Ibrahim Maalouf: « L’improvisation est un art de vivre » (entretien)
Musicien césarisé de renommée internationale, Ibrahim Maalouf a troqué la trompette pour la plume le temps d’écrire sa Petite philosophie de l’improvisation, plaidoyer pour la libre création et l’émancipation.
A quelques jours près, on l’aurait loupé. Affairé par les répétitions de son prochain album, la préparation logistique et un voyage professionnel imminent à New York, Ibrahim Maalouf se doit de rationaliser son temps de cerveau disponible. Autant dire que la réputation de stakhanoviste de l’art qui lui colle à la peau ne relève pas de la légende.
C’est dans son studio d’Ivry-sur-Seine, commune de banlieue qui tourne le dos à la Ville Lumière mais tend la main à de nombreuses populations venues d’ailleurs, que nous reçoit le célèbre trompettiste et compositeur, notamment de musiques de film – dont celle de Dans les forêts de Sibérie, qui lui a valu un César en 2017. Les métissages, la richesse découlant de la mixité des influences, ce Franco-Libanais les apprécie tout particulièrement, lui qui puise son inspiration tant aux sources du jazz que de la musique orientale, enseignée par son père alors qu’il était enfant. Sa mère est pianiste, et un de ses oncles n’est autre que l’écrivain Amin Maalouf (Les Identités meurtrières, Le Rocher de Tanios… ).
En cet après-midi maussade, Ibrahim Maalouf, enjoué et décontracté, a ménagé deux bonnes heures dans son planning pour faire le tour des idéaux qui l’animent, mais aussi des phénomènes sociaux actuels qui le travaillent: la banalisation du discours réactionnaire, le cynisme des politiques, l’affaissement du niveau du débat public ; autant de maux qui ont pour l’artiste, né dans un pays déchiré par les conflits identitaires, un air de déjà-vu. Le salut viendrait-il de l’improvisation? C’est la voie qu’il suggère dans son premier livre, Petite philosophie de l’improvisation (1).
Bio express
- 1980: Naît à Beyrouth, le 5 novembre, pendant la guerre civile. Par la suite, sa famille fuit le Liban pour s’installer en France.
- 1999: Entre au conservatoire de Paris.
- 2007: Sort son premier album, Diasporas.
- 2013: Est élu artiste jazz de l’année aux Victoires du jazz.
- 2017: Obtient le César de la meilleure musique de film pour Dans les forêts de Sibérie et une Victoire de la musique, catégorie « meilleur concert ».
- 2021: Le 14 juillet, clôture le concert de la fête nationale en réinterprétant La Marseillaise, accompagné par l’Orchestre national de France.
Qu’est-ce qui vous a décidé à prendre la plume?
L’ élément déclencheur de ma démarche est mon expérience d’enseignant. Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à enseigner au pôle supérieur du conservatoire de Paris, où j’ai créé ex nihilo un cours d’improvisation destiné à des élèves de musique classique – et non pas de jazz, je le souligne. Pour transmettre le goût et la valeur de l’improvisation à ces étudiants, à qui on en avait jusque-là peu parlé dans leur cursus, je m’appuyais sur des métaphores, des allégories, ou des exemples banals de la vie quotidienne. Parallèlement, je prenais des notes. Au bout de quelques années, je me suis retrouvé en possession d’un volume à peu près équivalent à un bouquin. Un jour, j’ai rencontré l’éditrice Jeanne Pham Tran, qui m’a demandé si je n’étais pas intéressé par l’idée de publier un livre. Je lui ai envoyé mes écrits, que nous avons retravaillés et peaufinés ensemble.
Aujourd’hui, on assiste à une injonction à ne pas se tromper, à avoir instantanément des réponses à tous les problèmes.
A le lire, on a l’impression que cet ouvrage est totalement en accord avec la période actuelle, tant l’improvisation y résonne fortement.
A vrai dire, l’idée est plus ancienne. Mais soyons honnête: j’ai ressenti, d’une certaine manière, que la période que nous traversons était propice à la publication parce qu’il y a des choses qui me dérangent, me font réfléchir, me révoltent même. Quand j’en ai lu la version finale, quelques semaines avant sa sortie, je me suis dit que les idées que j’y développe peuvent présenter un intérêt en ces temps troublés. Au pire, si elles ne servent à rien, j’aurai au moins la conscience sereine d’avoir partagé mon témoignage. J’estime que l’improvisation peut vraiment apporter énormément de choses, non seulement dans le domaine musical, mais aussi, et surtout, dans la vie quotidienne, face à ses aléas et ses vicissitudes. Certes, j’aurais pu attendre ou repousser la date de publication. Il y a toujours mille raisons de le faire. Mais j’avais comme une sorte d’obligation morale de le publier maintenant. Du moins, c’est ainsi que j’ai vécu la chose.
Dans quelle mesure l’improvisation peut être utile dans le contexte actuel?
D’abord, et avant tout, l’impro permet le droit à l’erreur. Aujourd’hui, on assiste à une injonction à ne pas se tromper, à avoir instantanément des réponses à tous les problèmes. On implore des réponses providentielles d’une femme ou d’un homme providentiel qui pourrait tout résoudre. L’histoire, c’est aussi savoir chercher et se chercher. En ce sens, je dirais que l’improvisation est l’art d’apprendre à chercher, d’apprendre à se tromper. Elle est aussi une manière d’essayer et se dire: « On verra bien. » C’est une belle leçon et philosophie de vie, particulièrement à cette époque où l’impatience domine. Prenons un exemple concret: les gens ne se posent plus la question de savoir combien de temps peut prendre la mise en oeuvre d’un vaccin. Les critiques fusent dès qu’on en parle, alors qu’on vient de réaliser un record historique. Autre exemple: le savoir-vivre ensemble n’a désormais plus aucune importance pour beaucoup de gens. Certains le balaient d’un revers de la main alors que notre histoire est riche, bâtie sur l’apport de populations venues d’ailleurs. Je vois surtout de l’ignorance de notre passé dans cette attitude. Ces principes élémentaires sont désormais brutalement piétinés.
Comment l’expliquez vous?
Il y a cinq ou six ans, je me suis intéressé à l’ambiance sociale et politique qui régnait durant les années 1920 et 1930: j’ai été frappé par les similitudes entre cette époque et la nôtre. Je me suis longtemps interrogé: ces analogies sont-elles pertinentes ou n’ont-elles pas lieu d’être? En réalité, il y a énormément de choses similaires: la stigmatisation, la xénophobie, les discours haineux. Désormais, la xénophobie est en passe de devenir une opinion comme une autre. J’entends parfois dire qu’elle n’est pas si grave que ça, que c’est un choix, presque un droit, que c’est juste le fait de ne pas vouloir vivre avec des personnes qu’on considère différentes. Je fais cette digression car je considère que l’improvisation peut être une piste de solution. Par exemple, en musique, quand on joue en groupe, très vite la question se pose: on est en train de jouer ensemble, sachant qu’on ne joue pas forcément la même mélodie, ni la même harmonie, donc, comment fait-on pour être sur la même longueur d’onde? Deux options se présentent: soit je fais comme si mon camarade n’existait pas, soit j’essaie de créer quelque chose avec lui et on découvre ainsi notre capacité à nous associer, à trouver des points communs, des pulsations communes, des dénominateurs communs. Choisir la seconde option peut beaucoup aider.
Votre conception de l’improvisation étonne par son élasticité: elle peut épouser tant des formes prosaïques, dans la vie quotidienne, que tragiques (votre père, immigré, qui a dû improviser pour survivre)…
Absolument. Je crois à la dimension universelle de l’improvisation. Si je milite pour sa valorisation, pour sa réintégration dans les conservatoires, ou même dans les écoles, c’est parce que j’estime que, dans chaque décision prise dans nos vies, dans chacune de ses étapes et dimensions – éducation, rapport à l’autre, travail, etc. -, on improvise.
La xénophobie est en passe de devenir une opinion comme une autre. J’entends parfois dire que c’est un choix, presque un droit.
Les valeurs de partage et d’ouverture que vous prônez étaient défendues jusqu’il y a peu par l’opinion publique. Aujourd’hui, il semble qu’elles ont du plomb dans l’aile. Y a-t-il une dimension subversive dans votre livre?
Je dirais plutôt une dimension dissidente. Je me sens dissident. Et ce, grâce à l’éducation qu’on m’a inculquée. Je ne peux concevoir que l’humanité soit autre chose qu’une main tendue vers celui qui en a besoin et un effort pour comprendre l’autre. L’ essence de l’humanité, c’est l’altérité. A vrai dire, on est tous capables de comprendre et de faire siens ces fondamentaux. Personne ne naît raciste, par exemple, et je suis convaincu que nos sentiments innés et ceux de l’enfance sont sains. Y rester fidèle jusqu’à l’âge adulte est désormais considéré par certains comme une vision naïve du monde. Au contraire, on estime qu’il faut être « pragmatique » et adopter une forme de « réalisme » face à la société. Personnellement, je pense qu’il faut inverser la perspective: la société « adulte » est cynique et, dès lors, chacun a le devoir de valoriser son humanité. Dans le livre, je raconte l’histoire de ce jeune garçon que j’ai eu dans ma classe quand j’enseignais au collège. Il était turbulent et violent mais, en quelques mois, il s’est adouci. Non pas parce que j’avais le remède pédagogique miracle, mais simplement parce que mon cours était le seul où il ne se faisait pas engueuler. Je l’ai laissé s’exprimer et il s’est ainsi vite rendu compte qu’il avait une voix, qu’il était capable, artistiquement, de faire passer des choses: rien que cela a révélé une part d’humanité chez lui, qui était jusque-là enfouie, refoulée, parce qu’il était rejeté. Je raconte cette histoire pour faire remarquer que la force de l’humanité est immuable ; je dis qu’on peut faire fausse route, mais ce n’est pas une fatalité. A l’heure actuelle, soutenir cela relève de la dissidence.
Pensez-vous que la société est résiliente face à la montée des discours réactionnaires que vous dénoncez?
Ma conviction est qu’il est très facile de corrompre, de mentir, de détruire. Un équilibre social prend des siècles à se mettre en place. L’ altérer, le casser, est l’affaire de quelques années, voire de quelques mois. Les discours réactionnaires flattent le côté sombre que chaque humain porte en lui. Parce qu’après tout, nous sommes des êtres complexes. En politique, on a besoin d’un nombre considérable de voix pour être élu: il est donc beaucoup plus facile de convaincre les gens de faire quelque chose d’évident que de construire une oeuvre collective difficile.
A quoi faites-vous allusion précisément?
On nivelle tout par le bas, on flatte la partie la moins noble de l’être humain. Regardez les émissions de télévision, leurs clashs, les petites phrases, etc. Le spectacle est lamentable. On retrouve le même niveau de débat dans la sphère politique. Il m’arrive souvent de regarder, dans les archives, les émissions culturelles des années 1970 et 1980: la qualité était d’un autre niveau. Aujourd’hui, on nivelle par le bas, on choisit la facilité.
Pourtant, dans votre livre, vous portez un jugement sévère sur le passé. Vous présentez l’improvisation comme une philosophie du présent tournée vers le futur…
J’y suis plus nuancé. Je distingue deux choses, à vrai dire. D’un côté, le nivellement par le bas, qui est flatté en ce moment ; de l’autre, l’improvisation comme apprentissage à redéfinir les valeurs à adopter. Ce serait une erreur d’essayer de reproduire les mêmes émissions que celles d’il y a trente ou quarante ans. La vie a évolué. La révolution technologique et Internet ont fait effraction et ont fini par bousculer les codes. En revanche, reprendre les expériences du passé, cogiter dessus et se demander de quelle manière on peut en faire de meilleures me paraît la bonne voie à emprunter. Et l’impro apprend à conjuguer considérations actuelles et valeurs anciennes.
Dans le prolongement du parallèle que vous établissez avec les années 1920 et 1930, quel rôle devraient jouer les artistes et les intellectuels d’aujourd’hui?
Je persiste: je pense, en effet, qu’on se retrouve dans la même situation. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on demande énormément aux artistes de s’engager. Je dirais que cet engagement devrait surtout passer par l’enseignement, la transmission. Mes deux parents étant professeurs, je suis issu d’une famille qui la valorise. En réalité, on a tous des choses à transmettre. Quelqu’un qui ne prend pas le temps de transmettre, après tout ce qu’on lui a appris, ce qu’on lui a donné, c’est déplorable. La transmission est à mes yeux la forme par excellence de l’engagement. Pas forcément dans le sens d’engagement politique.
Par ailleurs, il est facile de s’engager pour des causes acquises. C’est devenu une mode. Si je vous dis qu’il ne faut pas tuer les animaux, que la pédophilie c’est mal, etc., il s’agit du genre d’engagement qui m’agace parce que ce sont des causes auxquelles on ne peut que souscrire. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut cesser de les soutenir. Mais ce n’est pas le genre d’engagement qui m’intéresse. L’ engagement qui m’intéresse est celui qui provoque des prises de conscience. Et cela passe par la transmission et l’enseignement.
Vous venez d’un pays, le Liban, qui a connu les ravages de la guerre civile. Que vous inspirent les discours qui spéculent sur une imminente « guerre civile » identitaire?
Les entendre est un exercice assez éprouvant. On parle souvent de terrorisme islamiste, qu’il faut bien évidemment prendre au sérieux et combattre, mais on oublie qu’il existe un vrai terrorisme idéologique de l’extrême droite. Je l’ai vécu personnellement et j’en garde un souvenir douloureux: un jour, j’ai publié un tweet où je faisais remarquer qu’il manquait un peu de « diversité ethnique » dans la composition de l’Orchestre philharmonique de Vienne. J’ai reçu immédiatement un déluge de menaces, dont une de mort, d’une extrême violence. Ce qu’on appelle communément la fachosphère, expression assez « sympathique » je trouve, je l’appelle personnellement du terrorisme. Ce sont des terroristes en ce sens qu’ils sèment la terreur, font délibérément peur aux gens, et visent à inquiéter et fragiliser la société. Ceux qui n’ont pas connu de véritables conflits identitaires ne se doutent pas que le chemin qui y mène est précisément celui que proposent ceux qui prétendent la dénoncer. En réalité, ils cherchent à la provoquer. Ce sont justement les représentants de cette mouvance d’extrême droite qui, s’ils arrivent au pouvoir, peuvent générer ce qu’ils prétendent dénoncer: un conflit identitaire réel dans la rue.
(1) Petite philosophie de l’improvisation, par Ibrahim Maalouf, Editions des Equateurs, 239 pages.
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