Guy Martin
Il n’y a pas d’alternative ? Lettre à mon arrière-grand-père socialiste
Mon Cher arrière-grand-père Joseph, à 8 ans, tes parents te mettaient au charbonnage du « Bois des Moines » à Flémalle. L’école n’était pas obligatoire à l’époque.
Pour que tes frères et soeurs puissent manger, il fallait que chaque membre de la famille qui en était capable travaille.
Tu as grandi dans la mine. Le visage noir de houille. Douze heures par jour. Tu y entrais que le soleil n’était pas encore levé. Tu en sortais qu’il était déjà couché. Tu as vu, tout jeune, des hommes mourir d’un coup de grisou. Tu as vu certains de tes petits camarades perdre leur père. Tu as vu des épouses pleurer. Dignement. En silence, lorsque Monsieur le curé faisait l’absoute, parce que la famille n’avait pas assez d’argent pour payer une messe. Tu as connu la faim. Tu as perdu très jeune ton papa, certains de tes frères et certaines de tes soeurs.
La mine avalait tout.
Tu as vu aussi ces beaux Messieurs, bien habillés, propriétaires de la mine de la concession « l’Arbre Saint-Michel » une très vieille concession accordée à la famille Geradon un bon demi-siècle avant que tu ne naisses et dans laquelle le père de ton père avait travaillé. Ces Messieurs bien habillés venaient rarement au charbonnage. Et ne saluaient que le directeur.
Tu voyais tes semblables mourir au travail. Et Monsieur le curé t’expliquait que c’était ainsi la vie. Qu’il fallait l’accepter. Et qu’il fallait être reconnaissant à ces Messieurs bien habillés propriétaires de la mine qui te procuraient du travail pour que tu puisses manger.
Très vite, avec ta tête et dans ton ventre tu as eu un sentiment d’injustice sociale.
Et petit à petit tu as pensé que ces Messieurs bien habillés se nourrissaient de la sueur des morts. De tes morts….
Et que tu n’avais pas à leur être reconnaissant. Que c’était eux qui devaient te remercier du travail produit pour leur permettre de s’enrichir. Très vite, tu as eu un sentiment confus de ce qu’était l’exploitation.
Tu as alors voulu apprendre.
Tu as appris à lire. Quasiment tout seul. Et à calculer aussi. Tu as beaucoup lu. Beaucoup réfléchi. Tu as lu ton journal chaque jour et jusqu’au jour de ta mort à plus de nonante années passées… J’ai toujours près de moi tes lorgnons. Ceux que tu portais lors de ta dernière lecture.
Tu étais convaincu que l’instruction est un outil puissant d’émancipation.
Quand tu as rencontré Céline, mon arrière-grand-mère, tu avais un caractère bien trempé.
Tu as fait des enfants. Onze. Tu as travaillé pour les nourrir. Mais, tu as aussi aidé d’autres à prendre conscience de leur exploitation.
Tu as pris tes distances avec l’Eglise que tu trouvais l’alliée des personnes riches qui se nourrissaient du travail de tes semblables.
Plus tu as lu et réfléchi, plus tu t’es dit que l’Eglise contribuait à faire accepter l’exploitation. Et plus tu es devenu anticlérical.
Plus tu as lu et plus tu as réfléchi et plus tu t’es dit qu’il fallait lutter contre l’iniquité. Plus tu as lu et plus tu as réfléchi et plus tu t’es dit qu’il fallait être solidaire dans cette lutte.
Tu as été, dans ta commune à Flémalle, un des premiers militants du Parti Ouvrier Belge créé en 1885.
C’en était trop !
Les patrons des mines de la région ont décidé de ne plus te donner du travail. Tu n’as pas compris tout de suite. Tu ne savais pas qu’il existait une Internationale des patrons bien avant l’Internationale des travailleurs.
Tu as usé ta casquette en allant te présenter dans tous les charbonnages de la région pour retrouver du travail. Sans succès. Et dans ta commune le curé te montrait du doigt : tu étais le diable ! Il ne fallait plus te fréquenter.
Heureusement, au début tu as eu des camarades qui t’ont apporté des oeufs, du pain, un morceau de cochon, des pommes de terre, une poule…Ta femme et ton aînée (ma grand-mère) sont devenues repasseuses à la pièce pour quelques sous. Et beaucoup de personnes leur ont procuré du travail. Elles repassaient avec de lourds fers en fonte. J’ai donné un de ces fers à chacune de mes filles. Tu as élevé un cochon, quelque poules, des lapins. Tu as cultivé tes légumes… et tu t’es occupé de « la Maison du Peuple » de Flémalle. Tu t’es battu pour la loi sur l’obligation scolaire du 19 mai 1914.
Enfin, tous les enfants devraient aller à l’école pour apprendre à lire et à écrire !
Puis, est venu le temps de la création de la coopérative. C’était la coopérative du Parti. Les travailleurs avaient décidé de ne plus acheter dans le magasin des patrons de la mine. Ils se sont regroupés pour créer une coopérative et acheter en gros. Tu t’es occupé de la coopérative et tu as retrouvé ainsi un emploi. Tu as eu enfin une rémunération. Ayant appris à vivre avec presque rien, tu as mis de côté un petit peu d’argent. Ta femme Céline te demandait ce que tu allais en faire. Tu lui répondais : tu verras !
Et tu l’as investi dans ta descendance.
Ta dernière fille, la cadette, Jeanne (la soeur de ma grand-mère qui fut ma marraine) a, grâce à cet argent, fait des études d’institutrice. C’était ta fierté ! Elle te le rendait bien. Quelle connivence vous aviez. Jusqu’au dernier de tes jours, passé nonante ans, tu t’es occupé des registres de la coopérative dont on t’avait confié la tenue, à toi « li vi Bawin. » Et elle vérifiait avec toi que tout était bien en ordre.
Le temps a défilé. Le POB est devenu le Parti Socialiste. Et tu en es resté tout naturellement membre. Ta cadette est devenue directrice d’école à Amay.
Tu vivais encore quand je suis né. Nous nous sommes rencontrés, mais je ne m’en souviens plus.
Je veux que tu saches – c’est pour cela que je t’écris – que ta lutte n’a pas été inutile. Tu as eu une petite-fille qui est devenue par la suite inspectrice de l’enseignement. Un arrière-petit-fils, moi en l’occurrence, directeur général. Une arrière arrière-petite-fille qui se bat pour faire du livre une arme pour le citoyen. Et je crois, arrière-grand-père, que nous avons tous continué à lutter contre l’iniquité.
Quant à ton parti, c’est une autre histoire. Avec le temps, ses dirigeants ont peut être oublié d’où le parti venait et pourquoi il luttait. Que de renoncements !
Il est aujourd’hui devenu souvent le complice de l’exploitation que tu as, avec tous tes camarades, combattue. Il a abandonné les coopératives. La « maison du peuple » est devenue la maison du Parti. Il a abandonné ton journal., les « Pharmacies du Peuple » il a contribué à faire basculer les chômeurs de longue durée vers le CPAS et bien d’autres choses encore… Et il se prépare à abandonner l’école publique obligatoire en transférant la responsabilité d’une partie de l’école publique du Gouvernement à un Conseil d’administration. Tout se passe comme si, il était devenu incapable de penser autrement que les « patrons ». Tout se passe comme si, il était convaincu qu’il n’y a pas d’alternative.
Oui, arrière-grand-père, je crois que le Parti socialiste n’est plus socialiste.
Si tu étais encore là qu’en dirais-tu ?…
Probablement, qu’il faut le quitter !
Je l’ai quitté en ’99, tout en continuant à voter pour des amis socialistes. Je l’ai quitté quand il s’est choisi un Président qui avait voulu transformer l’école publique en personne morale de droit privé.
Mais j’espérais me réaffilier après le départ de ce Président et avant mon grand départ pour te rejoindre. J’ai compris maintenant que malgré la fin prochaine de mandat de l’actuel Président, rien ne va changer pour ce parti…
Et pourtant, arrière-grand-père Joseph, une vraie majorité électorale à gauche existe en terrre wallonne. Le Parti Socialiste ne saura-t-il pas saisir cette opportunité en développant une alternative socialiste en collaboration avec de vrais partis de gauche ? Il retrouverait alors ses valeurs parce qu’il est légitime de se révolter contre l’iniquité.
Mais pour l’instant ce n’est plus le cas. Je voterai donc pour un vrai parti de gauche, tu peux être rassuré.
Guy Martin, arrière-petit-fils d’un mineur militant du Parti Ouvrier Belge
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