Carte blanche
Interdiction du voile: sauver la neutralité, c’est arrêter de faire croire qu’elle n’est pas à négocier
Le principe constitutionnel de neutralité de l’Etat n’impose pas en soi l’interdiction du voile pas plus qu’il ne l’exclut. La conclusion d’un compromis politique nourrira forcément des frustrations et des déceptions, mais est indispensable pour la sauvegarde du principe de neutralité, dont les traductions contradictoires et fluctuantes entachent tant son opérationnalité que sa légitimité démocratique.
Depuis au moins 20 ans, nous assistons à une hystérisation du débat public autour de la question du port du foulard dans les services publics. Si nous n’y prenons pas garde, ce débat transformera durablement notre société en un véritable champ de ruines, ne faisant que des vaincus : la neutralité, les droits et libertés individuelles, la cohésion sociale, l’égalité entre les femmes et les hommes, et davantage encore la légitimité de notre démocratie représentative et de ses principaux acteurs.
De plus en plus d’acteurs et commentateurs expriment le point de vue que le politique doit se saisir de cette question pour la trancher et mettre fin aux soubresauts et incertitudes qui résultent des décisions de justice contradictoires et des approches particulières de chaque opérateur public en la matière.
Une solution politique et juridique globale semble en effet absolument nécessaire. Mais cela présuppose une volonté de sortir des tranchées, souvent dessinées de manière artificielle, incohérente et, disons-le, hypocrite. Une solution exigera une capacité de construire un véritable compromis politique, au sens le plus noble du terme, fondé à la fois sur des principes communs et la reconnaissance de la légitimité des préoccupations diverses et contradictoires émanant du corps social.
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Une question en rapport avec les identités est toujours plus complexe à traiter, étant donné les affects personnels voire intimes qu’elle mobilise. Mais au moins s’accorder sur ses termes juridiques et politiques devrait être atteint sans trop de difficultés. C’est une étape préalable indispensable.
Sur le plan juridique, la neutralité de l’Etat, principe constitutionnel qui se déduit de celui d’égalité et de non-discrimination, n’impose pas en soi l’interdiction de signes convictionnels au personnel des services publics, pas plus qu’il ne l’exclut. Tant l’interdiction que l’autorisation du port du foulard peuvent être juridiquement conformes au principe de neutralité. Celui-ci impose à l’autorité publique de traiter ses citoyens de manière égale, et implique par conséquent que ses agents garantissent ce principe vis-à-vis des usagers. L’obligation de neutralité des apparences est une des modalités potentielles pour en assurer l’effectivité, au-delà de la seule neutralité des actes.
Partant, si le principe constitutionnel de neutralité n’impose pas de manière générale cette modalité précise, il ne l’interdit nullement, et une interdiction des signes religieux peut aussi être conforme, en tous cas en son principe, aux droits et libertés garantis par notre Constitution et les instruments internationaux relatifs aux droits fondamentaux.
Il y a déjà plus de 15 ans, le rapport de la Commission du dialogue interculturel coprésidée par la libérale Annemie Neyts et le socialiste Roger Lallemand rappelait que le principe de neutralité pouvait se traduire par différentes conceptions et modalités, qu’il revenait au pouvoir politique d’arbitrer.
Neutralité des actes ou neutralité des apparences, nos administrations connaissent déjà, parfois depuis des nombreuses années, tout l’éventail des différentes traductions possibles du principe constitutionnel de neutralité. Au sein de nombreuses administrations – du local au fédéral -, le port du voile est autorisé quand le personnel n’est pas en contact avec le public. A Malines, le bourgmestre libéral, Bart Somers, a autorisé le port de signes convictionnels dans ses services, en compris dans les tâches en contact direct avec les citoyens. Cette situation prévaut aussi à Gand. D’autres administrations et opérateurs publics connaissent une interdiction générale des signes convictionnels, comme à la STIB.
Sur le plan politique maintenant, force est de constater que ni l’option d’une interdiction absolue, ni celle d’une autorisation générale ne semble recueillir un soutien largement majoritaire au sein des parlements et à travers eux du corps social, en particulier à Bruxelles.
On rajoutera même qu’aucun acteur ne semble réellement demander d’un côté une autorisation générale, visant tous les secteurs et toutes les fonctions en leur sein, et de l’autre une neutralité des apparences ou « présomption de neutralité » absolue, difficilement envisageable, sauf à décider de régler la taille de barbes ou d’interdire à des militants ou mandataires politiques d’occuper des fonctions, dirigeante ou non, dans les administrations.
Sauf à faire le choix délibéré d’entretenir la confrontation sur cette thématique et laisser les administrations et leur personnel dans l’incertitude au fil des décisions de justice, la construction d’une solution politique exige un compromis situé entre les deux conceptions les plus antagonistes de la neutralité.
S’accorder sur ces considérations juridiques et politiques de départ ne suffit pourtant pas à créer un climat politique et social susceptible de favoriser la conclusion d’un pacte. Une compréhension des points de vue de l’autre est fondamentale.
Pour un nombre très important de citoyens, en ce compris de confession musulmane, et au nom de raisons légitimes, l’idée que l’autorisation du port du voile serait l’alpha oméga de la liberté des femmes et de la reconnaissance de leur place dans la société est extrêmement problématique sinon heurtant. Il doit être possible de plaider pour cette autorisation tout en veillant en même temps à ne pas laisser accréditer cette idée. Même librement porté, le voile n’est pas qu’un simple vêtement. Il est porteur de significations volontairement extériorisées diverses, parfois politiques, ou qui prennent leur source dans le patriarcat et la sujétion des femmes. Respecter le choix de le porter, c’est aussi et surtout garantir le choix de ne pas le porter, et se donner les moyens de l’assurer.
Les défenseurs de sa plus large autorisation devraient aussi reconnaître que nulle liberté individuelle, religieuse ou non, n’est absolue dans une société démocratique.
Enfin, il est aussi difficile pour un certain nombre de citoyens de considérer qu’une personne qui refuse de se séparer temporairement d’un signe au nom de ses convictions religieuses – quitte à renoncer à un emploi – puisse toujours faire abstraction de ses convictions dans l’exercice de sa fonction.
De l’autre côté, on ne peut manquer de s’interroger sur la cohérence sinon la sincérité de certains défenseurs d’une interdiction totale du voile au nom de « principes non négociables ».
Ceux qui font les sauts de cabri les plus hauts s’agissant du voile et des citoyens de confession musulmane s’accommodent, pour beaucoup, de nombre d’entorses massives et bien réelles à une version chimiquement pure des principes de neutralité et de séparation entre l’Etat et les Eglises (financement public des cultes et des fabriques d’église, délégation de missions de service public à des écoles confessionnelles…). Ce double standard blesse de nombreux citoyens musulmans, y compris sécularisés. Implicitement sinon explicitement, il renvoie à leur statut et à l’observation d’une inégalité de traitement.
On ne renonce pas aux valeurs des Lumières en reconnaissant que le pluralisme culturel de la société belge contemporaine interroge les contours et points d’équilibre des compromis historiques, négociés dans un cadre et un contexte différents. Façonnés, essentiellement, par les composantes « laïque » et catholique de la société à la mesure de leurs intérêts et réalités propres, leurs contours et points d’équilibre sont devenus dans certaine une mesure indifférents voire inadaptés au pluralisme culturel actuel.
Ces éléments devront à notre estime être nécessairement pris en compte pour permettre la construction d’un compromis politique, et ouvrir un dialogue serein et respectueux, visant à traduire le principe constitutionnel de neutralité de l’Etat de manière concrète et cohérente par rapport à son objectif.
L’exercice devrait viser à déterminer quelles sont les fonctions dont la nature justifie d’imposer à ses titulaires une neutralité des apparences pour garantir la neutralité de l’Etat, en plus de la neutralité des actes imposée de vigueur quelle que soit la fonction.
Bien sûr, il y a des cas plus évidents que d’autres. Comment une neutralité des apparences peut-elle se justifier dès lors que l’agent ou travailleur du secteur public exerce des tâches sans être visible par les usagers ? Elle nous semble ici sans véritable objet. Chacun a pu déjà communiquer par mail avec tel ministère ou administration communale ; que l’agent qui nous réponde porte ou non le voile ne peut par définition altérer l’apparence de neutralité.
S’agissant des fonctions et tâches effectuées en contact visible avec le public, il est intéressant de revenir sur la comparaison, certes très imparfaite, que le président du MR a mobilisée récemment pour justifier le principe d’une interdiction générale du port des signes. Selon lui, on ne peut imaginer qu’une personne portant un tatouage visible du club de Bruges puisse arbitrer un match opposant cette équipe à une autre sans mettre en doute son impartialité dans l’exercice de sa mission. Le rôle d’un arbitre de football est de contrôler les respects des règles du jeu, en disposant d’un très large pouvoir d’appréciation et d’un pouvoir de coercition.
Ces prérogatives existent dans le chef d’un certain nombre d’agents, sans aucun doute. Mais pas de tous, très loin de là. Certains agents exercent parfois des tâches visibles ou en contact avec l’usager, mais sans disposer d’aucune prérogative similaire. On perçoit par exemple mal comment la tâche d’un agent d’entretien au sein d’un bâtiment public puisse être exercée de manière non neutre. Et partant, en quoi une interdiction du voile au nom de la neutralité des apparences, serait requise aux fins de garantir la neutralité de ses actes et le sentiment d’impartialité. Même interrogation pour le conducteur de métro de la STIB ou son personnel technique, au contraire des contrôleurs, qui eux disposent d’une partie des prérogatives évoquées.
Déterminer de manière précise les tâches nécessitant une obligation de neutralité des apparences est un travail minutieux et fastidieux, dans lequel les subjectivités et expériences sociales personnelles peuvent parfois jouer un rôle. Mais il n’est pas hors de portée. Cette approche permet aussi, dans le respect d’un cadre fixant une typologie et au-delà des cas les plus évidents, d’offrir une place au dialogue social et aux particularités de chacune des administrations et de chaque service public concerné.
Il faudra aussi définir le caractère ostentatoire d’un signe convictionnel et fixer des limites, s’agissant des tâches et fonctions pour lesquelles son port demeurerait ou deviendrait autorisé[1].
Selon la logique décrite, il pourrait par exemple être décidé, au nom de la neutralité des apparences (ou présomption de neutralité) requise par la nature de leurs tâches ou les prérogatives qui leur sont confiées, d’interdire tout signe convictionnel aux policiers, aux magistrats ou aux enseignants.
En revanche, le personnel des services publics exerçant des tâches ou fonctions sans contact visible avec le public serait autorisé à porter le voile selon les modalités définies, de même que le personnel exerçant des tâches parfois visibles ou en contact avec le public, mais dont la nature et l’absence de pouvoir d’appréciation rendent l’interdiction du voile au nom de la neutralité des apparences superflue. On pense par exemple ici au personnel technique, voire à des tâches administratives sans aucun pouvoir discrétionnaire.
La conclusion d’un compromis politique nourrira forcément des frustrations et des déceptions, mais elle est indispensable pour la sauvegarde du principe de neutralité, dont les traductions contradictoires et fluctuantes entachent tant son opérationnalité que sa légitimité démocratique.
Sur cette question, gardons bien en tête que l’absence d’accord ne signifie pas le maintien d’un régime précis de neutralité qui correspond aux thèses défendues par l’un des acteurs politiques ; l’absence d’accord dans ce dossier signifierait l’absence de normes claires en matière de neutralité. Les citoyens et opérateurs publics seraient mis sous pression par la justice et par un débat public virulent, où s’exacerbent les clivages identitaires.
Une absence de solution politique ne signerait pas seulement la disqualification profonde du principe de neutralité, elle mettrait en évidence l’incapacité de notre démocratie représentative à résoudre pacifiquement les conflits qui la traversent.
Ceux qui feraient le choix de préférer une campagne électorale de 3 ans sur cette question à leur disponibilité à conclure un accord porteraient une lourde responsabilité dans la démonétisation de notre système politique et la fracture de notre société.
Il y a des rendez-vous avec l’histoire à ne pas rater, aujourd’hui, plus que jamais.
[1] Comme l’a suggéré Caroline Sägesser, chargée de recherches au CRISP, on imagine mal une femme venir travailler en tchador. En revanche, l’autorisation du turban pourra aussi permettre d’éviter de demander aux femmes qui le portent à la suite d’une chimiothérapie de produire un certificat médical.
Jérémie Tojerow, militant socialiste
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