en Belgique prenne une décision similaire ? Je n’y mettrais pas ma main au feu.
N’est-il pas logique que les politiciens, plus que les autres, gardent leur page vierge de tout commentaire illégal ?
Bien sûr que vous ne pouvez pas tout dire, il y a des limites. Mais je me pose des questions sur le raisonnement de la CEDH. Ce qui est « clairement illégal », l’est-il systématiquement ? Ces dernières années, nous avons vu de nombreux exemples où certains ont estimé qu’ils allaient trop loin, mais ce n’était pas vraiment le cas aux yeux de la loi.
Le débat sur la loi sur les services numériques se déroule actuellement au niveau européen et la Commission européenne souhaite que les géants de l’internet tels que Facebook et Twitter prennent rapidement des mesures contre les contenus illicites, notamment les discours de haine.
Mon gros problème avec ça, c’est que nous donnons encore plus de pouvoir à une poignée de multinationales qui ont déjà un pouvoir énorme. Nous applaudissons lorsque Trump est expulsé de Twitter, mais nous oublions que nous acceptons du même coup que ce soit les grandes entreprises technologiques qui deviennent des gardiens de qui peut être dit ou non. Or ce qui est indécent pour l’un est la liberté d’expression pour l’autre. Aujourd’hui, il s’agit de commentaires racistes, mais demain, il pourrait s’agir de messages critiquant les grandes entreprises technologiques ou le système capitaliste lui-même. Parfois, nous semblons penser que nous résolvons un problème en interdisant quelque chose. Mais le bannissement est un aveu de faiblesse, même sur les réseaux sociaux. Je pense que nous devons plutôt redécouvrir le pouvoir du débat.
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