« Il faut maintenir le latin et le grec à l’école »
Professeure à l’université de Liège, spécialiste des dieux grecs et des polythéismes antiques, Vinciane Pirenne a été reçue avec honneurs et ferveur le 7 décembre dernier au prestigieux Collège de France. Elle défend entre autres un français rigoureux et riche. Et le maintien du grec et du latin à l’école.
Historienne de formation, helléniste par extension, ancienne directrice de recherche au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS), Vinciane Pirenne, Verviétoise, occupe désormais au sein du Collège de France la chaire » Religion, histoire et société dans le monde grec antique « . Elle marche ainsi dans les pas, entre autres, de l’égyptologue Champollion, de l’anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss, de l’historien Jean-Pierre Vernant ainsi que du paléontologue et paléoanthropologue Yves Coppens. Du grand et beau monde.
Faut-il aujourd’hui mieux soutenir l’enseignement du grec et du latin ?
L’enseignement de la langue grecque, tant en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’en France, a presque disparu. La situation du latin est un peu moins dramatique, tout en n’étant pas vraiment réjouissante. Dans certains milieux qui réfléchissent sur la formation des jeunes, on a tendance à souligner et à déplorer le caractère prétendument élitiste d’un tel apprentissage. Or, face au latin, de quelque milieu ou origine qu’ils soient, tous les élèves sont vraiment à égalité. Il faudra évidemment des années d’étude pour tirer tous les fruits d’un tel apprentissage ; c’est une forme d’ascèse, mais n’est-ce pas aussi le cas des mathématiques, qu’il ne viendrait pourtant à l’esprit de personne de remettre en cause, de mettre en concurrence avec des cours plus attractifs, voire de supprimer ?
Que peuvent apporter les langues anciennes dans notre monde contemporain ?
Elles ont longtemps fait partie du bagage intellectuel et culturel de » l’honnête homme « , dans le cadre d’un enseignement généraliste qui reste plus que jamais nécessaire. Une société a besoin d’une école qui offre une ouverture sur le présent et le passé, sur le local et le général, et le monde ancien a sa place dans cet ensemble. En outre, quand on se retrouve en présence d’un texte grec ou latin, sa compréhension nécessite des opérations mentales extrêmement diversifiées et productives dans le sens où ce processus de réflexion peut être transposé à de nombreux cas de la vie professionnelle ultérieure, quelle qu’elle soit. Si vous faites abstraction des contenus de l’une ou l’autre démarche, une version latine ou grecque en appelle aux mêmes processus mentaux qu’un diagnostic médical ou de n’importe quelle » situation-problème » comme on dit aujourd’hui. Enfin, il est possible de faire de l’apprentissage des langues anciennes une vraie fête de l’esprit, pour des élèves de toutes origines et de tous milieux.
Face au latin, tous les élèves sont vraiment à égalité
Quel avenir pour la langue française ? Si l’on considère la mobilisation autour du concept d’écriture inclusive, faut-il envisager l’instauration d’un genre neutre ?
Il ne faut jamais oublier que la langue française a beaucoup évolué au fil de son histoire. La langue ressemble à un organisme vivant. Vouloir la figer dans une forme déterminée et définitive est presque contre-nature. Mais accepter qu’elle évolue ne signifie pas que l’on accepte de la voir maltraitée par négligence et s’appauvrir par indolence. Je reste absolument attachée à l’emploi d’une langue rigoureuse et riche d’un vocabulaire précis car la langue structure le mental, offrant une ouverture et une représentation du monde, dont elle constitue un élément de compréhension. Mais il faudra peut-être, comme ce le fut pour l’allemand, le grec moderne ou l’italien, accepter une réforme de notre langue française. L’écriture inclusive ? L’affirmation selon laquelle » le masculin l’emporte toujours » est devenue une absurdité sociétale mais reste un compromis grammatical qu’il faut négocier en cherchant des alternatives quand elles existent ou quand on peut les forger à moindre frais. Je résiste néanmoins à des solutions du type » ami.e.s » dans le discours écrit.
Les réseaux sociaux nous brouillent-ils avec la langue ?
Je suis très partagée sur ce constat car ils sont aussi des lieux privilégiés de l’expression écrite. Mais il est clair que l’immédiateté d’un discours écrit très bref et volontairement percutant donne souvent des résultats qui font disparaître la saveur particulière de la langue riche et maîtrisée… De ce point de vue, l’école reste encore et toujours le lieu privilégié pour découvrir la joie du maniement pertinent de ce formidable outil. Mais la tâche n’est pas facile et il faut prendre acte du fait que, aujourd’hui comme hier, il y a différentes modalités de la » langue française » en fonction des multiples cadres où elle se déploie. L’enjeu de cette flexibilité est que tout le monde soit à même de maîtriser tous les niveaux de langue. Et c’est là que l’école a évidemment un grand rôle à jouer.
En quoi consiste l’apport de l’étude du polythéisme dans notre monde actuel ?
Honorer une multitude de dieux et de héros crée une sorte de langage particulier qui parle du monde et des hommes qui l’habitent. Ce langage peut passer par des récits que nous appelons des » mythes » ou par des actes rituels, comme des sacrifices. Décoder ce langage est passionnant car il nous en apprend beaucoup sur les groupes qui y recourent et sur nous aujourd’hui. Evoquons les » racines gréco-latines » de l’Europe auxquelles des débats contemporains font volontiers référence : il suffit d’entrer dans un musée pour voir surgir des statues héritées de l’Antiquité et représentant des dieux dont parlent encore abondamment les dictionnaires de mythologie. Le visiteur ou le lecteur a donc un sentiment de familiarité avec cet » héritage « . Mais l’héritage n’est pas direct : deux millénaires de christianisme ont profondément changé la manière d’appréhender ces figures divines, devenues de simples curiosités érudites et des objets d’art. Or, les statues qui peuplent nos musées étaient des objets religieux, elles s’inscrivaient dans des sanctuaires et faisaient partie de ce » langage polythéiste « . Un second point à souligner pour nuancer la vision des » racines » tient à la manière dont une culture polythéiste aborde les dieux » des autres « . Quand vous avez beaucoup de dieux, ceux du voisin sont une source potentielle d’enrichissement, non de conflit. Dans une culture qui considère que Dieu (avec majuscule !) est unique et véridique, comme dans le cadre des religions du Livre que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, le point de vue change et, du moins dans le cas des deux dernières qui favorisent la conversion, impose de faire triompher » la vérité » sur » l’erreur « . Le polythéisme ne connaît ni de » vérité « , ni même d' » identité » qui seraient religieuses. Cette leçon-là mérite d’être méditée.
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