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Inceste, comment briser le silence? (débat)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’affaire Duhamel, en France, met en évidence la difficulté de parler des crimes d’inceste. Le silence imposé aux victimes est un redoublement de la violence, estime Marc Crépon, philosophe et écrivain. Emmanuel de Becker (SOS enfants CHU Saint-Luc) plaide, lui, pour des campagnes de sensibilisation ou l’écoute d’un tiers qui peuvent aider l’enfant incesté.

Marc Crépon, philosophe: « La société doit d’abord apprendre à nommer l’inceste »

Le silence imposé aux victimes est un redoublement de la violence, estime Marc Crépon, philosophe et auteur deCes temps-ci. La société à l’épreuve des affaires de moeurs(1). Le mouvement #MeTooInceste rompt leur isolement.

Qu’est-ce que l’interdit de la parole ajoute à la souffrance des victimes d’inceste?

Il n’y a pas d’inceste qui ne renvoie à des rapports de domination. Lorsque le membre d’une famille s’autorise à disposer du corps d’un enfant, il étend, d’une façon monstrueuse, son emprise sur l’ensemble de la famille qui préfère ne pas voir, et ne rien dire, qui fait mine d’ignorer et se rend ainsi coupable de complicité. L’enfant abusé est l’otage de ce silence. Son agresseur dispose de moyens divers pour le lui imposer: le chantage affectif (« si tu parles, tu vas briser la famille, faire beaucoup de mal à ta mère, tes frères et soeurs ») mais aussi la terreur. Il en résulte que l’enfant est privé du secours qu’il serait en droit d’attendre des êtres auxquels il est le plus attaché. La relation de confiance qui devrait le lier au monde qui l’entoure est soudain brisée. Le silence est un redoublement de violence, parce qu’il ajoute à l’agression, comme une de ses composantes, un sentiment d’abandon. Enfin – et c’est peut-être le plus terrible -, il expose celui qui se voit contraint de cacher son agression à la honte d’en partager le secret avec son agresseur et à son profit. La vérité de ce silence, c’est, en effet, qu’il ne s’inscrit pas dans la durée de la même façon pour la victime et pour celui qui l’a violée. Tandis qu’il permet au second de poursuivre sa vie sans crainte, il entretient le traumatisme qui ronge la vie de la seconde.

Il faut faire de l’attention, du soin et du secours qu’appelle la vulnérabilité des enfants une exigence prioritaire inconditionnelle.

Comment aider à rompre ce silence?

Quand une société entreprend de faire reculer son seuil de tolérance à une violence dont elle s’était trop longtemps accommodée, elle doit d’abord apprendre à la nommer. Il faut donc bannir de notre vocabulaire ce qui introduit de la confusion, à commencer par la « notion de consentement ». Cela n’a pas de sens de se poser la question pour un enfant qui n’est pas plus en mesure de dire « oui » que « non » et qui, en ce sens, ne consent jamais. Il faut donc dire et redire aux victimes d’actes incestueux qu’elles n’ont pas à se poser la question, troublante, de savoir, si elles ont (ou non) consenti. Durcir la langue, c’est dire et répéter à ceux qui le subissent autant qu’à ceux qui le commettent que l’inceste est un crime condamnable qui doit être dénoncé comme tel et dont il est juste de penser qu’il appelle une réparation. Cela suppose que les différentes institutions chargées de recueillir la parole des victimes soient toujours davantage préparées à le faire. Il importe que rien dans la procédure ne puisse se retourner contre elles et les fragiliser au lieu de les encourager à briser les murs du silence. Elles ne devraient jamais se trouver dans la position de devoir « rendre des comptes », comme s’il était légitime d’accueillir leur parole avec cette prudence principielle qui profite à leurs agresseurs.

Marc Crépon, philosophe, directeur de recherche au CNRS.
Marc Crépon, philosophe, directeur de recherche au CNRS.© BELGA IMAGE

Vous écrivez que la tolérance de la société pour ces abus qu’elle ne veut pas voir n’a pas été le fait du hasard. Comment expliquez-vous cette complicité?

Je vois trois raisons au moins qui expliquent autant cette complaisance que le tabou dont l’inceste fait l’objet. La première tient à la minimisation des effets de l’inceste, c’est-à-dire de son traumatisme. Ce qu’il faut rappeler ici, ce sont tous les mots, toutes les expressions qui ont pu contribuer à l’édulcorer (« sexualité infantile », « libération des moeurs ») qui, prises à contre-sens, ont pu faire croire que l’inceste était une chose « banale », « ordinaire », « pas si grave »: « tout le monde fait ça. » C’était oublier le traumatisme, les rapports de domination et, surtout, c’était ignorer qu’il n’y a aucune « libération » qui donne aux adultes un droit, forcément mortifère, sur la sexualité de leurs enfants. La seconde raison, qui vaut pour tous les actes pédophiles, non seulement les actes incestueux, mais le viol des enfants couvert par l’Eglise, les fédérations sportives, les milieux artistiques, etc., tient à leur pari de l’effacement. Comme si, au bout du compte, les enfants finiraient par oublier. Ce que toutes les affaires venues sur le devant de la scène ces dernières années révèlent, c’est que ce pari, outre qu’il est criminel, est intenable et néfaste. Rien ne s’efface. La troisième est que l’inceste atteint très profondément l’idée que nous nous faisons de la famille, révélant au coeur de tous les attachements qui la définissent, la possibilité d’une perversion destructrice quasiment structurelle. Rien de plus dérangeant, en effet, que de voir remise en question notre idéalisation de la famille.

Quel rôle la société actuelle peut-elle jouer dans ce travail de solidarité aux victimes?

Cette solidarité est triple. Elle concerne tout d’abord les victimes entre elles. Il a fallu que quelques-unes aient le courage considérable de parler pour que la parole de milliers d’autres se libère. Le premier effet du mouvement #MeTooInceste aura été de rompre, en même temps que le silence, la solitude et l’isolement de celles et ceux qui vivaient depuis longtemps avec un traumatisme qu’ils s’interdisaient de partager avec d’autres. Du coup, c’est la société tout entière, toutes générations confondues, qui se sent concernée par ce fléau qui vole leur enfance à des dizaines de milliers d’enfants. Etre « concerné », cela veut dire tout d’abord « s’interdire de couvrir des actes impardonnables » pour tenter de protéger ce qui ne doit pas l’être. Cela revient à faire de l’attention, du soin et du secours qu’appelle la vulnérabilité des enfants une exigence prioritaire inconditionnelle. Enfin, c’est à l’Etat de prendre le relais de la solidarité, en manifestant une volonté politique double: la répression des agressions et l’organisation d’une politique du soin et de la réparation, dont les moyens seraient enfin à la hauteur de la gravité des blessures.

Emmanuel de Becker (SOS enfants CHU Saint-Luc): « On ne pourra jamais forcer une victime à parler »

Pour Emmanuel de Becker, coordinateur de SOS enfants au CHU Saint-Luc à Bruxelles, des campagnes de sensibilisation ou l’écoute d’un tiers peuvent aider l’enfant incesté. Mais les ressorts de la prise de parole sont complexes.

Comment peut-on rompre le silence qui accompagne souvent l’inceste?

Il est important de préciser que l’inceste qualifie des relations sexuelles où il y a un interdit, par exemple entre un père et son enfant, un frère et sa soeur, un grand-parent et son petit-fils… Avec l’évolution des mentalités, on a aussi appelé inceste une relation dans laquelle ne figure pas nécessairement un lien de filiation, notamment quand est impliqué le nouveau compagnon de la mère. L’inceste est aussi marqué par un impossible sur le plan légal, une union maritale. Pourquoi l’enfant est-il empêché de parler dans ces cas? D’abord, parce que l’inceste est une relation extrêmement exclusive où la passion, qui prévaut malheureusement, est destructrice et peut l’être pendant de nombreuses années. J’ai rencontré des jeunes mères de famille qui continuaient à être incestées par leur père alors qu’elles étaient majeures. Cette emprise dans une relation affectueuse et destructrice par essence peut amener à ce que la victime ne parle jamais. Ou tardivement. Elle est complètement inféodée à l’autre, comme anesthésiée. Elle va estimer que ce lien ne doit pas être connu de tiers et donc s’adapter à cette situation. C’est le syndrome d’accommodation. D’autant que les auteurs sont parfois extrêmement stratèges. A côté de la relation abusive, ils vont accorder des privilèges à la victime qui, du fait de ces « bénéfices » secondaires horribles, sera poussée à conforter le silence de la relation. Plus l’enfant est jeune, moins il aura le libre arbitre et le discernement pour se rendre compte que les limites sont dépassées et que la relation bascule du côté sombre.

L’enfant peut franchir le pas pour protéger un frère ou une soeur.

Comment peut-on, comme personnel soignant ou association d’aide, contribuer à briser ce silence?

Il n’est pas fréquent qu’un enfant dénonce une relation incestueuse. Il peut arriver à franchir le pas non pour se protéger mais plutôt pour protéger un frère ou une soeur lorsqu’il se rend compte que le père est en train de se tourner vers d’autres enfants de la famille. Il se dit: « Je me suis tu jusqu’à présent. Je me suis, d’une certaine manière, sacrifié face à ce père. Mais il est hors de question que, comme grande soeur ou grand frère, je ne prenne pas position pour protéger un plus jeune. » En grandissant, l’enfant incesté peut aussi prendre conscience, en regardant une émission de télé, en écoutant un enseignant ou un moniteur, en étant confronté à une campagne de sensibilisation, que ce qu’il a subi relève de la transgression. L’enfant ne va pas nécessairement se confier au parent non incestueux. Il redoutera l’impact que ses paroles pourraient avoir sur lui. Il se confiera donc plus volontiers à un tiers, ami, enseignant, responsable de mouvement de jeunesse. Comme professionnels, il n’est pas rare que nous soyons sollicités en marge de camps scouts ou autres. L’enfant a été extrait de son cadre familier pendant une semaine voire plus, ce qui lui a permis de révéler ce qu’il se passait au sein de la famille. Mais il arrive aussi que des personnes ne parlent jamais. Je me rappelle de grands-parents qui accompagnaient leur petite-fille suivie pour des maltraitances commises par ses parents. Le récit de l’enfant a rappelé à la grand-mère de 70 ans son propre vécu traumatique, un inceste à l’âge de 8 ans. Pendant plus de soixante ans, elle l’avait complètement refoulé. On ne pourra jamais forcer une victime à parler.

Emmanuel de Becker, psychiatre, coordinateur de l'équipe SOS enfants au CHU Saint-Luc à Bruxelles.
Emmanuel de Becker, psychiatre, coordinateur de l’équipe SOS enfants au CHU Saint-Luc à Bruxelles.© BELGA IMAGE

Comment la société peut-elle agir?

Elle agit. L’enfant a longtemps été considéré comme un objet que l’on pouvait utiliser à sa guise. La Convention internationale des droits de l’enfant existe depuis une trentaine d’années. On peut se réjouir de cette évolution, même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Elle a conduit à l’organisation de campagnes de sensibilisation et à la mise en place d’équipes de professionnels qui accompagnent ces situations complexes.

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