« Il n’y a pas de plan B » : le Brexit signifie-t-il la fin du pêcheur belge ?
« Je n’en dors pas », raconte le pêcheur et armateur Geert De Groote à Zeebruges. Il n’est pas le seul. Avec l’approche du Brexit, les pêcheurs belges vivent des temps difficiles.
Ces vingt dernières années, la flotte belge de pêcheur s’est réduite de moitié. Suite à l’ajout de navires plus grands et plus efficaces, mais aussi parce que le secteur ne se révélait pas aussi rentable pour tout le monde. Tant le gouvernement flamand que l’Union européenne ont plusieurs fois injecté des primes de démolition pour réduire le nombre de navires à un ensemble rentable.
Pour De Groote, la période est tendue. Durant la crise du coronavirus, les prix du poisson se sont effondrés. Ce n’est que lorsque la ministre flamande Hilde Crevits (CD&V) et l’Union européenne ont distribué des primes d’immobilisation, que l’offre de poisson a baissé, et que les prix se sont stabilisés. De Groote a continué à travailler. « L’air marin est le meilleur vaccin », dit-il avec un clin d’oeil.
Tout comme son père et son grand-père avant lui, il pêche dans la mer d’Irlande et le canal de Bristol. Son équipage et lui restent partis parfois trois mois, ils accostent dans des villes côtières telles que Liverpool, Swansea ou Milford. « Nous y mettons plus pied à terre qu’ici à Zeebruges. » Pourtant, son existence de pêcheur, une tradition familiale, est menacée par l’imminence du Brexit.
Responsabilité
Les pêcheurs britanniques en ont assez de la concurrence avec leurs collègues européens. Lors du référendum de sortie de 2016, plus de 90% d’entre eux ont choisi de quitter l’Union européenne. « Le Brexit crée une opportunité en or pour insuffler une nouvelle vie à l’industrie de la pêche anglaise », lit-on sur le site du groupe militant Fishing for Leave. Le thème agite également le monde politique. Le pro-brexiteer Nigel Farage a descendu la Tamise en petit bateau de pêche, et le dernier jour de campagne, le Premier ministre Boris Johnson a visité un marché de poissons à Londres. « Take back control! »
Depuis le développement de la politique de pêche européenne commune dans les années septante et quatre-vingt, la pêche dans toutes les eaux des États membres est gérée par l’Union. Ce n’est que dans la zone des douze milles au large des côtes que les pays peuvent conclure des accords mutuels sur la gestion de la pêche, par exemple pour protéger les pêcheurs locaux. Chaque année, les ministres compétents des États membres déterminent la quantité totale de poisson qui peut être pêchée l’année suivante. Ils le font sur base d’un avis scientifique d’entre autres le Conseil international pour l’exploration de la mer. Ensuite, c’est une clé de répartition fixe qui régule à quelle quantité de cette pêche totale chaque état membre a droit.
Cette façon de travailler énerve les pêcheurs et les politiciens de l’autre côté de la Manche. En 2018, le gouvernement britannique a constaté qu’entre 2012 et 2016 les pêcheurs européens pêchaient en moyenne 760 000 tonnes de poisson. Durant la même période, les pêcheurs britanniques ont dû se contenter de 90 000 tonnes. Ce n’est pas dû uniquement à l’Union européenne : ces dernières décennies, les autorités britanniques ont souvent vendu leur droit de pêche à des sociétés d’armateurs. « Je comprends la frustration des pêcheurs britanniques au sujet des règles européennes, mais le gouvernement britannique est également responsable », explique Emiel Brouckaert, directeur de la Centrale des armateurs qui représente les pêcheurs flamands.
Une crise au carré
Le 1er janvier 2021, cette procédure ne sera plus d’application. Lorsque la période de transition pour le Brexit prendra fin à minuit pile, les règles de pêche européennes ne s’appliqueront plus au Royaume-Uni. Le gouvernement britannique peut invoquer la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982. Celle-ci des concède des droits spéciaux aux signataires dans la zone économique exclusive, la partie de 200 milles marins (370 kilomètres) qui va de la côte aux eaux internationales.
Dès l’année prochaine, la gestion des richesses de la mer au sein de cette zone -qui inclut le poisson – relèvera de la compétence du Royaume-Uni. Selon leurs dires, les Britanniques ne comptent pas garder ces trésors pour eux, mais ils souhaitent déterminer eux-mêmes la quantité que peuvent pêcher les pêcheurs étrangers. « Nous redevenons un état côtier souverain », soulignait Johnson récemment au parlement britannique.
Pour les pêcheurs belges, cela fait une différence énorme: ils retirent plus de 50% de leur pêche et de leur chiffre d’affaires des eaux britanniques, particulièrement poissonneuses. EN Belgique, 2.300 emplois à temps plein dépendent de la pêche autour du Royaume-Uni. « Si plus de la moitié de l’arrivage est menacé, il y a un gros risque que tout le secteur s’effondre », déclare la ministre flamande de la Pêche Hilde Crevits (CD&V). Tom Premereur, président des Enchères de poisson flamandes, n’est guère optimiste. « Le corona plus un Brexit dur, ce n’est pas une double crise, mais une crise au carré ».
La côte belge n’offre pas d’alternative aux eaux britanniques. Notre pays possède un tout petit littoral de seulement 67 kilomètres et les eaux belges sont limitées à un modeste 2017 kilomètres carrés. Avec les parcs d’éoliennes, les câblage, les zones protégées, les domaines militaires, et le transport de fret, il reste peu de place pour jeter ses filets au large de la côte. En outre, les Néerlandais ont le droit de pêcher sur les trois milles à partir de la côte belge.
Folklore
Malgré le rôle économique limité du secteur de pêche, le thème s’est transformé en pomme de discorde symbolique des négociations du Brexit. Ce n’est pas étonnant, estime Premereur. « La pêche est un secteur primaire et une activité folklorique. En outre, la pêche nourrit l’imagination : qui voudrait d’un lapin domestique dans son assiette alors qu’il peut avoir un lièvre sauvage ? ». À cela s’ajoutent des raisons électorales. Tant dans l’Union européenne qu’au Royaume-Uni, certaines communautés dépendent totalement de la pêche. Johnson peut difficilement revenir sur ses promesses, surtout à l’égard des pêcheurs écossais, où les derniers sondages donnent une majorité au parti séparatiste Scottish Nationalist Party.
Cette semaine, débute le neuvième et dernier round négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Bruxelles veut garder l’accès aux eaux britanniques. « Pour nous, il n’y a pas de plan B. Le statu quo est primordial », déclare Brouckaert. Johnson et co veulent fortement réduire l’accès européen. On entend toutefois dans les cercles européens que les deux parties seraient prêtes à mettre de l’eau dans leur vin. Le Royaume-Uni propose une instauration en plusieurs phases de sa proposition, l’Union européenne souhaite s’écarter légèrement du statu quo.
Bien que ces concessions prudentes ne résolvent pas le problème de fond, les deux parties ont tout intérêt à un compromis. Du côté européen, il vaut mieux avoir un peu d’accès que pas d’accès. Du côté britannique, les pêcheurs doivent surtout réussir à vendre leurs produits. Les Britanniques mangent moins de poisson que la moyenne européenne, plus de deux tiers de la pêche britannique se retrouve dans les assiettes européennes. Sans accord, les pêcheurs et commerçants britanniques devront payer des tarifs à l’importation européens, ce qui compliquera la concurrence avec leurs collègues européens. Accord ou pas : les pêcheurs belges sentiront l’impact. Aussi la Flandre se prépare-t-elle à un Brexit sans accord. « Nous ne pouvons pas perdre ce petit secteur dynamique, et nous ferons tout pour le soutenir », déclare Crevits.
Une charte séculaire
Dans le pire des cas, la Belgique peut tenter d’invoquer une charte de 1066 accordée par le roi Charles II d’Angleterre à la ville de Bruges. Souhaitant remercier la ville de l’avoir accueilli pendant ses trois ans d’exil, le roi anglais édicte un « Privilegie der Visscherie » où il accorde à 50 bateaux de pêche brugeois le privilège éternel de pêcher dans les eaux anglaises et écossaises.
Le gouvernement flamand a demandé à un juriste d’examiner la charte et a fait parvenir une première analyse au négociateur principal européen Michel Barnier. « Nous tenterons d’introduire le Privilège s’il s’avère que l’accès aux eaux britanniques est gravement menacé », déclare Crevits.
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