Jean-Marc Rombeaux
Ils ont voté… Et puis après ?
27 mai matin. C’est la gueule de bois. Un Flamand sur cinq a voté pour le Vlaams Belang et un parmi quatre en faveur de son ersatz, la N-VA. 28 mai, nouveau coup bas et dur. Le Politologue Bart Maddens assène que le Belang et la N-VA doivent devenir l’axe d’un prochain gouvernement [2]. La sidération prévaut. Pourtant, ce nouveau séisme noir répercute des tendances à l’oeuvre ailleurs et singulièrement en France.
Les Partis traditionnels s’effondrent voire s’effacent. Les extrêmes se tutoient et s’entretiennent. Le vote s’éparpille et est volatile.
Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur et Nicolas Sarkozy, candidat présidentiel avaient en leur temps radicalisé leur discours escomptant rafler la mise. Erreur fatale. Ce fut le Front National qui l’emporta. En débat avec Tom Van Grieken, Theo Francken reconnu suivre le Belang en matière de migrations. « Le Vlaams Belang est comme le canari dans la mine« [3]. Au plus fort de la crise sur le pacte migratoire, la N-VA lança via le net une campagne anti-migrant, une soi-disant erreur de son QG. Philip Dewinter jubila : « le plus grand parti nous suit !« . Le 26 mai, des électeurs droitiers qui avaient préféré la NVA en 2014 sont revenus au bercail. L’original est préféré à la copie.
Les discours de rejet sont monnaie courante dans l’espace public. C’est le fonds de commerce de tristes sires comme Trump, Salvini et Orban. A cet égard, la responsabilité de feu le Gouvernement fédéral est moralement engagée. Il fut laxiste face à la parole limite xénophobe du Secrétaire d’Etat à la Migration, ne lui envoyant que de molles et vaines réprimandes.
En France, aux européennes, le Rassemblement national domine après s’être ramassé lors du débat présidentiel. En même temps, la France insoumise est rétamée, siphonnée par Marine Le Pen. Le Belang annonce la retraite à 65 ans, 6 % de TVA sur l’électricité, 1500 euros au moins pour les minima sociaux ? Il cartonne et chipe des électeurs au Sp.a. Quelle est la potion de cette magie noire ? Elle consiste à lancer des promesses de protection sociale en conservant les fondamentaux, le noyau dur du rejet de l’étranger et de la différence. C’est devenu rouge à l’extérieur, mais reste brun à l’intérieur. Cela ressemble à une tomate avariée et à la ligne qui permit au National-socialisme d’être hégémonique en Allemagne dans les années 30.
Avec une différence de taille. L’Allemagne d’alors était laminée avec un chômage dramatique et des marks payés en brouette. La Flandre d’aujourd’hui, elle, s’affiche prospère et au plein emploi. Manifestement, la béatitude n’est point au rendez-vous. Le Gouvernement fédéral avait une majorité flamande léonine et une idéologie fort homogène. S’il fut le théâtre de chamailleries, son cap était résolument droitier. Le tax shift a relativement plus bénéficié aux revenus élevés. Ou sont-ils ?
Décisif dans la campagne : internet. Depuis l’élection de Trump, on sait que ce formidable outil de communication est aussi une redoutable arme de désinformation massive. Le Belang n’a pas lésiné : 800.000 euros. Une autre dimension pose question. La psychologue américaine Jean M. Twenge a analysé la génération internet aux USA. Controversée, son analyse est interpellante. Connectée en permanence, cette génération vit largement dans un univers virtuel et a relativement moins d’interaction sociale. Si ces jeunes sont globalement plus tolérants, ils sont plus immatures, anxieux, déprimés et relativement plus conservateurs sur certains thèmes. En 2016, 48 % des jeunes hommes blancs de 18 à 29 ans ont voté pour Trump, contre 43 % pour Clinton.
S’il y a une jeunesse planétaire, colorée et plutôt féminine, il y aussi une jeunesse identitaire plutôt blanche et masculine. Dans nos rues, la jeunesse flamande a eu le visage charismatique d’une Antigone disciplinée aux genres mélangés, Anuna De Wever. A un opposé très « alt right », une autre plastronne. Elle est incarnée par Dries Van Langenhove, fondateur de Schild & Vrienden, complice de Génération identitaire et vainqueur du 26 mai.
Nombre de pays sont en panne de leadership démocratique. Comme au niveau francophone, c’est le cas en Flandre. Un tribun bouledogue façon Louis Tobback ou un bulldozer expérimenté à la Jean-Luc Dehaene n’ont aucun équivalent. La ligne du CD&V est insipide et celle du Sp.a erratique. Ce dernier a subi un bashing implacable de la N-VA aux communales et a ensuite convolé avec elle. Au scrutin du 26 mai, ce parti socialiste n’a pas su capter les attentes de protection sociale.
Qu’est-ce qui éveille les Flamands ? C’est le titre d’une enquête menée pour la VRT début 2019 [4]. Les conclusions sont décoiffantes. « Il existe un grand sentiment d’injustice chez les Flamands. Quiconque a de l’argent ou du pouvoir peut se permettre plus que la personne ordinaire« . Ils se posent « beaucoup de questions sur les privilèges des politiciens ou l’impunité dans notre société« . La sécurité et la justice les préoccupent. Selon eux, les décideurs politiques n’accordent pas suffisamment d’attention à leur bien-être psychologique. Près de la moitié des répondants se sont parfois sentis seuls. En revanche, l’expression est jugée « trop dure sur les médias sociaux » et « la solidarité est nécessaire à l’avenir « . Le Flamand moyen reste quand même optimiste quant à l’avenir.
Dans une Flandre riche et dominante, un sentiment d’éternel « underdog » et d' »anti-establishement » semble persister. La fin abominable de Julie Van Espen y a vraisemblablement attisé le ressenti d’impunité et l’attente de sécurité. « Life is hard, so am I » [5]. On peut se demander si la dureté envers l’immigré n’est pas une sorte de transitivité reptilienne chez certains.
Autre enseignement de cette analyse: le climat préoccupe de nombreux Flamands. Mais si un engagement concret est demandé, il y a peu d’enthousiasme. Le climat n’est pas une priorité. Sur ce point, il est à parier que les francophones ne diffèrent guère. L’amalgame démagogique entre souci du climat et rage taxatoire paraît peser lourd.
Selon cette enquête toujours, les Flamands veulent surtout que la politique s’occupe d’eux, et d’abord de leurs pensions et soins de santé. En matière de diversité, une différence existe entre la théorie et la pratique. La multiculturalité de la société est un fait reconnu. Toutefois, une personne qui s’intègre n’est pas forcément bienvenue. Ce type de position est répandue en Europe et n’a rien de neuf. « C’est pour nous, pas pour vous « . « C’est du mélange, et ça nous dérange » [6].
Bien avant le 26 mai, une amie flamande m’a dit : « de mensen haken af » (les gens décrochent). 1,38 million d’électeurs n’ont pas voté ou déposé un bulletin soit nul soit blanc à la Chambre. C’est 122.000 de plus qu’en 2014. Les Sans partis restent de loin la première force du pays et elle monte nettement dans un inquiétant mutisme. Le Vlaams Belang a lui dévoyé 810.177 votants, 41 % de moins. Leurs plus grands nombres ne sont pas des « déplorables ». Il faut leur parler. Néanmoins, il faudrait aussi bien s’intéresser aux Sans partis [7]. Une forte corrélation entre le taux de votes valables par commune et le taux d’emploi a été constatée par Philippe Ledent, économiste en chef d’ING. Elle fait penser à la vision en tunnel théorisée par Sendhil Mullainathan, économiste à Harvard et Eldar Shafir, psychologue de Princeton [8]. Selon eux, la rareté, qu’elle soit de l’argent ou du temps, capture l’esprit. Il se concentre alors sur le court terme, l’urgent, mais est moins tournés vers l’avenir. Cette rareté biaise la décision et induit des mauvais choix. Évoquée en matière de pauvreté et de climat, cette théorie peut s’appliquer à la politique, dont le tempo est lent et les horizons lointains. Tant pour les démunis que les nantis « overbusy ».
Et maintenant? Il est peu probable que le PS et la N-VA abandonnent leurs exclusives. Il reste alors quatre grandes options fédérales. Plusieurs pays ont connu un gouvernement minoritaire. Ce fut le cas en Belgique durant 6 mois. C’est possible, mais guère efficace. Une coalition d’union nationale ? Elle serait XL avec 7 à 8 partis et sans majorité au Nord. Elle pourrait rassembler sur des priorités délaissées par la Kamikaze qui répondent à ce qui vit dans les 3 Régions : climat, justice, pensions, santé… Lancée très tôt, cette idée a sans surprise été flinguée par les deux premières forces nordistes. L’une est néo-libérale, l’autre néo-étatique. L’une a perdu et les idées de l’autre sont infréquentables. Leur autorité est relative. En 2014, après 541 jours, la fébrilité des marchés financiers a catalysé la formation d’une coalition. Un phénomène similaire pourrait débloquer la situation : une procédure en déficit excessif de l’Europe ou un Brexit dur, encore plus plausible après la déconfiture de Theresa May. Un troisième scénario est un nouveau scrutin. A court terme, ce serait la roulette russe. Il risquerait de polariser encore davantage l’échiquier, rendant l’issue encore plus inextricable. Il pourrait fonctionner si les enjeux sont bien explicités. Vu la faiblesse des leaderships, c’est fort incertain. Reste le retour du plan B, la Belgique miniature. De Wever dit qu’il y a deux démocraties. Il n’a pas tort sans avoir raison. Il y a quatre espaces d’élection : Flandre, Bruxelles, Wallonie et Communauté germanophone. En revanche, il n’y a qu’en Flandre que la droite et l’extrême droite dominent. La bonne surprise du 26 mai, c’est l’échec de la N-VA et du Belang à Bruxelles. A Bruxelles, c’est Groen qui unit les partis flamands. Ce scénario supposerait que les droits des Bruxellois flamands soient bétonnés, que Cocom et Région bruxelloise fusionnent et qu’un enseignement trilingue (anglais, français, néerlandais) y voit le jour. Il paraît très complexe. L’Europe a accueilli fraichement les velléités d’indépendance catalane. La répartition de la dette fédérale serait tout sauf une promenade de santé. La viabilité économique de ce nouvel ensemble n’est pas acquise à court terme. Accessoirement, notre pays est un confetti dans un monde globalisé. Qu’y feront deux demi-confettis ? Plus fondamentalement, pour qui reconnaît l’universalité des Humains et connait un peu la vitalité culturelle d’une autre Flandre, qui met le coeur au-dessus de la dureté, ce serait une déroute.
La Kamikaze de 2014 et le débranchage de 2017 ont laissé des traces. Deux présidents de partis francophones sont partis à l’Europe. Un troisième pourrait suivre. C’est leur liberté. En même temps, vu la marée brune, cela laisse le sentiment que des officiers quittent le navire. Il est grand temps que ces Présidents se reparlent, car l’heure est grave. La Vrt a tenté d’organiser un débat entre eux. Cela a donné l’image un brin surréaliste d’un journaliste flamand hipster tentant vainement de les interpeller. S’ils sont vraiment attachés à la Belgique, ces Présidents gagneraient à s’adresser directement aux Flamands et dans leur langue. Ecouter et parler, c’est la base du respect. Echanger est encore ce qui se fait de mieux pour vivre les identités comme les conflits. Les Présidents francophones devraient aussi aller davantage vers les sans partis, ultra majoritaires et grands ignorés.
La rupture du cordon sanitaire est débattue en Flandre. Bart Maddens est pour. Luk Van Biesen, Député Open Vld, la prône également. En 2016, ce gentleman a tenu des propos racistes à l’encontre de la Députée Meryame Kitir. Saluons Karel De Gucht qui a une totale autre vue [9].
Secrétaire d’Etat N-VA, Zuhal Demir appelle aussi à prendre langue avec le Belang et défend des allocations de chômage limités dans le temps. En 2015, cette belle âme amatrice de shooting léger affirmait que si les chômeurs voient qu’ils n’arrivent plus à payer leurs factures, ils feront plus d’efforts.
Pour leur répliquer, un irréductible baroudeur et un pasteur déporté. Le premier est Louis Tobback. « Les racistes d’aujourd’hui sont parfumés et portent un costume sur mesure, mais cela reste des racistes » [10]. Et leurs idées sur les étrangers restent puantes. Le second est Martin Niemöller. « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »
Enfin, à l’adresse de la génération internet, un souhait simple et volontaire. Moins de biens numériques, plus de liens humains. Et portez-vous au mieux !
[1] Titre librement inspiré par Leo Ferré, 1967
[2] De Standaard
[3] Le Vif 23.11.2018
[4] VRTnws 6.5.2019
[5] Eels, Novocaine for the soul, 1996
[6] Alain Souchon, On s’aime pas, 1980
[7] La Vrt l’a fait.
[8] Le Monde 29.10.2013
[9] HLN 1.6.2019
[10] Knack 29.5.2019
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