Inondations, un an après: «Je pense que la vallée va un peu mourir…»
Un an après les inondations de juillet 2021, c’est une évidence: les habitants des lieux accusent le coup, à des degrés divers. Certains ont reconstruit, d’autres attendent. La page, en tout cas, est loin d’être tournée, au péril, parfois, de la santé mentale.
Il suffit de parcourir la vallée de la Vesdre, entre Liège et la région verviétoise, et le constat s’impose. Pour la plupart des Belges, la vie a sans doute repris son cours, après l’effroi de juillet 2021. Dans les localités frappées par les inondations, le chapitre est loin d’être clos.
Tout au long de la nationale 61, qui longe la rivière, le contraste est frappant. Certains bâtiments ont de toute évidence été rénovés, d’autres sont toujours en l’état, comme à l’abandon, les portes et fenêtres obturées. D’autres maisons, nombreuses, sont en travaux. Les camionnettes des corps de métier longent les routes, les sacs de plâtre sont posés sur les trottoirs, les engins de chantier sont à l’œuvre. Sur beaucoup d’habitations ont aussi fleuri les affiches «A vendre».
Les inondations de l’été 2021 ne se sont pas encore achevées, ni sur le plan matériel ni dans les esprits.
«On a beaucoup refait nous-mêmes: plafonnage, parquet, tapisserie, etc. On en a eu, du boulot.» La chaudière a été remplacée, la cuisine aussi. Restent encore les carrelages de la terrasse à changer. A Prayon, dans la commune de Trooz, de grands travaux sont en cours le long des berges. Devant la maison de Jacky et Lola, des ouvriers reconstruisent les trottoirs. L’intérieur, lui, a été remis à neuf, grâce à la pugnacité de ce couple d’une petite septantaine d’années. Un écriteau est affiché dans le hall d’entrée: «La maison du bonheur». Ils ne se sont pas laissé abattre.
«Franchement, je suis fatiguée», laisse échapper Lola. C’est que le couple a dû puiser dans ses ressources. «Il a fallu vivre sans eau, sans électricité, sans télévision, sans Internet. Et dans cette humidité ambiante, pendant de longs mois…»
Engager une conversation avec les habitants de la vallée laisse souvent apparaître des souvenirs intacts de ces heures horribles. Mais aussi des sentiments mélangés, entre lassitude, incertitude, amertume et reconnaissance. Et une forme de pudeur, souvent: «Moi, ça va. Je pense que c’est plus difficile à vivre pour d’autres.»
Tous ont une histoire singulière, entre la débrouille, les formalités, les experts en assurances, les devis, les innombrables appels téléphoniques, la pénurie et les prix des matériaux, les entreprises tombées en faillite, les chantiers. Rien ne leur a été épargné.
Il y a aussi la reconnaissance, cette conscience d’avoir été, malgré l’adversité, au cœur d’un mouvement de solidarité assez inédit. «Je tiens à dire merci aux Flamands. Sans eux, on ne s’en serait pas sortis. Merci aux policiers de Gand qui ont vidé les caves, merci aux secours venus de partout», lance Jacky. Ils l’admettent, un peu de rancœur subsiste aussi, envers la Croix-Rouge, par exemple, ou de curieux venus se délecter du triste spectacle dans les jours qui ont suivi la catastrophe.
«Je reste sur mon navire»
Il faut aujourd’hui vivre en ces lieux, coutumiers des crues, mais jamais dans des proportions aussi extrêmes que celles subies voici un an. La Vesdre est là et s’écoule. «Lorsqu’il y a de fortes précipitations, Jacky va surveiller la rivière, désormais, pointe Lola, espérant ne plus avoir à revivre l’expérience. Les travaux sont en cours sur les berges, où de grosses pierres ont été posées. J’ai peur qu’en cas de crue, elles viennent carrément arracher les maisons.»
«On nous demande parfois pourquoi nous sommes restés, s’étonne Jacky. Que voulez-vous que je vous dise? Lola vient d’ici, on a construit notre vie ici. Doit-on vendre une maison dont le prix serait dévalué? Je suis un capitaine, je reste sur mon navire.»
A quelques encablures de là, le quartier de la Fenderie et sa bonne trentaine d’habitations sociales. «Un quartier fantôme», décrit Jean-François, de passage, qui travaille pour la société locale de logements publics. «Les gens ont été pris au piège. Un tsunami», raconte-t-il, depuis cette zone coincée entre un méandre de la Vesdre et un bief la reliant au château.
En raison d’un pont endommagé, cette presqu’île avait été coupée du monde durant plusieurs semaines. «C’est bizarre, je suis souvent venu dans le village, il y avait de la vie, on connaissait les gens», ajoute Jean-François. La zone est déserte à présent. Seules subsistent les maisons éventrées et les marques toujours visibles de la crue, jusqu’au premier étage des habitations.
«C’est Bagdad, ici»
A Trooz, un autre quartier a été coupé du monde, celui de La Brouck. «L’eau est montée à deux ou trois mètres. Le panier de basket du quartier, on ne le voyait plus», se souvient Gwenaël, 33 ans.
Là, comme ailleurs, les maisons en cours de rénovation côtoient les ruines. «Tout le monde ne vit pas le même malheur, en fait. Mes parents ont rénové. D’autres n’ont pratiquement jamais remis les pieds dans le quartier. Tout est encore en cours.»
A La Brouck aussi, on se souvient dans le détail des événements. «La rivière sauvage, comme l’appelle Gwenaël. L’eau déferlait de partout, c’était dingue.» Une atmosphère plutôt étrange y règne aujourd’hui, entre une vie qui reprendrait doucement son cours et des allures de no man’s land. «Vous savez ce qui ferait du bien au moral des gens? interroge Concetta, une autre riveraine. Qu’on refasse les routes. Je ne parle pas de la commune, qui n’a plus d’argent. C’est à l’Etat d’agir. A l’extérieur, rien n’a changé. C’est Bagdad, ici.»
Certains habitants se posent une autre question: la vie reprendra-t-elle comme avant? Des personnes ne reviendront pas. De nouvelles sont arrivées, à la recherche de logements bon marché, font savoir les riverains.
«L’ambiance n’était déjà plus la même que lorsque j’étais gamin», se souvient Gwenaël, qui a grandi à La Brouck. Les commerces rouvriront-ils? Les gens du coin reviendront-ils? «Je pense que la vallée va un peu mourir», glisse-t-il, incrédule.
Grosse déprime
Dans l’entité de Trooz comme dans les autres villes et villages, chacun traverse cette période avec ses armes, ses heurs et malheurs, son deuil parfois.
Une réalité est moins visible que les dégâts matériels: le gros coup de blues vécu par des milliers de personnes. Un stress post-traumatique resté latent, que confirme Martine Haas, psychologue et coordinatrice du Réseau de santé mentale de l’Est, en région verviétoise. Elle évoque une «énorme dépression collective» dans la région, observant une population qui subit un contrecoup.
«On les voit arriver maintenant, les patients. Ils ont été occupés à gérer l’urgence, les dossiers d’assurance, etc. Puis il y a un relâchement. On n’est pas sortis de l’auberge», témoigne-t-elle.
Les victimes ont eu à vivre tous ces mois dans l’humidité, les odeurs, les débris. «Encore aujourd’hui, les stigmates sont très visibles. On n’en voit pas le bout. C’est compliqué de tourner la page», pour des personnes ayant vécu des pertes. Le deuil ne porte pas nécessairement sur le décès d’une personne. «Les gens ont perdu toute une partie de leur vie: leur maison, les photos de leurs parents, les premiers souvenirs de leurs enfants, etc.»
Les victimes commencent à exprimer leur mal-être, sans spontanément mettre le doigt sur son origine. «Elles viennent pour des raisons très généralistes: fatigue, stress, etc. Puis à un moment, on en vient aux faits: elles ont été inondées et le vivent mal.»
Certaines éprouvent un sentiment de honte, «c’est typiquement le syndrome des victimes qui culpabilisent». L’évitement est parfois une option: on n’emprunte plus telle rue, on contourne tel quartier. Des stimuli pouvant sembler anodins pour tout un chacun peuvent aussi déclencher du stress: une chute de pluie, des sons, des odeurs rappelant juillet 2021.
Le développement de stress post-traumatiques ne doit pas être négligé, estime également Océane Ghijselings, psychologue à l’ASBL Un Pass dans l’impasse, qui a envoyé des équipes mobiles pour soutenir la population locale jusqu’en septembre 2021. «Se dire que ça finira par passer n’est pas une bonne idée. Plus ça persiste, plus ça risque de se consolider dans la durée», typiquement avec des symptômes tels que la fatigue, l’irritabilité ou l’hypervigilance. Une sorte d’état d’alerte particulièrement éreintant pour des victimes tenues de vivre au côté de cette rivière devenue une ennemie potentielle.
Certaines se lèvent encore la nuit, lorsqu’il pleut, confirme-t-on au «Dasi» de Verviers, l’un des quatre dispositifs d’accompagnement social Inondations coordonnés par l’Agence wallonne pour une vie de qualité (Aviq), en collaboration avec les relais sociaux locaux. Ces équipes de travailleurs psychosociaux sont en prise directe avec la détresse de la population. «Les gens sont en train de craquer», indique-t-on à l’ Aviq. A des degrés divers, en fonction des lieux et des situations. «Souvent, le logement constitue le problème majeur. Les gens vivent dans des lieux encore humides, insalubres, les champignons poussent, les dossiers traînent et les ennuis s’accumulent», rendant le besoin d’un appui psychosocial plus que nécessaire sur le long terme.
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